« Je me demande si l’on n’assiste pas chez certains à l’épuisement de l’empathie qu’une partie du monde occidental manifestait pour les Juifs ». Entretien avec Marc Lazar
Propos recueillis par Corinne Deloy
En Europe comme aux Etats-Unis, la gauche s’est déchirée sur la position à tenir après les attaques perpétrées par le Hamas sur Israël le 7 octobre dernier. Pourquoi est-il si difficile pour une partie de la gauche de qualifier ces attaques de terroristes ?
Marc Lazar : En France, c’est La France insoumise, du moins la majorité de ses membres, qui s’est refusée à qualifier le Hamas de terroriste et qui n’a admis que par la suite, contraint et forcé, que ce dernier avait commis des crimes de guerre tout en en attribuant la responsabilité à la politique israélienne. A mon avis, trois principaux facteurs expliquent ce positionnement. La France insoumise développe une stratégie systématique de rupture avec les autres partis pour affirmer son identité. Elle a donc besoin de se différencier de ses alliés au sein de la NUPES et tous les autres partis par tous les moyens possibles. Par ailleurs, elle tente ainsi de consolider sa percée électorale auprès des électeurs de confession musulmane qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon à la dernière présidentielle : elle postule donc que ceux-ci lui seront reconnaissants d’avoir adopté cette attitude. Enfin, La France insoumise critique durement Israël et soutient résolument la cause palestinienne. Sans doute est-elle quelque peu embarrassée par la dimension islamiste de cette organisation mais elle ne la condamne pas explicitement de peur de se couper de tous ceux qui en France soutiennent la résistance palestinienne au point de considérer que le Hamas fait partie de celle-ci comme l’a déclaré la député insoumise Danièle Obono qui n’est pas la seule à penser ainsi. Dans certains pays, aux Etats-Unis en particulier, on a vu des manifestants soutenir ouvertement le Hamas ou réclamer une Palestine libre « du fleuve à la mer » (From the river to the sea), ce qui veut dire très concrètement la fin d’Israël. L’antisionisme le plus radical bascule à l’occasion dans la négation de l’existence d’Israël et l’antisémitisme est vite réactivé.
Beaucoup ont expliqué les attaques par la politique menée par Israël à l’égard des Palestiniens, voire plus largement par les « crimes » perpétrés depuis des siècles par l’Occident (auquel Israël est assimilé), notamment la colonisation de populations et de territoires. Pouvez-vous nous éclairer sur cette idée ?
Marc Lazar : A l’évidence, Israël organise une politique systématique de colonisation en Cisjordanie qui est approuvée et encouragée par l’actuel gouvernement. Or toute une partie de la gauche radicale dans le monde occidental dénonce les politiques menées dans le passé par les grandes puissances coloniales et demande des comptes aux gouvernements présents. Les études postcoloniales, lesquelles ont évidemment leur légitimité et leur intérêt, menées dans les universités alimentent également la critique du colonialisme occidental. De la sorte, Israël est considéré par ces milieux comme le dernier pays colonialiste, par ailleurs, extrêmement puissant, allié des Etats-Unis, honnis, et fourrier du néolibéralisme. Une condamnation qui s’exprime souvent avec des mots empruntés à d’autres expériences historiques dont celle du nazisme, ce qui suscite l’indignation des Israéliens mais également des personnes qui plaident pour la paix et la solution des deux Etats.
Dans ces conditions, cette gauche-là se situe aux côtés des colonisés, des victimes de cette politique. Resurgit alors le dilemme classique qui avait éclaté au moment de la guerre d’Algérie et plus généralement lors du grand mouvement de décolonisation : faut-il soutenir inconditionnellement les mouvements d’émancipation et leurs méthodes d’action ? Il s’agit d’un débat politique et moral. Celui-ci a déjà existé à propos de la cause palestinienne. Ainsi, en France, les maoïstes avaient condamné l’attentat perpétré contre les athlètes israéliens lors des jeux Olympiques de Munich en 1972 (qui a causé la mort de onze d’entre eux) malgré une déclaration fracassante de Jean-Paul Sartre justifiant l’opération du commando palestinien ; de leur côté, les trotskistes s’étaient divisés, le jeune Edwy Plenel, qui écrivait sous le pseudonyme de Joseph Krasny, avait soutenu l’action terroriste dans Rouge, l’hebdomadaire de la Ligue communiste révolutionnaire, ce qui avait provoqué une mise au point de l’un des membres de la direction de son organisation. Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’actuellement la gauche radicale occidentale se retrouve du côté de la Chine, du Brésil et des pays arabes et musulmans qui soutiennent la cause palestinienne et redoublent de critiques contre le monde occidental.
Nous pouvons relier les réactions de cette partie de la gauche occidentale au malaise exprimé par certains de ses membres face à l’agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Ces réactions sont-elles le signe d’une fracture importante au sein des sociétés occidentales ?
Marc Lazar : Une partie de la gauche radicale européenne, La France insoumise, Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, Die Linke en Allemagne, par exemple, exprime sa détestation des Etats-Unis et son rejet de l’OTAN. Elle accuse les puissances occidentales d’être responsables de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine qu’elle condamne du bout des lèvres. Elle refuse l’envoi d’armes à Kiev et demande qu’une paix soit au plus vite instaurée en ne réclamant pas le retrait des troupes russes des territoires ukrainiens occupés. Ce comportement repose sur un postulat idéologique précis : l’hostilité à l’impérialisme américain mais, il relève également d’une stratégie politique claire. Cette gauche sait que le thème de la paix permet de toucher une partie de l’opinion européenne parfois très éloignée d’elle mais qui craint l’extension du conflit armé à l’ensemble de l’Europe, qui redoute les effets matériels de la guerre, par exemple sur le prix de l’énergie, et qui commence à se lasser du soutien matériel, financier, militaire et humain accordé aux Ukrainiens. Cette attitude de la gauche est également observable en Amérique latine où la gauche est résolument anti-nord-américaine. C’est ainsi que le président Lula a déclaré en 2022 que « Volodymyr Zelensky était aussi responsable que Vladimir Poutine » de la guerre.
La cause palestinienne a toujours été fortement soutenue par une partie des intellectuels et des artistes. On le constate encore aujourd’hui alors que peu de ces personnes se sont élevées pour condamner les attaques du 7 octobre. Comment expliquez-vous ce fait ?
Marc Lazar : La gauche des intellectuels et des artistes est en effet plutôt pro-palestinienne. En France, comme dans d’autres pays, le changement s’est produit après la guerre des Six jours en 1967. Ces personnalités condamnent la politique israélienne et se rangent du côté des Palestiniens, se montrent solidaires de leurs souffrances, de leurs conditions de vie, et, plus encore, en ce moment, des terribles bombardements qu’ils subissent et de leur cortège de morts, de blessés et de mutilés. En revanche, à quelques exceptions près, peu d’artistes se sont exprimés sur les abominations commises par le Hamas le 7 octobre. Ils sont souvent plus enclins à s’en prendre à Israël, encore une fois fort critiquable, qu’à déplorer les actions du Hamas.
Plus généralement, je me demande si l’on n’assiste pas à l'affaiblissement de l’empathie qu’une partie du monde occidental manifestait pour les Juifs, du fait de leur histoire singulière. Il ne s’agit pas d’établir une hiérarchisation des victimes des horreurs de l’humanité ni de se rallier à la politique de Netanyahou au nom de cette singularité mais de prendre en compte cette dernière. Cette empathie existait par exemple chez les présidents François Mitterrand et Jacques Chirac qui affirmaient que le droit à exister d’Israël était inaliénable mais qui étaient en faveur de la création d’un Etat palestinien aux côtés de l’Etat hébreu.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo : New York, 13 octobre 2023, des centaines de personnes soutenant les Palestiniens se rassemblent à Times Square pour une Journée internationale d'action pour la Palestine. Crédit : Syndi Pilar pour Shutterstock.