La théorie de l’État rentier en question : L’État-providence en République islamique d’Iran
Kevan Harris (University of California-Los Angeles)
Dans la lignée de Joseph Schumpeter et Werner Sombart, les sociologues américains abordent depuis une vingtaine d’années l’étude des politiques fiscales avec enthousiasme. Des monographies de qualité ont été produites sur la formation de l’État aux États-Unis et en Europe et sur l’économie politique (Martin et al 2009 ; Prasad 2012). Pour les sociologues, « dans le monde moderne, l’imposition constitue le contrat social » (Martin et al 2009 : 1), et compte tenu de l’abondance de données qualitatives et quantitatives disponibles sur la fiscalité, le domaine continue à être la source de travaux novateurs (Prasad 2018).
Mais si l’impôt s’est complètement déplacé de l’explanandum à l’explanans — c’est-à-dire que « les différents systèmes de taxation expliquent de nombreuses différences politiques et sociales entre les pays » (Martin et al 2009 : 14) — alors une grande partie du monde moderne reste inconnue. Une sociologie de l’impôt qui s’intéresse surtout aux contrats sociaux dans les pays les plus riches porte en elle un revers moins glorieux : une sociologie de la non-imposition qui prétend expliquer les processus sociaux et politiques des pays pauvres et à revenu intermédiaire.
Une telle sociologie existe, largement créée pour rendre compte de l’exceptionnalisme autoritaire du Moyen-Orient, mais elle n’explique presque rien. Il s’agit notamment de la théorie de l’État rentier, que l’on pourrait résumer comme suit : les États qui tirent des recettes suffisantes de sources non fiscales n’ont pas besoin d’obtenir le consentement des citoyens concernés par le prélèvement des ressources ou même de négocier avec eux. Au lieu de contribuables renonçant par le bas à des ressources matérielles en échange de biens publics collectifs, la protection sociale entre autres choses, les États rentiers allouent par le haut des ressources en échange d’une allégeance de type patrimonial. L’absence d’imposition entraîne l’absence d’un pacte social et l’instauration d’un marchandage autoritaire pervers mais stabilisateur, dans lequel la politique sociale agit comme un dessous-de-table achetant la complaisance politique.
Dans cet article, nous nous intéresserons aux lacunes de cette théorie pour l’étude de la politique sociale et du politique en République islamique d’Iran. De fait, la plupart des Iraniens ne paient pas d’impôts de façon régulière. Les rentes pétrolières du régime ont permis de financer le gros des programmes de l'État-providence depuis les années 1960 mais la réalité iranienne s’obstine à ne pas tenir compte de la théorie de l’État rentier… Les deux décennies au cours desquelles une allocation sans précédent des revenus pétroliers aux politiques sociales a eu lieu en Iran — à savoir les années 1970 et les années 2000 — se sont achevées par des mobilisations populaires parmi les plus remarquables et les plus violentes de l’histoire moderne du pays : la révolution de 1979 et le Mouvement post électoral « vert » en 2009. Dans les deux cas, les Iraniens qui sont descendus dans la rue n’étaient pas entièrement exclus des politiques sociales financées par la rente pétrolière. Au contraire, leur propre mobilité sociale était liée à celles-ci. L’approche de la nouvelle sociologie fiscale nous porterait à voir dans l’absence de dynamiques politiques liées à la fiscalité en Iran la preuve que les politiques sociales sont à la base de marchandages autoritaires abstraits ou bien qu’elles ne sont rien d’autre que des techniques de stabilisation du contrôle gouvernemental.
Partant d’une autre approche sociologique, nous pourrions considérer l'État-providence iranien comme une cartographie institutionnelle des conflits et des compromis entre différentes strates de la population, certains groupes sociaux et les élites politiques, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’État, de sorte que nous pouvons identifier les mécanismes, déconnectés de l’impôt, par lesquels une augmentation de la distribution de prestations sociales peut élargir et donner du pouvoir à certaines classes sociales et à certains groupes de statut, qui, à leur tour, viendraient exprimer de nouvelles demandes à l’État (Harris 2017).
