Le Niger dans la crise malienne
Mamoudou Gazibo*
Depuis la fin des campagnes militaires majeures qui, dans le cadre de l’opération Serval, ont permis de libérer le nord du Mali occupé par les groupes islamistes d’Ansar Eddine, d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et du Mouvement pour l'unité et le djihad en Afrique de l'ouest (MUJAO), la situation sécuritaire s’est considérablement dégradée au Niger voisin. Attentats à Agadez et Arlit, deux des principales villes du nord ; attaque réussie de la prison civile de Niamey suivie de l’évasion de terroristes incarcérés ; attaque d’une caserne de gendarmerie à Niamey… Ces actes ont pratiquement causé au Niger autant de pertes que la guerre en a coûté au Tchad sur le terrain malien, soit une trentaine de morts.
Cette situation était sinon prévisible, du moins redoutée, tant l’environnement géopolitique était devenu instable depuis deux ans. Dans ce court texte, il s’agit dans un premier temps de décrire le contexte géopolitique permettant de comprendre à la fois la nature de la menace posée au Niger par la crise malienne, les positions subséquentes du Niger et le nouveau visage de l’instabilité. Nous verrons ensuite si les développements récents traduisent un effet domino qui peut emporter le Niger ou si ce pays peut, malgré tout, faire face à la situation. Enfin, nous soulèverons les enjeux de cette déstabilisation pour un pays entraîné dans une tourmente qu’il n’a pas choisie.
Le Niger face à la crise malienne
La position du Niger dans la crise malienne est connue pour avoir été à la fois constante et agressive à l’égard des rebelles touarègues du MNLA et des groupes islamistes qui les ont supplantés et évincés des principales villes du nord prises en mars 2012. Le président nigérien, Mahamadou Issoufou, a toujours qualifié ces groupes de «bandits et de narcotrafiquants» qui ne sont nullement représentatifs des populations touarègues. Cette fermeté est considérée aujourd’hui par certains milieux, notamment d’opposition, comme la cause des actes terroristes qui frappent le pays.
Une telle analyse ignore cependant que la réaction des autorités nigériennes pouvait difficilement être neutre ou même modérée au regard de la gravité des menaces engendrées par l’intervention occidentale en Libye pour chasser le colonel Kadhafi du pouvoir. Les autorités nigériennes s’étaient opposées à cette intervention, sachant à quel point un départ non négocié de Kadhafi pouvait bouleverser le fragile équilibre régional dont il était le garant. D’une part, la Libye était devenue le refuge naturel de milliers de Touaregs nigériens et maliens engagés ou non à certains moments dans de précédentes rébellions. Accueillis et intégrés, notamment dans l’armée et les milices du régime, chacun savait qu’en cas de changement de régime, le retour dans leur pays d’origine serait leur seule porte de sortie. D’autre part, au Mali comme au Niger, Kadhafi avait fini par devenir un acteur incontournable de la politique interne, notamment dans les médiations entre les États et les leaders des rébellions successives qui ne pouvaient rien lui refuser.
Dans le contexte géopolitique de l’après Kadhafi, le Niger partageait de grandes similitudes avec le Mali. Mieux encore, si les groupes armés ont fini par s’installer au Mali, c’est faute d’avoir pu le faire au Niger, pays frontalier de la Libye contrairement au Mali, mais où l’armée a réussi à désarmer ou neutraliser les colonnes entrées sur son territoire. En outre, historiquement, les rébellions au Mali ont toujours eu un effet de contagion au Niger et inversement. Or avec la prise du nord Mali, l’intégralité des huit cent vingt et un kilomètres de la frontière séparant les deux pays passait sous le contrôle de groupes criminels dans une région où, par ailleurs, les frontières sont poreuses et incontrôlées. D’un point de vue stratégique, on comprend ainsi parfaitement la position du Niger qui ne s’est gardé d’une intervention unilatérale au Mali que faute de moyens et face au risque de heurter sa propre communauté touarègue. On comprend aussi pourquoi le Niger a été un des premiers pays à annoncer l’envoi de cinq cent militaires au Mali en soutien à l’opération Serval.
