Iran : une époque révolue ?
Il serait vain de décrypter l’élection présidentielle de 2013 à la lumière de celle de 2009, surtout lorsque l’on s’est mépris sur le sens de cette dernière, et plus largement sur celui des deux mandats de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013).
Certes, il est clair que les résultats du scrutin de 2009 ont été le fruit d’une « ingénierie électorale », comme l’on dit en Iran, moins sans doute par bourrage des urnes que par « correction » informatique des chiffres de 2005 à l’avantage du Président sortant. Il est également su que le mouvement de protestation civique contre la fraude – « Où est mon vote ? », demandaient les manifestants – a été impitoyablement réprimé. Mais ces évidences ne doivent pas en dissimuler deux autres. Si Mahmoud Ahmadinejad n’avait sans doute pas gagné l’élection au premier tour, il ne l’avait pas pour autant perdue : on ne saura jamais le nombre de voix qu’il avait effectivement réunies sur son nom, mais nul ne peut dire que celui-ci était insignifiant. En outre, le Mouvement vert s’est délité en quelques mois et il ne représente plus une alternative politique au régime, dont il était d’ailleurs un produit dérivé (ses deux principaux leaders en étaient des barons).
De même, il était erroné de voir en Mahmoud Ahmadinejad un simple radical désireux de revivifier l’esprit révolutionnaire, le fondé de pouvoir des Gardiens de la Révolution, ou encore l’instrument du Guide de la Révolution, Ali Khamenei. Dans les faits, il s’est opposé, parfois violement, aux piliers de la République, à savoir le chef de la Justice, le clergé, le Parlement et jusqu’au Guide lui-même, et il n’a jamais été un Gardien de la Révolution, ni même un combattant sur le front, mais un étudiant prolongé, puis un agent du ministère de l’Intérieur (en 2005 et en 2009, Mohammad Bagher Ghalibaf et Mohsen Rezai furent des candidats qui avaient une autre légitimité historique auprès des Gardiens de la Révolution, et il est également révélateur que Mahmoud Ahmadinejad ne porte jamais, si l’on en croit les photographies disponibles, l’uniforme vert de ce corps ou la tenue camouflée de l’armée !). Enfin, la réputation de radicalisme de Mahmoud Ahmadinejad doit être tempérée. Ce dernier a repris nombre des thématiques de ses prédécesseurs, à commencer par celle de la « fertilisation », empruntée aux Reconstructeurs d’Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, dans l’administration duquel il avait d’ailleurs servi, notamment comme préfet d’Ardebil (1993-1997). Il a assumé la politique d’ajustement structurel qu’avait engagée Ali Akbar Hachemi Rafsandjani et poursuivie Mohammad Khatami, et il a même réussi là où ceux-ci avaient échoué en parvenant à supprimer l’essentiel des subventions aux produits de première nécessité – dont l’essence –, en augmentant les prix de l’électricité, du gaz et de l’eau, en disloquant la législation sociale protégeant les travailleurs, et en fermant l’Organisation du plan et du budget. En matière de mœurs, il a défendu des positions plutôt libérales à propos du voile, de l’accès des femmes au stade d’Azadi à Téhéran et de l’installation des antennes paraboliques, et il a nommé une femme ministre, ce que n’avait pas fait Mohammad Khatami.
On a aussi dit que le régime était à bout de souffle et que les sanctions occidentales conduiraient à sa chute. Mais force est de reconnaître que les candidats aux prochaines élections présidentielles se pressent au portillon et qu’ils ont été aussi nombreux aux législatives de 2011 que lors des scrutins précédents. Par ailleurs, le Printemps arabe – ce que la République islamique nomme l’ « éveil islamique » ! – a moins déstabilisé le régime que rappelé à l’opinion iranienne ce dont elle ne voulait pas : la résurgence des convulsions de la révolution ou, pis, le déclenchement d’une guerre civile comme en Libye, au Yémen et en Syrie. Et, de toute façon, les Iraniens font valoir qu’ils ont déjà connu « leur » printemps : selon leur sensibilité, en 1979, avec la révolution, ou en 1997, avec l’élection de Mohammad Khatami, ou encore en 1999 avec le mouvement étudiant et en 2009 avec le Mouvement vert.
Néanmoins, les fausses ruptures et les vraies continuités dont Mahmoud Ahmadinejad a été le porteur reflètent une recomposition autrement plus profonde et importante du système politique iranien. Elles attestent son indéniable flexibilité trente-quatre ans après la révolution de 1979, mais aussi un certain épuisement du fait du vieillissement de sa classe politique – encore que l’élection de Mahmoud Ahmadinejad, en 2005, ait montré sa capacité à s’ouvrir à une nouvelle génération – et de sa fermeture sur lui-même après le départ en exil de nombre de diplômés, la marginalisation du Mouvement national de libération, et la répression de la gauche et des Moudjahiddines du Peuple.
