La société israélienne vit aujourd’hui un moment hors normes Entretien avec Alain Dieckhoff

Propos recueillis par Corinne Deloy

10/2023

Comment expliquez-vous que le gouvernement et l'armée israélienne aient été aussi surpris par les attaques du Hamas ?

Alain Dieckhoff : En effet, l'effet de surprise a été total et il a plongé la population, au moins dans un premier temps, dans un profond désarroi. Nous pouvons essayer de l'expliquer par plusieurs facteurs. D'abord, le sentiment que l'épicentre de la confrontation israélo-palestinienne tournait depuis deux ans, presque, enfin depuis début 2022, autour de la Cisjordanie parce qu'en effet, dans cet espace, les affrontements se sont multipliés de façon exponentielle entre d’un côté des jeunes groupes de Palestiniens, qui appartiennent d'ailleurs à des factions différentes et de l'autre les colons qui harcèlent les Palestiniens et l'armée. La période qui s'est ouverte depuis 2022 est la plus violente depuis la seconde Intifada (2000-2005).
Par ailleurs, dans la lecture israélienne, depuis le dernier affrontement entre les deux parties, qui datait de mai 2021, le Hamas n’était pas vu comme étant dans une posture cherchant à provoquer un nouvel affrontement avec Israël.

Le deuxième élément, c’est la sous-estimation de la part des Israéliens quant à la capacité du Hamas de mettre en œuvre une action combinée reposant à la fois sur des tirs de roquettes incessants (3 500 et 5 000 dans les premiers jours) et des incursions tout le long de la bande de Gaza, de Sderot, la plus grande ville de la région, en passant par les différents kibboutzim. Cette pénétration en profondeur avait pour objectif de perpétrer, comme nous le savons maintenant, un massacre systématique de civils et d’effectuer des prises d'otages à grande échelle.

Le cinquantième anniversaire de la guerre de Kippour est-elle une date selon vous spécifiquement choisie pour lancer ces attaques que certains appellent déjà la guerre de Soukkot  ? 

Alain Dieckhoff : Il est difficile de le dire, cela n'est peut-être pas une coïncidence totale. A un jour près, en effet, cette attaque terroriste de grande envergure correspond au déclenchement de la guerre de Kippour le 6 octobre 1973. Il y un parallèle qui est l'effet de surprise, c’est indéniable. A l’époque, Israël se pensait invincible depuis 1967 et sa victoire dans la guerre des Six jours. Il pensait aussi être protégé par les fortifications qu'il avait érigées le long du canal de Suez, sur une ligne qu’on appelait la ligne Bar-Lev et qui était réputée infranchissable. En 2023, Israël se croyait également protégé par les clôtures électriques munies de capteurs et les nombreux dispositifs de protection et de surveillance qu’il a mis en place autour de Gaza. Les autorités avaient le sentiment que cette barrière était là aussi infranchissable.

Mais il existe également une différence, importante, qui réside dans le type de conflit auquel on a affaire. En 1973, nous sommes dans une guerre classique, une guerre inter-étatique entre l'Égypte et Israël, tandis qu'en 2023, comme depuis la prise du pouvoir par le Hamas en 2007, nous sommes dans ce qu'on appelle une « guerre asymétrique », c'est-à-dire une guerre entre un État et un groupe « d’irréguliers » qui utilise des moyens terroristes.

Pour la première fois depuis très longtemps, aujourd’hui les Israéliens ont peur. Quelles répercussions peut avoir cet état de fait au sein de la société israélienne ?

Alain Dieckhoff : La première chose évidemment c'est le désarroi, l'effet de sidération lié à la fois à la surprise, au fait qu'Israël se soit retrouvé finalement sur la défensive et de façon aussi forte dans les premiers jours. L'effet de sidération est lié aussi évidemment à la découverte du caractère vraiment systématique des massacres de civils qui ont été perpétrés et qui n'ont épargné personne, ni femme, ni enfant, ni vieillard. Tout cela constitue un traumatisme énorme pour la société israélienne qui a pourtant connu déjà bien des moments difficiles, mais qui vit aujourd’hui un moment hors normes.

Désarroi, sidération mais aussi colère, une colère qui s'est exprimée également contre le gouvernement qui n'a pas du tout mesuré le danger que pouvait représenter le Hamas dans la bande de Gaza et qui a montré qu'il n'était pas à la hauteur. Une colère qui s'est exprimée de façon très ouverte sur les réseaux sociaux et dans l'espace public.

Désormais, les Israéliens sont également dans un moment d'unité nationale. La société se rassemble, notamment à travers la mobilisation militaire, chose qui n'est pas surprenante puisqu'il faut le rappeler, l'armée en Israël est vraiment, au sens propre, l'armée du peuple, puisqu'elle est fondée sur la conscription généralisée des juifs et des druzes, sur les périodes de réserve et en complément, évidemment sur une force armée constituée par des militaires de carrière. Du fait de cette dimension vraiment populaire de l'armée, nous assistons à un rassemblement qui dépasse les différents politiques qui peuvent exister.