Peu d’universitaires ont retracé de manière systématique la formation de la politique sociale dans le Moyen-Orient postcolonial. Le paradigme de l’État rentier a généralement été jugé suffisant. En 2011, les vagues de manifestations venues de la Tunisie, de la Jordanie, du Bahreïn et de l’Arabie Saoudite auraient dû ébranler l’idée selon laquelle la politique sociale fonctionne comme un mécanisme d’achat de la complaisance politique (voir Gause 2015 sur l’Arabie Saoudite). Il n’en a toutefois rien été et cette idée perdure largement dans les médias et la littérature universitaire. Le spectre du paradigme de l’État rentier obère notre capacité à comprendre la région, et ce même lorsque de larges segments de la population de ces pays se révoltent contre « le marchandage autoritaire » qui, selon la théorie de l’État rentier, serait pourtant stable et opérationnel. Cette approche ferait sens si tous les États avaient été formés de la même manière, qu’ils avaient suivi des trajectoires de développement similaires et si les origines des États-providences européens étaient aussi uniformes que le paradigme de l’État rentier le laisse entendre.
Il existe une importante littérature sur la formation de l’État-providence en Europe et aux États-Unis, de laquelle est en partie née la sociologie comparative historique en tant que champ intellectuel distinct (Amenta 2003). Les institutions de l’État-providence peuvent favoriser ou empêcher certaines coalitions sociales qui influencent la relation des individus avec l’État, mais réduire cela aux « intérêts du moment » revient à éluder les trajectoires historiques par lesquelles l’expansion de la protection sociale publique s’est articulée aux conflits politiques et au marchandage social, et ce même en l’absence de taxation. De fait, l’étude de l’État-providence ne se limite pas à l’examen des sources de revenus d’un État. Comme l’a souligné Robert Merton pour les allocations distribuées par les grandes organisations politiques dans les villes américaines, « il est important d’observer non seulement le fait que l’aide est fournie mais aussi la manière dont elle l’est » (1949 : 49, italiques dans l’original du texte de Merton). Dans le cas de l’Iran, l’examen des voies empruntées par l’État dans la mise en place de nouvelles politiques sociales nous permet de compléter l’analyse des enjeux et des pratiques politiques liés à la production, généralement relatifs à l’extraction des ressources naturelles, en analysant les enjeux et les pratiques politiques liés à la distribution. Cela peut permettre d’analyser des modèles d’organisation politique et de conflit négligés par les analyses précédentes, trop concentrées sur les supposées caractéristiques rentières du pays.
L’héritage du développement tardif
La République islamique d’Iran n’a pas été édifiée sur une terre vierge mais sur les fondations organisationnelles de la dynastie Pahlavi. Cette dernière aurait pu être décrite par Alex Gerschenkron comme une dictature développementale. Comme son père avant lui, le Chah d’Iran Mohammad Reza Pahlavi aspirait à « rattraper » les États occidentaux par le biais de la puissance transformative de l’État. Il s’en est même targué et son véritable modèle de royauté n’était pas l’ancienne Perse de Cyrus mais la Prusse impériale de Bismarck.
L’état développementaliste de la monarchie Pahlavi a été façonné à la fois par le haut et par le bas, par des modèles technocratiques et par des demandes sociales. La révolution constitutionnelle iranienne de 1906-1911 a jeté les bases des réformes étatistes qui ont ensuite été mises en œuvre dans les années 1930 par Reza Chah, directement inspiré par Atatürk. L’agitation sociale des années 1940 et le mouvement de nationalisation de l’industrie pétrolière des années 1950 ont créé les conditions de possibilité de la politique de modernisation du Chah dans les années 1960-1970. La politique de protection sociale reflétait alors les théories de la modernisation dominantes et ciblait les cadres militaires, les fonctionnaires et les ouvriers des secteurs industriel et pétrolier (Schayegh 2006). Les grands propriétaires terriens ont été contraints de démanteler leurs exploitations pour permettre l’instauration d’une agriculture capitaliste intensive. Il était attendu des paysans qu’ils se transforment en salariés. Les commerçants ont été marginalisés au profit d’une nouvelle élite industrielle. La création de la future société telle que rêvée par le Chah et ses agences technocratiques reposait sur l’usage de la politique sociale comme instrument d’ingénierie sociale. L’État Pahlavi avait planifié une révolution par le haut de type Meiji et il a eu à affronter une révolution surgie du bas.