Le Niger sous la menace, mais le Niger n’est pas le Mali
Si les islamistes -d’AQMI et du Mujao en particulier- ont menacé le Niger suite à ses prises de position diplomatiques, l’envoi de troupes sur le terrain en a fait à leurs yeux une cible, au même titre que le Mali. La première alerte est venue de l’attentat kamikaze avorté contre la base militaire nigérienne installée à Ménaka au Mali. Avec les attentats du 23 mai 2013, perpétrés à Arlit et Agadez et revendiqués tour à tour par AQMI, le MUJAO et le bataillon des Signataires par le sang de l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, le Niger est véritablement entré dans l’œil du cyclone islamiste.
Compte tenu de la faiblesse des moyens militaires et financiers de l’État nigérien, on peut se demander si ce ne sont pas là les prémisses d’une déstabilisation d’un pays qui a déjoué jusqu’ici les prédictions de ceux qui le donnaient perdu car cerné par une Libye en déliquescence, un Mali occupé, un nord Nigéria hanté par le groupe intégriste Boko Haram et un sud Algérien parcouru par les restes des groupes islamistes armés, notamment AQMI et les Signataires par le sang.
La situation du Niger est cependant différente pour plusieurs raisons, parmi lesquelles deux en particulier méritent d’être relevées. Tout d’abord et contrairement au Mali, la question touarègue, qui est en toile de fond de toute cette instabilité, est sinon résolue du moins largement apaisée grâce à la mise en œuvre d’une politique dont la portée est reconnue même par les leaders des anciennes rébellions tels que Rissa Ag Boula ou Mohamed Anacko. En premier lieu, la politique de réinsertion des anciens combattants à tous les niveaux de l’État (forces de sécurité, administration, corps paramilitaires) et dans le secteur privé (BTP, transport, hydrocarbures) a donné naissance à une vraie bourgeoisie touarègue qui n’est guère incitée à faire la guerre puisqu’elle constate qu’elle peut mieux se réaliser dans un contexte de paix. En second lieu, la décentralisation, un des points de l’accord de paix de 1995, est effective : les villes et villages du nord ont été érigés -comme dans le reste du pays- en collectivités territoriales dirigées par des conseils locaux disposant d’une large autonomie de gestion ; plusieurs anciens leaders rebelles sont aujourd’hui maires ou conseillers dans leur terroir. En troisième lieu, en plus d’être prévu par la loi, le principe de la rétrocession d’une partie des recettes minières (15%) aux collectivités d’où elles sont extraites (notamment le nord avec l’uranium, l’ouest avec l’or et l’Est avec le pétrole) a été consacré dans la Constitution de novembre 2010 et effectivement appliqué. Ces changements sont importants car ils évitent de faire du nord un terreau favorable à l’instabilité et des élites touarègues, des alliés potentiels des islamistes, jonction qui s’est opérée au Mali où le MNLA, faut-il le rappeler, a combattu aux côtés des islamistes et a même un temps accepté le principe de la Charia avant de se rétracter opportunément pour se redonner une forme de virginité… Or, au Niger, les anciens rebelles ont spontanément pris leurs distances et condamné, dans un communiqué sans équivoque, les attentats perpétrés dans le nord.
