L'écluse biélorusse
Laurent Vinatier*
L'écluse biélorusse1
Nul ne sait si l’histoire est réelle, mais elle circule parmi les réfugiés, à la manière de ces légendes presqu’inventées, destinées à se faire doucement frissonner et finalement à se rassurer quant à sa propre situation. On raconte que plusieurs familles, un soir, alors qu’elles se heurtent depuis plusieurs jours aux douaniers autoritaires d’un État de transit dont on ne se souvient plus, décident de contourner la frontière pour trouver un poste de police plus avancé sur le territoire visé. Était-ce la Slovaquie ? La Pologne ? L’Autriche peut-être, déjà ? L’anecdote populaire ne le dit plus. C’est l’automne et il est autour de vingt-deux heures, lorsque deux couples, dont un avec un bébé, s’enfoncent dans la forêt. Au début, ils grimpent en suivant un sentier puis l’obscurité l’emporte sur les lampes de poche qui n’éclairent guère plus très loin. Cela ne peut pas être très long. Par souci de sécurité, les zones environnant les frontières sont habituellement plutôt assez dégagées : ils espèrent ainsi rejoindre bientôt une route. Le chemin redescend mais devient plus broussailleux. Le petit groupe avance à la file indienne. Le bébé commence à avoir faim ; il pleurniche, légèrement au début… Les deux hommes s’inquiètent. Le père voudrait faire une pause afin de nourrir l’enfant. L’autre est d’avis de continuer. Le ton monte un peu, électrique du fait de l’angoisse qui transpire. Les deux couples se séparent. La mère est épuisée. À peine a-t-elle la force de reprendre la route. Le froid de la nuit décourage ceux qui sont restés. L’homme hésite : il n’y a rien autour. La panique le paralyse. Le couple, dans un dernier élan, avance encore quelques mètres, cherchant un lieu plus exposé, au moins un chemin. Un endroit paraît adapté. Le mari part alors chercher de l’aide. On dit qu’il n’a retrouvé sa famille qu’au bout de deux jours. De froid ou peut-être d’angoisse, on dit aussi que le bébé est mort.
Les réfugiés dans leur grande majorité empruntent les passages officiels, préférant l’incertitude administrative et policière au no man’s land naturel. Turko, jeune homme d’une trentaine d’années, a pris, au petit matin, sa place dans la queue qui s’allonge déjà face aux quelques guérites des douaniers biélorusses à la sortie de Brest-Litovsk. Il reconnaît plusieurs de ses concitoyens ; on parle largement tchétchène, dans la colonne. Les enfants, assez nombreux, s’amusent entre eux. Les parents échangent leurs expériences de voyage, retrouvent d’anciennes connaissances, ici un cousin, là un voisin. On peut même entendre rire. Il règne comme un soulagement partagé pas réellement joyeux, comme une impression de confiance renforcée par le sentiment de n’être plus seul après la fuite. Les mille premiers kilomètres s’avèrent encore un peu inquiétants, inconfortables aussi selon le véhicule choisi. Puis les nerfs s’apaisent au fil des mille qui suivent, la Tchétchénie et ses menaces arbitraires s’éloignent. Certains passent par l’Ukraine, une minorité semble-t-il. Mieux vaut faire le détour par la Biélorussie et ne traverser qu’une seule frontière internationale officielle dont la réalité cependant n’est guère très marquée. Les mille derniers kilomètres voient grandir l’impatience. Turko n’a plus peur. Il ignore où il va mais peu importe. Il sait que dans quelques heures, ou au maximum quelques jours, il aura passé la dernière frontière officieuse de Russie.
Le poste s’approche. Une dizaine de personnes encore ; mais la moitié sont tchétchènes, il ne devrait plus y avoir beaucoup d’attente alors. Turko vérifie une énième fois que le billet de dix dollars tout juste acquis au bureau de change à côté est bien placé à la page de la photo. La méthode est testée depuis plusieurs mois : le billet américain, un par personne, accélère de manière significative le rythme de passage des réfugiés tchétchènes. Le citoyen biélorusse, juste devant Turko, paraît, lui, plus nerveux. En effet, lorsque vient son tour, le contrôle s’éternise. Le douanier relève la tête, pose une question en la rebaissant, explore son ordinateur, repose une question puis replonge dans le processus dont personne ne peut vraiment soupçonner la subtilité. Il sort de la guérite et le candidat au départ pâlit. Ce n’est jamais bon signe. Finalement au bout de cinq minutes, il reparaît accompagné d’un homme manifestement plus gradé. Le Biélorusse est invité brusquement à se mettre sur le côté : une nouvelle procédure débute pour lui. Turko a la voie libre ; il s’avance le plus naturellement possible, en ne souriant pas trop. Il salue l’officier en russe. Pas de réponse. Celui-ci ouvre le passeport, prend le billet, retourne le passeport à son propriétaire et ouvre la grille. Turko aperçoit la Pologne.