De la mobilisation à la politique sociale et vice versa
Comme prédit par les théories sociales de la révolution, la rupture iranienne de 1979 a accru la taille de l’État. Cela n’a pas été réalisé par un accroissement du secteur public mais par la création d’une série d’institutions parallèles à l’ancienne administration Pahlavi. Ces organes révolutionnaires, y compris ceux jouant un rôle essentiel dans la protection sociale, ont permis aux proches de l’ayatollah Khomeini d’absorber les mobilisations sociales et de contrer les rivaux révolutionnaires de la gauche laïque comme islamique. Lorsque l’Irak baasiste a envahi l’Iran en 1980, les cadres khomeynistes, encore en pleine compétition révolutionnaire, ont été contraints de s’enfermer dans ces structures de gouvernance parallèles, utilisées comme autant d’outils de mobilisation de guerre. Dans des entretiens conduits ultérieurement, des membres clés du gouvernement de l’époque soulignent que la République islamique ne s’est guère appuyée sur les notions existantes d’« économie islamique » pour diriger l’État. Au contraire, le système de politique sociale a été modelé par les exigences de la guerre, les revendications sociales et les négociations entre les élites (Ahmadi-Amui 2003).
La guerre s’éternisant, le gouvernement iranien a cherché à obtenir le soutien de la population en lui offrant des avantages matériels, à la fois en créant un filet de protection fondé sur la subvention des produits alimentaires de base pour les plus pauvres et en organisant de nouveaux parcours de mobilité sociale ascendante dans les institutions éducatives et au sein d’un secteur public en plein essor. Lors du concours national d’entrée aux universités, qui ont été rouvertes en 1982, des places ont été allouées aux « martyrs » — principalement des parents des victimes de guerre et des militaires. Ce « quota révolutionnaire » incluait aussi des personnes qui ne s’étaient pas battues lors de la guerre mais qui avaient servi la « cause de la révolution » au sein des organes parallèles. Avec le temps, et alors que la guerre se poursuivait, le quota révolutionnaire est passé de 15% à 35% des places dans les universités publiques (Habibi 1989 ; Sakurai 2004). La catégorie de martyr a alors été sécularisée pour devenir une distinction politique attribuée à ceux qui avaient soutenu l’État ainsi qu’à leurs familles. On se souvient ici des « ouvriers stakhanovistes » et des « héros quotidiens » de la Russie des années 1930, analysés par Sheila Fitzpatrick (1999).
Juste après la fin de la guerre, ce quota révolutionnaire a été davantage codifié dans le cadre de la Loi facilitant l’accès aux universités et aux institutions d’enseignement supérieur des vétérans handicapés et volontaires. Le texte énonçait que dans la mesure du possible, 40% des places dans les universités publiques devaient être réservées aux vétérans et à leur famille. Cette loi, qui ressemble à la G.I. Bill des États-Unis, n’a pas seulement résulté du diktat charismatique de Khomeini. Elle est aussi le résultat de la manière dont la poussée mobilisatrice issue de la révolution de 1979 a été canalisée vers les institutions de guerre, sur et en dehors des lignes de front. En conséquence, après une décennie, la République islamique ne ressemblait plus au projet initial des dirigeants révolutionnaires.
Un système de politiques sociales dual et redondant
Si la révolution de 1979 a pu bouleverser l’ordre social pour valoriser « l’engagement » et le zèle révolutionnaire davantage que le savoir technique, « l’expert » et son discours technocratique sont réapparus rapidement parmi les élites révolutionnaires à l’occasion des débats sur la question du développement. Les factions politiques de la République islamique d’Iran se sont alors disputé la reconnaissance du savoir nécessaire pour parvenir à une réussite développementale égale à celle de l’Asie de l’Est. Des discussions apparemment apolitiques cachaient en réalité des conflits politiques opposant différentes factions au sein de l’élite.
En 1989, après une controverse autour des protocoles religieux concernant la contraception, l’État s’est mis à ouvertement encourager des mesures de planning familial dans le cadre de l’impulsion développementale d’après-guerre. Des « maisons de santé » rurales ont fourni des moyens de contraception aux familles, modifiant ainsi leurs choix quant au nombre et à la temporalité des naissances. (Graphique 1). L’accroissement du niveau de l’enseignement primaire a contribué à changer les normes sociales en la matière. Les données des démographes iraniens montrent que les femmes ont commencé à reporter le moment de se marier et de procréer pour, finalement, décider de ne faire que deux enfants (Abbasi-Shavazi, McDonald, & Hosseini-Chavoshi 2009). Si les raisons de cette transformation démographique sont nombreuses, de nombreux éléments permettent d’affirmer que le déploiement des maisons de santé en a été un facteur central. Il s’agit notamment de la baisse du taux de natalité, été particulièrement marquée dans les zones rurales (Loeffler and Friedl 2009; Salehi-Isfahani et al 2010).