La seconde raison pour laquelle la situation est différente de celle du Mali tient au fait qu’au Niger l’État est plus fort, du moins pas déliquescent. Même avant la crise malienne, il n’a ni dégarni le nord, ni été complaisant à l’égard des groupes armés. Alors que le Mali a signé parfois de mauvais accords, le Niger a souvent été intransigeant. En 2007 par exemple, quand a émergé dans le nord un Mouvement des nigériens pour la justice (MNJ) prétendant représenter la communauté touarègue, l’ancien président Mamadou Tandja a eu le mérite de leur refuser le qualificatif de rebelles et le courage d’opposer une fin de non-recevoir à ceux (France, Mali, Burkina…) qui lui demandaient de négocier. Le MNJ s’est délité progressivement face à la fermeté de l’État qui a manié le bâton et la carotte pour en venir à bout. C’est à cette époque que des efforts importants ont commencé à être déployés pour renforcer les capacités de défense des forces armées. Ces dernières étaient ainsi mieux préparées que leurs homologues maliennes pour faire face à l’afflux de combattants venus de Libye suite au renversement du colonel Kadhafi. Ces efforts se sont poursuivis avec le président FAIssoufou : le Niger a modernisé sa petite aviation, se dotant même pour la première fois de deux chasseurs Sukhoi 25 ukrainiens réputés robustes et efficaces pour l’attaque au sol, tout en consolidant sa force terrestre et le maillage de son territoire. A ces efforts, s’ajoute la présence de forces et systèmes de surveillance (notamment les drones) français et américains. En quelque sorte, le Niger est ainsi relativement immunisé contre une déstabilisation de l’envergure de celle qui a frappé le Mali. Le défi reste colossal pour autant.
Une guerre asymétrique potentiellement longue
Le principal défi tient au fait que la guerre contre les groupes armés est devenue asymétrique, concept maintenant courant dans la diplomatie et les média nigériens. Autrement dit, défaits sur le terrain dans la confrontation contre les troupes françaises et africaines, ces mouvements islamistes armés ont déplacé le combat sur le terrain du terrorisme. Le Niger, qui ne voulait déjà pas de l’intervention militaire occidentale en Libye, se retrouve malgré lui engagé dans une guerre contre le terrorisme et dans des investissements coûteux dont il aurait voulu se passer.
De même, Français et Américains dont l’intervention en Libye a semé les graines de l’instabilité et de la consolidation des groupes islamistes dans le nord du Mali, se présentent aujourd’hui comme les porte-flambeaux d’une politique d’endiguement du terrorisme dans la région… En conséquence, ils déploient avions, troupes spéciales et systèmes de renseignement chez les voisins du Mali et notamment au Niger, pays qui avait réussi dès les années 1970 à fermer les bases militaires françaises et à toujours résister aux demandes d’installation de bases étrangères sur son territoire. Au moment où la quête de souveraineté est forte et que, par exemple, la Constitution de 2010 fait obligation à l’État d’affirmer sa souveraineté sur ses ressources, qu’il commence à s’y atteler en dénonçant publiquement le faible apport de l’uranium largement monopolisé par la France au budget national (seulement 5%), les retombées de la crise malienne obligent les autorités à renforcer la sécurité des sites d’exploitation minière qui tombent de fait sous la tutelle des forces spéciales françaises.
On entre ainsi dans un cycle dangereux : le Niger accueille des forces étrangères (un point qui est loin de faire consensus dans le pays) en espérant disposer d’un parapluie antiterroriste, mais une situation qui attise davantage l’animosité d’islamistes. Du reste, après les attentats du 23 mai, une des justifications présentées par les auteurs est qu’ils constituent «une première réponse à une déclaration du président du Niger, inspirée de ses maîtres à Paris, affirmant que les djihadistes ont été écrasés militairement». Il ne faut pas sous-estimer ce discours, il est vrai classique, reléguant les élites locales au statut de suppôts de l’Occident. Il est certes destiné aux autres groupes islamistes, mais vise aussi à se faire des sympathies dans un pays largement musulman, où les institutions sont encore fragiles et où les clivages politiques sont difficiles à transcender, comme le montrent les déclarations de l’opposition suite aux différents attentats. Dans ces conditions, il faut à tout prix éviter une « irakisation » du Niger et de l’espace sahélien. Pour cela, plus que la mutualisation de certains moyens, le partage d’informations et les réunions régulières des responsables du secteur de la sécurité, le temps est venu de pousser l’intégration régionale en développant, entre autres, une véritable politique de défense commune aux pays concernés.
*Mamoudou Gazibo, professeur titulaire, département de science politique de l’Université de Montréal, a publié, dernièrement et avec Daniel Bach, Neopatrimonialism in Africa and Beyond, New York and London, Routledge, 2011 (en français sous le titre : l’État néopatrimonial : Genèse et trajectoires contemporaines, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa).