Les dynamiques d'intégration d'une littérature pankurde - Réflexions à partir de l'espace turco-irakien

04/2014

L’espace linguistique kurde est loin d’être homogène et la standardisation de la langue s’est faite très différemment selon les Etats qu’il recouvre. Ainsi, dans l’espace turco-irakien, le sorani est parlé uniquement au Sud (en Irak) tandis que le kurmandji l’est majoritairement au Nord (en Turquie) et dans le gouvernorat de Dohuk, région du Bahdinan, frontalière avec l’Irak (dans sa version dialectale appelée le bahdini). En revanche, si elles ne sont pas linguistiques, les frontières interétatiques sont scripturales, puisque le kurde s’écrit principalement en caractères latins au Nord et en caractères arabes au Sud. Les politiques linguistiques ont été également très différentes. Longtemps interdit en Turquie, le kurde a toujours été reconnu et toléré en Irak. Depuis 2005, il a acquis le statut de langue officielle du Kurdistan irakien. La pratique y favorise le sorani1.

La littérature contemporaine de langue kurde a donc connu des évolutions différentes de part et d’autre de la frontière. En Turquie, elle s’est développée progressivement, surtout après 1991 (en kurmandji et, dans une très moindre mesure, en zazaki). En Irak, son épanouissement a été plus libre et plus précoce, donc plus dense (en sorani et, dans une moindre mesure, en bahdini). Au grand dam du milieu littéraire qui rêvait d’une littérature unie, miroir de la nation kurde, les relations entre ces différents espaces littéraires ont été longtemps fragiles en raison de l’histoire politique du Kurdistan au XXe siècle. La situation a commencé à changer en Turquie lorsque la langue kurde a finalement été tolérée en 1991, et en Irak lorsque le Gouvernement régional du Kurdistan (ci-après Gouvernement régional) a vu le jour en 1992. Ce changement s’est confirmé du côté turc avec la levée de l’état d’urgence au Kurdistan turc en 2002 et l’élection, à partir de 1999, de maires pro-kurdes qui ont transformé l’action culturelle et favorisé l’apparition d’un milieu littéraire local, et du côté irakien avec la chute de Saddam Hussein en 2003 et la fin de l’embargo sur le Gouvernement régional qui ont permis l’accroissement des échanges transfrontaliers et régionaux.

Ces évolutions conjuguées ont-elles pour autant favorisé l’unification, tant débattue et espérée, d’une littérature et d’un milieu littéraire pankurdes ? Et cette unification passe-t-elle, si elle existe, par le développement des échanges transfrontaliers ?

Des échanges transfrontaliers croissants

Plutôt minces nous l’avons dit dans les années 1990, les relations et les échanges littéraires entre Kurdes d’Irak et de Turquie se sont étoffés de part et d’autre de la frontière après 2003, en particulier au niveau de la région du Bahdinan, pour des raisons de proximité aussi bien géographique que sociale et linguistique.

Les premiers contacts ont été individuels. Certains écrivains voyageaient du Kurdistan turc au Kurdistan irakien pour des raisons qui n’étaient d’ailleurs pas forcément littéraires, mais familiales ou professionnelles car beaucoup avaient une activité « principale » qui n’était pas l’écriture. Ces visites étaient autant d’occasions de nouer des contacts avec les écrivains de la région, puis d’établir avec eux des  relations privilégiées, voire amicales. Ainsi, à partir des années 1990, le poète Arjen Arî, originaire de Nusaybin et résidant à Diyarbakir où il avait acquis une grande notoriété, a plusieurs fois visité Dohuk où il s’est lié d’amitié avec Hesen Silevanî, président de la branche locale de l’Union des écrivains kurdes. Il se percevait d’ailleurs comme un membre de cette branche qui a publié, en caractères arabes, trois de ses ouvrages en kurmandji. Lorsqu’il est mort, en 2012, une délégation de l’Union des écrivains kurdes de Dohuk s’est rendue à Diyarbakir pour assister à son enterrement.

À partir des années 2000, diverses institutions ont organisé des rencontres entre écrivains des différentes parties du Kurdistan : les mairies pro-kurdes ou les maisons d’édition, lors de salons du livre ou de festivals littéraires et culturels en Turquie2  ; l’Union des écrivains kurdes ou directement le Gouvernement régional (notamment via sa direction culturelle) en Irak. Des liens se sont également noués entre les universités. Depuis quelques années, la section de langue kurde de l’Université de Mardin Artuklu en Turquie organise des séjours à celle de Dohuk, et des accords d’échanges ont été signés entre les deux universités. Dans l’enseignement supérieur, les étudiants et les enseignants sont parfois proches des milieux éditoriaux, voire écrivains eux-mêmes. Ces visites organisées dans un cadre universitaire sont donc pour eux des occasions de nouer des relations aussi bien littéraires que personnelles.