Le changement social dans les régions rurales a suivi des trajectoires multiples et corrélées. Avant la révolution, ces zones ne comptaient que 8 000 kilomètres de routes. Entre 1979 et 1999, le réseau a été multiplié par huit pour atteindre plus de 67 000 kilomètres de routes de gravier et d’asphalte. Conjuguée à l’élargissement de l’accès à l’éducation et à la santé, ce processus correspond moins à une forme d’aide sociale que l’on pourrait qualifier de « dé-marchandisation » (puisque de nombreux paysans n’étaient pas entièrement prolétarisés) qu’à une « défamiliarisation » : la marchandisation du travail par la fourniture de compétences et de qualifications rémunérées par le marché, l’amélioration des infrastructures permettant l’expansion des marchés et la réduction du temps nécessaire au travail non rémunéré de reproduction des ménages (Esping-Andersen 2009).
Si certaines parties de l’État demeuraient divisées en interne ou manquaient de capacité de régulation, le ministère iranien de la Santé et de l’Enseignement médical s’est au contraire développé et a exercé un pouvoir bureaucratique efficace — toujours difficile à créer et à maintenir dans les pays du sud. Ses politiques et ses budgets n’ont pas été modifiés en fonction des aléas des conflits au sein des élites, ils ont été planifiés en réponse à des considérations liées aux besoins, aux ressources disponibles et aux modèles internationaux. Les élites politiques étaient d’accord sur le fait que l’incorporation du monde rural était un impératif révolutionnaire. À mesure que les taux de maladies contagieuses baissaient, l’attention s’est tournée vers des maladies non contagieuses et vers des campagnes d’éducation à la santé. Si nous cherchons des caractéristiques d’une capacité de développement, toujours insaisissable, nous avons bien là un exemple de réussite bureaucratique. La transformation postrévolutionnaire des zones rurales a probablement intégré de larges segments de la population à l’État-nation, et ce de manière bien plus profonde que ne l’avait fait la monarchie Pahlavi. Comme l’écrivait Eugen Weber sur les paysans de la France du XIXe siècle, en Iran, les décennies qui ont suivi 1979 ont fait des paysans des Iraniens.
Graphique 1
Construction des maisons de santé et population rurale en Iran, 1938-2010
En parallèle de ce processus, à partir des années 1990 de nouvelles voies de mobilité sociale ascendante ont été créés dans la société iranienne. En 1976-1977, après un demi-siècle de modernisation par les Pahlavi, 4,5% de la population en âge d’étudier était inscrit dans l’enseignement supérieur. En 2016, ce taux avait atteint 65% (UNESCO 2018). Cette croissance, qui est principalement intervenue après la guerre avec l’Irak, n’a pas résulté d’un processus naturel ni d’une inertie des politiques menées par le régime précédent. La République islamique a développé l’enseignement supérieur sous des formes privées et publiques, de sorte que, dans toutes les villes de taille moyenne, on trouvait à la fin des années 2000 une offre universitaire qui comprenait des branches d’un système semi-privé aux frais de scolarité fixés par l’État et qui offraient un accès facilité aux études supérieures. Des millions d’individus ont rejoint l’enseignement supérieur afin d’y obtenir les qualifications nécessaires à l’entrée dans une classe de professionnels qualifiés et de techniciens en pleine expansion. La République islamique a investi des ressources considérables pour faire émerger les nouveaux cadres de l’État développeur tant attendu : médecins, ingénieurs et managers intermédiaires pour les secteurs publics et privés. Le système universitaire s’est tellement propagé dans les différentes provinces que les jeunes ruraux n’avaient qu’à se rendre dans la ville moyenne la plus proche de chez eux pour y suivre des études. Ainsi, la marchandisation croissante de la vie quotidienne et la rupture des liens de parenté, célébrées par les élites technocratiques et les économistes dans des médias en plein essor, ont poussé les individus à recourir au statut social basé sur le capital culturel acquis dans les universités comme principal moyen de gagner sa vie.