Il y a une centaine de mètres à parcourir avant de se rendre aux autorités polonaises. Il fait bon ce jour-là, c’est agréable. Les idées se bousculent. Il pense à sa famille restée là-bas mais ne peut aussi s’empêcher de revenir à l’étrange pratique administrative qu’il vient de vivre. Au fond, l’État biélorusse a tout intérêt à faciliter ainsi le transit des réfugiés tchétchènes. D’abord, cela évite que ceux-ci, notamment les moins pacifiques, ne trainent trop sur leur territoire. Ensuite, cela crée un problème supplémentaire en Pologne et indirectement en Europe, ce qui, du point de vue biélorusse, est toujours positif. Enfin, ces flux apportent un surcroît conséquent de salaire aux officiers de douane. En face en revanche, les Polonais sont dits plus attentifs. Quasiment immédiatement, les réfugiés illégaux sont envoyés au centre policier de Terespol, à quinze kilomètres. Turko y arrive seul. Il connaît bien sûr plus ou moins les procédures et habitudes du lieu. Tous les demandeurs d’asile, principalement tchétchènes, sont entassés dans une pièce du commissariat, où ils peuvent attendre pendant plusieurs heures. En début d’après-midi le plus souvent, un officier polonais de l’immigration arrive et sélectionne une vingtaine de réfugiés, parfois trente, parfois cinquante. Cela dépend du hasard ou de la chance. Turko est surpris néanmoins de ne pas faire partie du lot. Comme les autres malchanceux, il est raccompagné à la frontière et rendu à la Biélorussie. Il est 18 heures, 13 mars 2003. C’était un beau jour pourtant. Qu’à cela ne tienne, il réessayera demain.
La fuite par la Biélorussie domine largement la géographie migratoire tchétchène. La voie par l’Ukraine est également empruntée mais dans une moindre mesure. La Pologne – que les réfugiés quittent l’un ou l’autre de ces États –, demeure alors un passage quasi obligé, à l’inverse de la Slovaquie plus difficile d’accès. Le pays devient rapidement une plaque tournante stratégique dans le parcours des réfugiés, permettant ensuite de rejoindre illégalement l’Autriche et l’Allemagne puis la Belgique et la France, principalement. Dès 2002, les arrivées se multiplient. S’il y a 1300 demandeurs d’asile tchétchènes en Pologne en 2001, ceux-là sont déjà presque 3000 en 2002, 5 300 en 2003 et 8 400 en 2004, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur polonais2. En 2005 et 2006, le flux tend à décroître jusqu’à 6 000 par an en 2005 et 2006 pour se réduire un peu plus encore en 2007, selon les chiffres du HCR en Pologne. Le pic de 2004 correspond à l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne. La baisse relative qui suit résulte des nombreuses difficultés d’intégration des Tchétchènes en Pologne et en Europe de l’Ouest de manière générale, dont les échos en Tchétchénie dissuadent certains de franchir le pas de l’émigration. Dès 2006, les départs diminuent. Sous l’effet ensuite d’une nette amélioration économique et sociale sous l’impulsion de Ramzan Kadyrov, la décision de partir, qui ne disparaît évidemment pas de Tchétchénie, touche de moins en moins de personnes. La voie par le sud, partant des États caucasiens, de la Turquie ou du Moyen-Orient, ne concerne que deux ou trois milliers d’individus sur la période 2000-2007, qui procèdent tous de la même façon, à savoir le choix d’un vol avec une escale sur un des aéroports européens (espagnol, français, grec ou italien) où ils se rendent aux autorités en demandant l’asile politique3. Il est à noter que beaucoup de réfugiés tchétchènes, qui poursuivent leur migration au départ de la Turquie, préfèrent en fait passer par la Pologne ou l’Ukraine.
