« Le risque d’une extension régionale du conflit ne fera que s’accentuer à mesure que la guerre s’éternisera ». Entretien avec Stéphane Lacroix.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Les attaques du 7 octobre étaient-elles prévisibles ?
Stéphane Lacroix : Que la situation pour les Palestiniens - en particulier à Gaza sous blocus depuis maintenant seize ans, avec une population privée d’avenir, mais aussi en Cisjordanie où la colonisation a connu une énorme accélération avec des violences répétées contre les communautés palestiniennes - ait été intenable, tous les observateurs en convenaient ; mais personne ne s’attendait à une attaque de cette violence, suivie d’une conflagration de cette ampleur. La doxa des diplomaties occidentales ces dernières années était que la question palestinienne n’intéressait plus personne. C’était un peu la logique figurant derrière les accords d’Abraham portés par les Américains : faire la paix entre États autoritaires arabes et Israël sans les Palestiniens. Les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan avaient signé de tels accords et l’Arabie Saoudite n’était pas loin de faire de même. Les Israéliens eux-mêmes croyaient Gaza sous contrôle – leur armée était plutôt concentrée en Cisjordanie, qui cristallisait récemment les tensions. Loin de la légende d’un Mossad qui connaîtrait les faits et gestes des habitants de Gaza, ils ont été pris de court, comme tout le monde. Les alliés mêmes de Hamas – l’Iran et le Hezbollah – semblent n’avoir rien su ou du moins rien de précis de ce qui se tramait. On le voit dans leurs premières déclarations, qui ne renvoient pas l’image d’une action concertée.
Pensez-vous qu’il existe un risque que la guerre entre Israël et les Palestiniens s’étende aux pays voisins et même au-delà ?
Stéphane Lacroix : Ce qui semble clair à ce stade, c’est que beaucoup n’y sont pas prêts. Le Hezbollah et l’Iran ont naturellement affiché un soutien sans faille au Hamas mais en calibrant leurs propos et leurs actions pour limiter les risques d’un changement d’échelle du conflit. C’est particulièrement visible dans le cas du Hezbollah. Un conflit de basse intensité a lieu depuis maintenant un mois et demi à la frontière israélo-libanaise, avec déjà des dizaines de morts mais ni Israël ni le Hezbollah n’ont jusqu’ici pris le risque d’une riposte qui pourrait faire basculer la situation. Le dirigeant du Hezbollah Hassan Nasrallah a prononcé début novembre un discours très attendu dans lequel il a soufflé le chaud et le froid : d’un côté, en rappelant la menace que représente le Hezbollah pour Israël ; de l’autre, en réaffirmant que les attaques du 7 octobre ont été une initiative purement palestinienne et en s’abstenant d’annoncer une intensification de l’implication de son mouvement dans le conflit actuel. Le problème pour le Hezbollah est aussi interne : sa raison d’être étant la « résistance » à Israël, son attentisme relatif risque d’éroder sa légitimité aux yeux de ses sympathisants. D’où la ligne de crête sur laquelle il évolue depuis début le 7 octobre. Les seuls alliés du Hamas à être jusqu’ici entré en guerre sont les Houthis du Yémen… mais vu leur éloignement du terrain du conflit, cela reste largement rhétorique. Tout au plus peuvent-ils perturber la navigation maritime en mer rouge, comme ils l’ont montré récemment.
Quant au gouvernement israélien, il semble que les plus « faucons » de ses membres (notamment parmi l’extrême-droite) entretiennent l’idée d’une régionalisation du conflit qui s’élargirait au Hezbollah, avec comme conséquence probable que l’Iran s’implique à son tour. Il s’agirait de leur point de vue de profiter de l’ampleur du soutien (notamment militaire) américain et du suivisme des gouvernements occidentaux pour « régler tous leurs problèmes d’un coup » avec sans doute en ligne de mire des frappes contre l’Iran. Il est cependant peu probable, à en juger par leurs déclarations, que les Etats-Unis valident une telle option.
Au niveau global, il est évident que la Russie et la Chine regardent la situation de près mais elles restent pour le moment en retrait. Moscou a surtout intérêt à ce que la guerre se prolonge, dans la mesure où cela relâche la pression qu’il subit depuis son invasion de l’Ukraine. Ses soutiens dans le Sud global ont évidemment beau jeu de dénoncer le « deux poids-deux mesures » des Occidentaux qui n’appliquent pas à la Palestine le traitement qu’ils réservent à l’Ukraine. Quant à la Chine, elle s’est figée dans une position favorable aux Palestiniens qui demeure toutefois attentiste. Il est peu probable qu’elle cherche à s’impliquer dans le conflit. Ces deux pays voient surtout avec délectation l’Occident s’empêtrer dans ses contradictions et ils espèrent bien en tirer des dividendes sur le long terme.
La seule éventualité réelle, à ce stade, d’un élargissement régional du conflit résulterait d’une escalade non anticipée consécutive à une erreur de calibrage de la riposte d’Israël ou du Hezbollah sur le front libanais. Ce risque ne fera que s’accentuer à mesure que la guerre s’éternisera. C’est cela qui doit être observé de près et c’est pour cela qu’il est sans doute dans l’intérêt de tous ceux qui veulent éviter ce scénario catastrophe d’obtenir un cessez-le-feu le plus rapidement possible.
Certains pensent que les attaques du Hamas ont été menées pour empêcher la signature de l’accord entre l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis. Quel crédit accorder à cette assertion ?