Corollaire de ce processus, les retraites officielles et les assurances maladie étaient désormais versées par l’intermédiaire d’agences du service public, dont la principale est encore aujourd’hui l’Organisation de sécurité sociale (OSS) (Graphique 2). À la veille de la révolution de 1979, les niveaux de couverture sociale de l’OSS ressemblaient aux marchandages corporatistes des systèmes de protection sociale latino-américains : des prestations généreuses avec des niveaux d’inclusion de la main d’œuvre plafonnant à 20%. Après les années de guerre, au cours de la décennie 1990, l’OSS a élargi la couverture à la main d’œuvre du secteur formel (pour atteindre environ 35%) puis, au cours des années 2010, à certains segments de la main d’œuvre précarisée (environ 50%). L’expansion de l’OSS ne correspond pas à une hausse des revenus pétroliers mais à des moments intenses de compétition au sein des élites politiques. Le contrat social a été élargi par les responsables gouvernementaux (libéraux) au début des années 1990 et (conservateurs) à la fin des années 2000 pour attirer les suffrages des nouveaux travailleurs urbains.
Les contractions du contrat social après 1979
Cette nouvelle classe sociale qualifiée a catalysé les conflits politiques au sein de la République islamique, comme l’ont montré le caractère imprévisible des élections et les mobilisations sociales régulières. En trame de fond, on trouve ce que Randall Collins (2013) aurait qualifié de surproduction de qualifications sociales. En effet, au milieu des années 2000, le marché de l’emploi iranien était saturé de spécialistes médicaux, d’ingénieurs, de designers, d’architectes. Le système de sécurité sociale toujours fragmenté impliquait que les individus pouvaient toucher des prestations de la part de plusieurs organisations tout en ayant recours, dans une perspective de distinction sociale, à certains services du secteur subventionné de la santé considérés comme des produits de luxe, telle la rhinoplastie, qui constitue un véritable marqueur social. L’élan modernisateur assumé de la République islamique a permis l’expression à la fois d’une défection et d’une protestation : la fuite des cerveaux vers l’étranger et les protestations sociales.
On peut observer de telles transformations de statut au sein même des élites politiques : en 2008, les députés laïcs sont plus nombreux que les clercs et presque tous les membres du parlement revendiquent la possession d’au moins un diplôme universitaire. La République islamique s’est étendue bien au-delà de sa propre classe cléricale. Si certains manifestants du Mouvement vert de 2009 appartenaient à la catégorie des revenus intermédiaires et supérieurs, contrairement à ce qu’ont dit leurs détracteurs les détracteurs des manifestants ces hommes et ces femmes appartenaient rarement à la bourgeoise élitiste. Il s’agissait en réalité principalement d’individus ayant bénéficié de l’ascension sociale organisée par les institutions de la République islamique elle-même. Devenue une sorte de lumpen intelligentsia, cette population s’estimait privée du mode de vie qui lui avait été promis (Wickham 2002).
Davantage qu’un plan étatique coordonné de mécénat rentier, ce sont les enchaînements historiques qui ont façonné le système de politique sociale iranien. Ce dernier inclut des subventions aux produits alimentaires de base, des transferts en espèces quasi universels, la création d’organismes de lutte contre la pauvreté dédiés aux couches les plus fragiles telles que définies par des critères de ressources, ainsi que celle de grands organismes d’assurance sociale qui couvrent les besoins des couches moyennes et supérieures (graphique 2). Dans le contexte des sanctions américaines et de la stagnation de l’économie nationale, ce système a plié mais il n’a pas rompu. Les manifestations les plus récentes – après 2017 – ne sont pas le fait d’individus totalement exclus du contrat social mis en place après 1979. Au contraire, ces protestations sont partiellement l’expression d’une frustration face à l’érosion de ce contrat. Elles résultent aussi de l’incapacité de l’État à mettre le contrat social au niveau nécessaire pour faire face aux défis développementaux présents.
Graphique 2
Variations des politiques sociales par groupes de revenus en Iran (2016)
Photo de couverture : Ispahan, Iran, novembre 2019. Photo de Serhii Ivashchuk pour Shutterstock
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