La science politique latino-américaniste en France. Etat des lieux
Souvent considéré comme un des pères fondateurs de la science politique française pour son Tableau politique de la France de l’Ouest (1913), André Siegfried est aussi l’auteur d’un ouvrage sobrement intitulé Amérique latine, publié en 1934. Autant le Tableau a indiscutablement posé les bases d’une analyse électorale rigoureuse, reposant sur une collecte et exploitation minutieuse de données, autant l’Amérique latine relève de la tradition des récits de voyage du XIXe siècle, marquée par les œuvres du baron Humboldt.
D’une certaine façon, Siegfried incarne déjà le défaut qui a longtemps caractérisé la science politique en considérant que la politique française (et européenne) mérite un effort de sophistication méthodologique et d’élaboration théorique tandis que la politique lointaine peut se contenter de descriptions approximatives qui fleurent bon l’exotisme.
La recherche française sur l’Amérique latine en science politique est née au CERI dans les années 1960, avec Alain Rouquié, Guy Hermet et Pierre Gilhodès, rejoints ensuite par le haïtien Leslie Manigat et le péruvien Hugo Neira. Le latino-américanisme se développe aussi dans des institutions pluridisciplinaires, comme l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL, université Paris 3) ou l’EHESS. Peu à peu, d’autres institutions académiques accueillent des chercheurs sur l’Amérique latine, par exemple les Instituts d’études politiques de province (Aix-en-Provence, Toulouse, Grenoble, Lyon).
La communauté académique a progressé depuis une quinzaine d’années. Dans le rapport Aires culturelles et politique comparée de Christophe Jaffrelot et Olivier Darbon , j’avais pointé les limites de la recherche française en science politique sur l’Amérique latine. Le tableau suivant qui actualise les données de 2003 illustre la forte progression du nombre de chercheurs.
Les politistes latino-américanistes français (liste non exhaustive)
En 2003, six enseignants-chercheurs (dont un en détachement, Georges Couffignal) relevaient de la 4e section du CNU, aucun de la section 40 du CNRS et un de la FNSP (Javier Santiso en disponibilité). Douze ans plus tard, on trouve onze enseignants-chercheurs, un chercheur CNRS et trois FNSP. Par ailleurs, des politistes relèvent d’autres sections et, surtout, nombreux sont ceux qui ont trouvé un poste à l’étranger.
En 2003, il n’existait aucun centre de recherche en science politique dédié exclusivement à l’Amérique latine. Les laboratoires étaient soit pluridisciplinaires et la science politique y était alors relativement marginalisée, soit consacrés à plusieurs aires culturelles et aux relations internationales et l’Amérique latine y avait une place discrète ou en était absente. Il y avait toutefois au début des années 2000 en France trois pôles de recherche sur l’Amérique latine : l’IHEAL (Paris), Toulouse et Aix-en-Provence. Dans ces trois lieux, une dynamique collective de recherche existait sur laquelle s’appuyaient des formations doctorales au sein desquelles la science politique s’est développée. En dehors de ces trois pôles, le CERI avait recruté un premier chercheur FNSP (Javier Santiso) puis un deuxième en 2004 (David Recondo). Enfin, certains centres de recherche relevant de disciplines proches et traitant souvent des objets politiques, notamment l’EHESS ou l’ENS, accueillaient des latino-américanistes mais sans faire appel aux politistes.
La situation a évolué. S’il n’existe toujours pas en France de centre de recherche en science politique sur l’Amérique latine ou de revue équivalente à Politique africaine, réseaux et projets se sont multipliés, faisant vivre une communauté désormais importante. L’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (OPALC) du CERI réunit un grand nombre de jeunes chercheurs. Le Réseau de politistes latino-américanistes (REPOLAT), créé en 2013, compte plus de 120 membres, dont de nombreux doctorants.
La recherche latino-américaniste possède un potentiel de développement important car le nombre de thèses (soutenues ou encore en cours) s’est considérablement accru depuis une dizaine d’années. A ma connaissance, au moins une trentaine de thèses de science politique qui ont des terrains latino-américains ont été soutenues depuis 2010.
Ces travaux se sont considérablement « professionnalisés » tant au plan méthodologique que théorique. Les jurys de thèse de science politique accueillent régulièrement des « non spécialistes », qui peuvent être intéressés par la lecture d’un travail sur l’Amérique latine qui soulève des questionnements généraux, et des académiques étrangers qui apprécient de lire des textes de très grande qualité.
Pour autant, la science politique latino-américaniste française demeure assez éloignée du mainstream des Latin American Studies en science politique, dans la mesure où elle emprunte une démarche résolument inductive qui se nourrit de la connaissance approfondie de terrains longuement fréquentés. Les travaux quantitatifs et hypothético-déductifs sont très rares. De plus, les thèses sont rarement comparatives et optent le plus souvent pour l’approfondissement d’un cas et une montée en généralité à partir de la littérature.
Cette spécificité est sans doute à conserver, car elle donne aux travaux français une identité propre. La démarche qualitative gagnerait toutefois en légitimité si les travaux s’attachaient à discuter les insuffisances des approches quantitatives, plutôt que de les ignorer.
L’attrait pour l’empirie et le terrain n’est pas sans effet sur les thèmes de recherche privilégiés. La science politique française latino-américaniste est très portée sur les acteurs, pris dans des logiques d’action collective, engagés dans des organisations partisanes, ou contribuant à la fabrique des politiques publiques. La technique des entretiens révèle leur motivation et les cadres de leur représentation. Lorsqu’ils s’intéressent aux institutions, les travaux ont un penchant pour l’analyse historique, le process tracing et la sociologie du changement.
Certains domaines comme l’analyse électorale restent en déshérence, tandis que les relations internationales sont peu abordées (à l’exception notable des thèses de Mélanie Albaret et d’Elodie Brun). On relève aussi une concentration des travaux sur un petit nombre de pays, au premier rang desquels figurent la Colombie, le Chili, le Mexique et le Brésil.
Au final, les études latino-américanistes, comme celles des autres area studies, continuent de souffrir d’une certaine stigmatisation au sein de la discipline. En dépit de progrès évidents, un long chemin reste à parcourir pour que le choix de terrains lointains ne soit pas considéré comme un handicap pour enseigner un cours d’introduction à la science politique.