Stéphane Lacroix :C’est certainement un élément important, même si ce n’est pas le seul. D’abord parce que le mouvement des normalisations avec Israël a commencé depuis 2020 (avec les Émirats arabes unis). Il est néanmoins vrai que l’Arabie Saoudite est un plus gros morceau : pays des deux lieux saints de l’islam et soutien traditionnel (même si cela est de façon largement rhétorique hormis en 1973 lorsque les Saoudiens ont utilisé l’arme du pétrole) de la cause palestinienne, son basculement dans le camp des accords d’Abraham aurait accentué la marginalisation de la question palestinienne – cette même question que les attaques du Hamas ont replacée au centre du jeu politique moyen-oriental.
Les pays arabes et musulmans n’ont pas exprimé leur réel soutien aux attaques du Hamas, ils se montrent attentistes, parfois jusqu’à la neutralité, dans ce conflit. Comment l’analysez-vous ?
Stéphane Lacroix : Les seuls soutiens véritablement explicites sont venus, sans surprise, des quelques pays se réclamant dudit « axe de la résistance » : l’Iran, la Syrie et leurs alliés libanais du Hezbollah et yéménites du mouvement houthi. Les dirigeants arabes, sans soutenir les attaques, ont publié des communiqués s’émouvant du sort des Palestiniens et rappelant leurs droits. C’est en soi – sur le plan rhétorique au moins – un changement, puisque la question palestinienne avait considérablement perdu sa centralité dans les agendas de la plupart des pays arabes depuis un moment. Qu’on se souvienne par exemple que Mohammed ben Salmane, prince héritier et homme fort d’Arabie Saoudite, expliquait il y a encore peu de temps qu’il n’était pas responsable des Palestiniens et que sa seule boussole était la transformation économique de son pays. Or l’Arabie a adopté depuis le 7 octobre un tout autre discours, beaucoup plus offensif dans sa condamnation de la politique israélienne. On doit voir là, a minima, une concession aux opinions publiques du monde arabe, dont les événements récents nous rappellent qu’elles restent très largement acquises à la cause palestinienne. La condamnation la plus explicite des attaques du 7 octobre est venue des Émirats arabes unis, ce qui là encore n’est pas surprenant puisqu’il s’agit du pays entretenant les relations les plus étroites avec Israël.
Tout cela reste de la rhétorique. Dans les faits, il ne s’est pas passé grand-chose. Certains pays ont certes défendu au sommet des États arabes qui s’est tenu le 11 novembre à Riyad l’idée d’un front commun arabe qui s’autoriserait à user de l’arme pétrolière et de pressions diplomatiques maximales (rupture des relations, etc.) pour imposer à Israël un cessez-le-feu et son retour aux frontières de 1967. On trouve dans ce front des pays comme la Syrie mais aussi la Tunisie et l’Algérie, traditionnellement très attachés à la cause palestinienne. Les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite ont toutefois fait échouer le projet. L’Arabie Saoudite ne compte visiblement pas renoncer définitivement à son projet de normalisation, que Mohammed ben Salmane lie à la réussite de son plan de transformation économique et sociale du royaume (présenté sous le nom de « Vision 2030 »). L’Arabie et les Émirats se sont également lancés il y a dix ans dans une guerre d’usure régionale contre les Frères musulmans (qu’ils lient au traumatisme qu’ont été pour eux les printemps arabes) et ils souhaitent l’affaiblissement du Hamas. Ces deux pays évoluent sur une ligne de crête : condamnations rhétoriques de plus en plus fortes à mesure que l’ampleur des destructions et du drame humanitaire à Gaza se fait jour et dans le même temps, efforts pour bloquer toute action concrète qui heurterait Israël pour ne pas insulter l’avenir de la normalisation.
L’Égypte enfin est dans une situation particulièrement compliquée puisqu’elle partage une frontière avec Gaza. La grande peur des Égyptiens réside dans leur conviction que les Israéliens sont en train de tenter de mettre en place cette vieille lubie de l’extrême-droite israélienne que constitue l’expulsion des Palestiniens vers les pays arabes voisins. Pour l’Égypte, cela signifierait l’arrivée de plus de deux millions de réfugiés qu’elle n’a pas les moyens de prendre en charge et à terme le risque d’une déstabilisation du pays et même de la région. L’ordre donné aux Gazaouis de quitter le nord de la bande de Gaza pour le sud a été vu comme une confirmation de ces craintes. D’où l’obsession égyptienne à garder la frontière fermée. Cette peur et le repli nationaliste égyptien qu’on constate depuis dix ans expliquent que Le Caire est resté assez en retrait dans les initiatives diplomatiques arabes de ces dernières semaines. On a l’impression que les Égyptiens continuent de croire que la meilleure manière d’éviter une seconde Nakba (catastrophe en arabe, nom donné au déplacement forcé de 700 000 Palestiniens à la création de l’Etat d’Israël) vers l’Égypte est de parler aux Israéliens (avec lesquels le président Abdel Fattah al-Sissi entretient de bonnes relations) et aux Américains, en évitant toute surenchère. Le média indépendant égyptien Mada Masr a quant à lui laissé entendre que des discussions auraient eu lieu entre Israël et l’Égypte pour l’accueil de 100 000 Gazaouis en échange d’aides économiques importantes à une économie égyptienne au bord de la faillite. Cette information a été immédiatement démentie par le pouvoir égyptien qui a en retour menacé Mada Masr. Étant donné le sérieux et la fiabilité de ce média, il n’est pas impossible que de telles discussions aient eu lieu ou même qu’elles se poursuivent. Néanmoins, dans l’hypothèse où un tel scénario se confirmerait, il serait un jeu de dupes : les Égyptiens voudront sans doute empocher les gains tout en faisant tout ce qui est possible pour pousser les Palestiniens à émigrer en Europe, ce qui risquerait de provoquer une nouvelle crise migratoire sur le vieux continent.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo : Frappes aériennes israéliennes sur la ville de Rafah dans le sud de la bande de Gaza, 9 octobre 2023. Crédit : Anas-Mohammed pour Shutterstock.