Turko se lève tôt le lendemain matin et court au bureau de change qui vient d’ouvrir récupérer le billet sésame contre les quelques centaines de roubles qu’il lui reste. Peut-être qu’en arrivant plus tôt à Terespol, si les officiers du commissariat s’habituent à son visage, ils auront inconsciemment tendance à le choisir, comme s’ils le connaissaient au fond. Il a donc pris la peine de se raser et de mettre une chemise bleue, pour voir. L’obstacle biélorusse ne pose aucun problème. Une formalité. Ils sont peu nombreux lorsque Turko arrive au centre de Terespol. Moins de dix a priori : une femme avec deux enfants, un jeune couple et quelques autres hommes seuls attendent déjà dans la salle. Il a dû donner son nom, comme hier, et son âge au bureau d’accueil. Les réfugiés peuvent se déplacer librement dans le hall. Il y a assez de chaises au début. Turko fait les cent pas, regarde les affiches du couloir, tente d’échanger trois mots en russo-polonais avec les employés qu’il croise. Bientôt, les chaises manquent pour les nouveaux arrivants. Les Polonais ouvrent une deuxième pièce. Les enfants sont relativement calmes. L’incertitude apaise les premiers signes annonciateurs d’une petite faim. Turko n’a plus de chaise ; il l’a laissée à une jeune maman qui porte un bébé. Tant pis, il décide de passer plus de temps à déchiffrer le polonais et à tenter des correspondances avec le russe. Il croise un de ses voisins à Grozny, avant la guerre, qui vient juste de donner son nom à l’entrée. Intéressant. Il a passé deux ans en Ingouchie dans un camp à la frontière. Mais il est question maintenant de le fermer, les pressions vont s’accentuer. Il était préférable alors de partir de nouveau. La conversation s’arrête net : l’officier de l’immigration vient d’arriver. Tout le monde se lève, ou presque. Il a la liste des noms, peut-être une soixantaine de personnes en tout. Il passe dans les deux pièces, regarde rapidement. Turko trouverait assez injuste que ce voisin qui vient de tenter pour la première fois l’asile soit pris et pas lui. L’officier revient. Ceux qui savent tentent de prendre une contenance sérieuse mais naturelle. On peut lire en revanche sur le visage des nouveaux un air désemparé. L’officier s’immobilise devant Turko, attiré peut-être par la chemise bleue. Ou l’a-t-il déjà vu quelque part ? Il est choisi. La jeune maman aussi avec son bébé et son mari, ainsi qu’une quinzaine d’autres dont il avait à peine remarqué la présence. Son ex-voisin devra réessayer.
L’attente se poursuit. L’un après l’autre, chacun est entendu par l’officier accompagné d’un interprète. Turko explique son parcours, son arrestation à Grozny avec ses collègues du Conseil danois des réfugiés en octobre 2002. Les Russes ont voulu, tente-t-il de rationaliser, faire pression sur les Danois pour obtenir l’extradition du leader séparatiste Akhmed Zakaev, envoyé spécial du président Maskhadov pour les négociations de paix. Celui-ci est alors retenu à Copenhague où il compte assister à un congrès politique tchétchène. Tous sont libérés après coup, une fois le différend diplomatique réglé entre la Russie et le Danemark, mais ils restent une cible dans le climat de non-droit et de violence qui règne à l’époque en Tchétchénie. Turko qui en a les moyens décide donc de partir. L’officier n’émet aucun son, ni ne le regarde. L’entretien est froid, administratif, formel. Il ne s’attend guère à vrai dire à une quelconque compassion. Il n’est pas en colère. Il sourit presque sur la photo d’identité que la police polonaise enregistre, au moins jusqu’à ce qu’on lui intime l’ordre de rester neutre. Il dépose également ses empreintes. Il n’en faut pas plus pour officiellement devenir demandeur d’asile en Pologne. Lui et son petit groupe, comme les centaines qui l’ont précédé et les milliers qui suivront, sont alors conduits à leurs frais, pour trente dollars par personne, à la centrale d’accueil administrative de Debak à quelques kilomètres au sud de Varsovie. C’est fait : l’écluse européenne est passée. Il faudra juste qu’il pense à rembourser le jeune père qui lui a avancé l’argent.