Le défi le plus sérieux auquel est confrontée la République islamique est l’autonomisation des canaux d’enrichissement au bénéfice de certaines de ses forces sociales, une autonomisation qu’a accélérée la libéralisation économique depuis vingt ans. Le phénomène est patent dans le domaine de l’immobilier, où l’inflation a créé une véritable bulle spéculative, et dans le commerce informel à partir des régions frontalières. Fort de ses ressources pétrolières dont il continue de tirer l’essentiel de ses revenus en dépit des difficultés de leur exploitation et de leur commercialisation à la suite des sanctions internationales, l’Etat n’est pas complètement absent de ces circuits d’accumulation, et il en profite même par l’intermédiaire du « quatrième secteur », à l’interface du privé, du public et du coopératif, mais il n’en a jamais eu la maîtrise exclusive, comme l’ont paradoxalement confirmé les procès retentissants et les scandales en matière de corruption et de détournement de fonds qui se sont succédé à intervalles réguliers. Or, il est probable que les fortunes, sans doute colossales, qui se sont constituées au fil des ans entendront de plus en plus influencer la vie politique par le biais du financement des campagnes électorales des hommes politiques, en soutenant ceux d’entre eux qui prônent une libéralisation économique réelle et veulent en finir avec le dirigisme, fût-il de droite et conservateur, voire, à terme, en présentant leurs propres candidats. L’appui qu’un hebdomadaire comme Mosallas (Le Triangle) apporte à des personnalités dites « indépendantes », généralement issues de la droite, telles que Mohammad Saidi Kiya et Hassan Rouhani – surnommé « Hachemi 2013 » – est révélateur de cette évolution.
Plus généralement, la société iranienne a continué de se transformer : toujours plus urbaine sans pour autant renoncer à ses origines régionales ; structurée en corps intermédiaires, de type professionnel ou évergétique ; parcourue par des mouvements sociaux dont la campagne pour un million de signatures contre les discriminations à l’égard des femmes a été l’illustration la plus impressionnante ; en osmose avec la diaspora établie en Amérique du Nord, en Europe, à Dubaï, en Turquie, dans le Caucase. De la sorte, elle a aussi gagné en autonomie par rapport à l’Etat, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elle soit entrée en dissidence ou en résistance contre le régime. C’est plutôt au sein de celui-ci, et par rapport à lui, qu’elle s’affirme : l’Etat est bien la condition nécessaire – mais pas suffisante – de son renforcement.
Le Guide de la Révolution, que l’on persiste à présenter comme le détenteur du pouvoir suprême, est en réalité mis en porte à faux par ces évolutions croisées. Son magistère, relayé par la chaîne de ses représentants cléricaux dans le pays, n’est plus guère directement audible que dans les campagnes, où les mollahs conservent une certaine aura. Il a peu de prise sur les classes moyennes des villes, qui forment l’ossature de la base sociale du régime, beaucoup plus que les déshérités dont celui-ci s’est réclamé et que Mahmoud Ahmadinejad prétendait servir, et pas plus sur les canaux d’accumulation économique, même si sa maisonnée est partie prenante de ceux-ci. Le Guide de la Révolution s’efforce désormais de contrebalancer le poids des Gardiens de la Révolution, qui lui sont soumis, en s’appuyant sur l’armée. Il doit composer avec le principe de la raison d’état (maslahat-e nezam), qu’applique en théorie le Conseil du discernement, et qui s’est dissocié du gouvernement du jurisconsulte (velayat-e faqih) dont il est lui-même l’incarnation – quitte à encourir le reproche d’avoir cumulé les deux fonctions au fil du temps, maintenant qu’il a régné plus longtemps que l’Imam Khomeyni et qu’Ali Akbar Hachemi Rafsandjani a été mis sur la touche à la suite de la crise postélectorale de 2009.
La campagne électorale qui va s’engager s’inscrira dans trois cadres obligés de la République islamique. Que faire de l’héritage du khomeynisme, de la référence à l’islam et de la confrontation avec les Etats-Unis, étant entendu que chacune de ces questions a été constitutive de la révolution et du régime qui en est issu, et apparaît aujourd’hui comme un embarras ? Mahmoud Ahmadinejad et son fidèle second Esfandiyar Rahim Mashai y apportent des réponses iconoclastes sur le mode nationaliste de la prééminence de l’iranité, supposée avoir été la cheville ouvrière de l’islam et être la solution. Nul doute qu’ils entendent peser sur le débat dans les prochaines années, au point que certains leur prédisent des ennuis judiciaires une fois qu’ils auront quitté les bureaux de la présidence de la République… ce en quoi ils continueront à évoquer, pour le public français, le parcours de Nicolas Sarkozy ! Mais, quoi qu’il en sera, les réseaux économiques qui ont monté en puissance dans le dédale du « quatrième secteur » et l’opacité de la libéralisation économique et des sanctions internationales pousseront à la roue de la normalisation des relations de l’Iran avec le système international, nécessaire à leur prospérité, sinon à leur survie, quitte à reconsidérer à terme l’héritage de la guerre avec l’Irak et du khomeynisme. La seule certitude de l’élection présidentielle à risque qui s’annonce est que la République islamique ne reviendra pas sur ses propres pas. Une époque, dont les deux mandats de Mahmoud Ahmadinejad ont sonné le glas, est révolue.