Introduction. Le contrat social et l’État-providence en perspective comparée
- Afrique australe
- Afrique centrale
- Afrique de l'Est et Corne de l'Afrique
- Afrique de l'Ouest
- Afrique du Nord
- Amérique latine et Caraïbes
- Asie centrale/Caucase
- Europe centrale et orientale
- Proche et Moyen-Orient
- Les dossiers du CERI
- Economie politique
- Etat
- Justice
- Normes
- ONG/société civile
- Ordre politique
- Pauvreté
- Politiques sociales
- Santé
- Souveraineté
- Vie politique/systèmes politiques
Les sept textes de ce dossier sont tirés de communications orales présentées et discutées lors d’un séminaire conjoint entre l’AFD et le CERI intitulé L’État- providence et le contrat social en perspective comparée qui s’est déroulé les 16 et 17 décembre 2019. Il a clos la série de séminaires du groupe de travail transversal « L’action publique ailleurs », qui a fonctionné au CERI entre 2016 et 2019 sous la direction de Laurence Louër et Hélène Thiollet.
Dans la lignée des travaux de ce groupe, l’objectif du séminaire était de réfléchir sur la protection sociale comme un des socles du contrat social moderne à partir de cas empiriques situés pour la plupart en dehors des pays de l’OCDE, terrain à partir duquel s’est traditionnellement déployée l’analyse de l’État-providence, qui porte de manière privilégiée sur des cas européens. Ce choix de déporter le regard permet de prendre des distances avec certains des présupposés de la littérature sur l’État-providence qui, par exemple, admet plus ou moins implicitement que ce dernier découle de la démocratie et qu’il l’accompagne, qu’il ne va pas sans un État autonome et doté d’un fort « pouvoir infrastructurel » (Michael Mann) et qu’enfin il ne peut exister sans un marché du travail formel et des marchés financiers fonctionnels (Ian Gough et al.). Or dans de nombreux pays extra-occidentaux ces prérequis sont loin d’être réunis : les régimes politiques sont souvent autoritaires ou les démocraties dysfonctionnelles ; l’État dispose d’une faible capacité de pénétration de la société et de mise en œuvre des politiques publiques ; la majorité des emplois se trouvent dans le secteur informel ; les marchés, souvent dominés par des oligopoles et des monopoles, sont fortement articulés aux élites politiques par des dynamiques patrimoniales et clientélistes. En outre, beaucoup de pays en développement dépendent fortement de l’aide internationale, y compris pour leurs politiques d’assistance aux plus démunis. Les contributions sélectionnées ici explorent chacune un aspect de ces problématiques, à partir de pays d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Europe post-communiste et d’Amérique latine.
Les articles portant sur des cas africains insistent sur le rôle central des bailleurs de fonds internationaux dans l’architecture de la protection sociale, et plus particulièrement dans la mise en place de programmes de transferts monétaires aux plus défavorisés. Dans les pays étudiés (Botswana, Éthiopie, Ghana, Kenya, Mozambique, Ouganda, Rwanda, Tanzanie et Zambie), les auteurs notent une forte opposition idéologique et normative au principe même des aides sociales parmi les élites politiques, qui assimilent les transferts monétaires aux pauvres comme un encouragement à la paresse. Cette opposition est surmontée quand l’agenda des organisations et des ONGs internationales parvient à s’articuler avec les objectifs des dirigeants politiques, qui utilisent les aides sociales pour se faire réélire ou, en contexte autoritaire, pour affronter des crises sociales qui les fragilisent. Dans tous les cas, aussi bien l’hostilité idéologique aux aides sociales que la fragilité fiscale des États empêchent un processus d’institutionnalisation sur le long terme de ces programmes d’assistance.
Significativement, deux contributions portant sur des pays du Moyen-Orient (l’Iran et les monarchies du Golfe) proposent une critique des usages du concept d’État rentier dans l’analyse de la protection sociale dans cette région du monde. Les auteurs soulignent que ce concept est au fondement d’un véritable paradigme qui infuse une grande partie de la littérature d’économie politique portant sur les pays du Moyen-Orient. Celui-ci trace une frontière entre l’État redistributeur et l’État distributeur : le premier redistribue les richesses préalablement prélevées aux citoyens par une administration fiscale efficace, le second distribue des rentes générées par l’exploitation de ressources naturelles par des entreprises publiques. Les travaux classiques sur l’État rentier postulent que l’absence de taxation débouche sur un contrat social autoritaire dans lequel les citoyens échangent leurs droits politiques contre des droits sociaux. Les États rentiers n’auraient ni classe capitaliste ni classe ouvrière et, par voie de conséquence, aucune dynamique politique fondée sur l’appartenance de classe ne s’y développerait. Cela contredit les observations empiriques, qui montrent au contraire l’importance des dynamiques de classe qui, non seulement impactent l’architecture institutionnelle de la protection sociale mais se retrouvent dans les dynamiques de contestation des régimes.
Les contributions sur la Syrie et le Brésil mettent toutes les deux en avant un processus de « décharge de l’État » (Béatrice Hibou) par lequel, en l’occurrence, la protection sociale est déléguée à des acteurs privés. À rebours des dynamiques mises en exergue par les articles portant sur l’Afrique, le cas brésilien montre que l’intervention des organisations internationales, notamment le Fonds monétaire international, favorise la privatisation des services publics. Dans un contexte de fortes mobilisations pour les droits sociaux et de pression simultanée de la part du FMI, les gouvernements successifs ont opté pour la sous-traitance de l’assistance sociale aux ONGs. Une dynamique similaire se retrouve dans le cas syrien, où l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad au début des années 2000 a marqué la fin du contrat social développementiste, caractérisé par une étatisation des services sociaux et une mise au pas du secteur associatif, au profit d’une délégation de la protection sociale à un secteur caritatif en pleine expansion et plus ou moins directement lié aux élites politiques.
Le texte comparatif sur la Roumanie, la Hongrie et la Lituanie, enfin, insiste sur une trajectoire de dérive de certaine des structures de la protection sociale héritées de l’ère communiste. Sur la base du cas des allocations familiales et des congés parentaux, l’auteure montre que ces prestations ciblent les classes moyennes bien insérées dans le marché du travail au détriment des travailleurs précaires, pourtant nombreux. Cette orientation, qui affirme vouloir valoriser le travail et soutenir les classes moyennes, dessine les contours d’un État-providence dual dans lequel l’assistance au plus démunis est à la fois disciplinaire et fortement stigmatisante.
Image de couverture : Strahlung und Rotation (1924), Paul Klee. Image du domaine public.
Bibliographie
- Ian Gough and Geof Wood (eds), Insecurity and Welfare Regimes in Asia, Africa and Latin America. Social Policy in Development Contexts , New York, Cambridge University Press, 2004.
- Michael Mann, “The autonomous power of the State: Its origins, mechanisms and results”, European Journal of Sociology, 24 (2), 1984.
- Béatrice Hibou (dir), La privatisation des États, Paris, Karthala, 1999.