Cependant, bien sûr, quand cette période de guerre sera terminée, viendra le temps des explications. De ce point de vue, nous pouvons également faire un parallèle supplémentaire avec la guerre de Kippour qui s'était conclue après la fin des opérations militaires par la constitution d'une commission d'enquête qui avait conduit au départ des plus hauts responsables militaires comme politiques de l'époque.

Nous ne pouvons préjuger de ce qui arrivera mais il est assez certain que le gouvernement de Benyamin Netanyahou sera placé à un moment devant ses responsabilités politiques.

Quel est l'avenir de Benyamin Netanyahou ?

Alain Dieckhoff : Benyamin Netanyahou, évidemment, est politiquement diminué et c'est d'ailleurs pour compenser en partie cet affaiblissement politique qu'il a pris le parti d'élargir son gouvernement et de constituer un cabinet de guerre avec le parti Unité nationale en y intégrant son dirigeant Benny Gantz, également ancien chef de l'état-major.

Il y avait une nécessité politique, pour Netanyahou, d'élargir sa base, puisqu’il a montré que non seulement il n’avait pas su anticiper les attaques, même s’il est toujours difficile d'anticiper quelque chose de cet ordre-là, mais aussi que le pouvoir en place n’a pas su répondre rapidement aux attaques terroristes une fois que celles-ci avaient été lancées. Personne ne semblait réellement à la barre dans ce gouvernement.

Quels sont les effets régionaux de cette nouvelle confrontation israélo-palestinienne ?

Alain Dieckhoff Dans un premier temps, elle a, à très court terme, conduit à la suspension par l'Arabie Saoudite des pourparlers de normalisation diplomatique avec Israël.

Elle a également eu pour effet la mobilisation, ou plutôt la remobilisation des États arabes autour de la cause palestinienne, qui s'est traduite entre autres par le « sommet pour la paix « qui s’est tenu au Caire le 21 octobre. Ce sommet avait certes une ambition plus large que la simple mobilisation des États arabes, puisque le secrétaire général des Nations unies était présent tout comme le chef de la diplomatie européenne. 

Mais le sommet a surtout rassemblé les États arabes, y compris d'ailleurs le président de l'Autorité palestinienne mais il n’a pu aboutir à une déclaration commune. La nécessité de reprendre les discussions politiques pour conduire à la solution des deux États a été rappelée, sans plus.

Pensez-vous qu’il existe un risque que la guerre s’étende aux pays voisins d’Israël et même au-delà ? 

Alain Dieckhoff : Parallèlement à la remobilisation des États arabes autour de la question palestinienne, il faut remarquer évidemment que la perspective d'une extension de la guerre au-delà de la bande de Gaza n'est malheureusement pas exclue. On observe une tension certaine au nord du Liban avec le Hezbollah. Israël a aussi bombardé quelques aéroports en Syrie, puisque des bases du Hezbollah se trouvent dans ce pays. La Cisjordanie s’enflamme. La tension régionale est indéniable.

Nous avons également bien sûr un bras de fer avec l'Iran. La présence de deux porte-avions américains qui patrouillent en Méditerranée orientale est une mesure de dissuasion vis-à-vis de l'Iran pour en quelque sorte prévenir toute volonté iranienne de généraliser le conflit.
Bref, la situation est très inquiétante.

Quelles sont les perspectives diplomatiques à plus long terme ?

Alain Dieckhoff : Il est difficile de répondre à cette question aujourd'hui mais ce qui paraît en tout cas indispensable, c'est un véritable réengagement de la communauté internationale dans un processus politique, diplomatique, ce qui veut dire, à un moment, aller bien au-delà des visites de soutien des uns et des autres à Jérusalem. Le chancelier allemand Olaf Scholz s’est rendu en Israël comme le Premier Ministre britannique Rishi Sunak, la présidente du Conseil italien Georgia Meloni et d’autres. Le président de la République, Emmanuel Macron, a lui aussi exprimé sa solidarité envers les victimes du terrorisme en Israël mais il a aussi présenté, à Ramallah, une initiative reposant sur trois piliers : la constitution d’une coalition internationale contre le Hamas ; la protection des populations civiles ; la relance d’un processus diplomatique pour concrétiser la solution des deux Etats. Ce projet très ambitieux risque assez vite de se heurter aux dures réalités du Moyen-Orient. Le volet de la relance diplomatique exigera un très fort engagement, y compris des États-Unis. Il n'est pas du tout certain que les conditions d'une telle reprise du dialogue puissent être réunies, ce qui, malheureusement, ne fera qu'obscurcir davantage l'avenir.

Propos recueillis le 26 octobre 2023 par Corinne Deloy

Photo : Des Palestiniens envahissent le territoire israélien, à l'est de la ville de Khan Yunis, au sud de la bande de Gaza, le 7 octobre 2023. Copyright Anas-Mohammed pour Shutterstock. 
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