La soirée est déjà bien avancée. Le taxi traverse Varsovie, il ne s’arrête pas : la destination finale, Debak, se trouve un peu plus loin, à l’écart, sans doute à proximité d’un lieu d’habitation éponyme. En vérité, on s’interroge, personne n’en sait rien. Il est assez impressionnant d’arriver de nuit à la centrale d’accueil administratif de Debak. Perdue au milieu d’une forêt, la route serpente un moment avant de déboucher devant une petite maison de briques d’où part de chaque côté une haie grillagée avançant dans la forêt entre les arbres. La voiture se gare sur un grand parking bétonné devant ce poste. C’est en pénétrant dans la maison qu’on comprend la disposition générale du lieu. Il ne s’agit là que du bureau du garde chargé d’actionner une grille laquelle s’ouvre alors sur un immense jardin ou terrain herbeux conduisant à une grande bâtisse de type soviétique. Les lumières des chambres éclairent le chemin. Le garde enregistre les nouveaux arrivants et leur attribue une place. Turko a un lit dans une espèce de dortoir. La famille partagera une chambre avec une autre. La porte de la grille se déverrouille ; ce soir, ils dorment en Pologne. Il n’y a pas grand-chose à faire pendant la journée. Turko marche le lendemain jusqu’à la ville de Debak, qui existe donc bel et bien. Les autres jours, il observe surtout le va-et-vient des réfugiés. Finalement il recroise son ex-voisin avec qui il passe deux jours. Au bout d’une semaine, le garde le convoque et lui explique qu’il est affecté dans un autre centre d’accueil. Il y en a dix-sept en Pologne, répartis sur tout le territoire. Lui a de la chance : il est à Varsovie, à Tcholka. Il salue ses compagnons du moment et se met en route.
Dans ce contexte d’afflux massif, la situation ne reste pas longtemps gérable. Les centres d’accueil sont rapidement débordés et surpeuplés. Ainsi, les conditions de vie des réfugiés de plus en plus nombreux se détériorent. « Une famille n’occupe qu’une seule chambre. Les enfants n’ont pas la possibilité de suivre l’année scolaire en Pologne et ne sont pas acceptés au jardin d’enfants. Les réfugiés n’ont pas le droit de quitter le camp plus de trois jours consécutifs. La direction du camp accorde par mois 70 zlotys par personne [équivalent de 15 euros] et 70 euros par enfant, jusqu’à 7 ans. Concernant les questions de santé, un médecin visite chaque camp deux fois par semaine pendant deux heures. Cependant, en cas d’urgence, les frais d’ambulance sont à la charge du réfugié ; ils ne sont payés par la direction du centre qu’en cas d’extrême urgence. Il n’y a aucun soutien psychologique »4. Ces difficultés amènent, en décembre 2004, 200 réfugiés du centre de Debak, soutenus par certains du centre de Lublin, à se mettre en grève de la faim pendant trois semaines. Cela ne change rien dans l’immédiat, mais sous la pression des organisations non gouvernementales polonaises, l’Union européenne débloque en 2005, en faveur du gouvernement polonais, une aide substantielle de plusieurs millions d’euros qui doit permettre de procéder aux réformes nécessaires à l’amélioration des conditions d’accueil des réfugiés. En effet au premier semestre 2006, le centre de Debak ferme pour rénovation, mais il est le seul. Ailleurs, les difficultés persistent.
*Laurent Vinatier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, auteur de Tchétchènes : une diaspora en guerre. Histoires tchétchènes, à paraître en 2014 aux Editions Petra.
- 1. Cet article est un extrait de Tchéchènes : une diaspora en guerre à paraître en 2014 chez Petra
- 2. Cité par Christophe CHATELOT, Le Monde, 11 novembre 2004.
- 3. Entretien anonyme, Paris, mars 2005. Un réfugié raconte qu’un groupe de Tchétchènes, peut-être en provenance d’un État du Moyen-Orient ou d’Azerbaïdjan, après une escale au Caire, est monté dans un avion Air France qui lui-même faisait escale à Paris, où ils ont demandé l’asile politique au début de l’année 2005. Estimation statistique de l’auteur, sur la base d’entretiens divers.
- 4. Entretien avec Satsita, réfugiée, Berlin, février 2006. Ces propos sont confirmés par toutes les organisations non gouvernementales polonaises et étrangères actives en ce domaine (Fondation Helsinki, Haut-Commissariat de Réfugiés, Conseil norvégien des Réfugiés) et par des observations personnelles de terrain en mars 2006