Les ressources financières disponibles au Kurdistan irakien ont par ailleurs favorisé les échanges et permis quelques travaux en collaboration. Le Premier ministre du Gouvernement régional a notamment développé une politique de soutien à l’édition en kurmandji qui vise à contrer les effets négatifs des politiques ayant favorisé l’arabe puis le sorani au motif que la création littéraire serait moins importante et le lectorat moins développé en kurmandji. Ce soutien passe par l’aide financière à la branche de Dohuk déjà citée, qui a pu ainsi publier 250 titres en bahdini depuis 2004. Ces ressources sont également utilisées par la branche locale pour organiser des rencontres ou subventionner quelques projets d’édition, très ponctuels, chez des éditeurs au Kurdistan turc. Toutefois, au sein du milieu littéraire kurde en Turquie, certains déplorent le peu de soutien, voire d’intérêt, du Gouvernement régional à leur égard.

Une faible intégration littéraire

Malgré ce contexte plutôt favorable, les relations individuelles demeurent aujourd’hui assez limitées et les rencontres organisées par les institutions ne semblent que peu contribuer à tisser des liens littéraires transfrontaliers, extra-institutionnels et durables. Pour les écrivains de Turquie et d’Irak, ce sont les difficultés de compréhension à l’oral (différentes langues kurdes et différents dialectes kurmandji) comme à l’écrit (différents alphabets) qui sont le principal obstacle au développement de relations individuelles et d’une connaissance de la littérature produite au-delà de la frontière.

Au demeurant, les activités de publication de part et d’autre de la frontière sont relativement faibles. La traduction d’un kurde à l’autre et la translittération d’un alphabet à un autre sont tout aussi limitées. Sur les 250 titres publiés à ce jour par l’Union des écrivains kurdes à Duhok, seuls cinq ont été écrits par des auteurs de Turquie. La revue de l’Union (Peyv), qui a une section en caractères latins, n’est quasiment pas diffusée en Turquie. Quant à la revue Nûbun, publiée uniquement en caractères latins à Duhok durant les années 2000, elle n’aurait eu presque aucun lectorat. Seuls quelques auteurs kurdes irakiens (dont le nombre s’accroît cependant) sont publiés en Turquie en traduction.

Les différends idéologiques sont une des raisons parfois évoquées pour expliquer la rareté des publications d’auteurs kurdes de Turquie au Kurdistan irakien, l’opinion généralisant et associant facilement les Kurdes de Turquie au PKK. Les caractéristiques des marchés du livre de part et d’autre de la frontière en sont une autre. En Turquie, les livres kurdes ont un public restreint et peu de soutien institutionnel, ils coûtent donc très cher, partant sont peu accessibles et peu compétitifs. Au Kurdistan irakien en revanche, les librairies ou maisons d’édition investisseraient plus volontiers dans la traduction de manuels scolaires ou professionnels pour lesquels il y a une forte demande. Les ouvrages produits au Gouvernement régional sont meilleur marché et seraient même parfois diffusés gratuitement par les institutions gouvernementales. Enfin, les circuits de distribution demeurent avant tout nationaux pour les deux pays3. Il convient pourtant de noter le développement au Kurdistan irakien d’un petit marché pour les livres produits en Turquie, marché constitué notamment par les étudiants en kurdologie et en turcologie, et par diverses populations, de nationalité turque, installées dans la région.
Comme en témoigne l’intitulé de la conférence organisée à Dohuk en novembre 2013, « Les journées littéraires du Nord et de l’Ouest » (soit du Kurdistan turc et syrien), les milieux littéraires demeurent relativement séparés par différentes frontières étatique, scripturale et dialectale. Il convient toutefois de mentionner que ces frontières sont plus poreuses dans les milieux situés en marge du champ littéraire, comme les milieux religieux. Depuis sa fondation à Istanbul en 1992, la maison d’édition Nûbihar, qui publie un magazine du même nom, est fortement implantée au Kurdistan turc et entretient des liens avec le Kurdistan irakien4. De fait, dans les milieux religieux, l’enseignement favorise la constitution de réseaux et la circulation de personnes et d’ouvrages entre les zones kurdes turque et irakienne, ne serait-ce que parce que leurs membres sont davantage familiers de la langue et de l’alphabet arabes.

L’intégration par le transnational et la reconnaissance littéraire

Si un certain espace littéraire transfrontalier se constitue tout de même, parfois autour de réseaux relativement anciens, il semble que les espaces régional et diasporique continuent à jouer un rôle considérable dans l’intégration d’une littérature kurde. La diaspora en particulier a largement contribué au développement de la littérature kurmandji, et dans une moindre mesure de la littérature sorani. Elle a été déterminante dans la formation, notamment dans les années 1970 à 1990, d’un petit milieu littéraire pankurde : des échanges ont eu lieu alors entre des écrivains venus de tout le Kurdistan, autour de revues, de maisons d’édition ou d’organisations politico-culturelles installées en Europe. Le passage par la diaspora a permis la consécration de certains écrivains qui ont pu ainsi rentrer au pays pourvus de ressources matérielles et symboliques acquises à l’étranger. Alors que son rôle diminue dans le processus de création littéraire proprement dit, son héritage semble donc jouer un rôle important dans l’intégration d’une littérature et d’un milieu littéraire kurdes.

En Turquie, ce sont les éditions Avesta qui publient en traduction le plus d’auteurs du Kurdistan irakien, des auteurs soranophones parmi les plus célèbres. Basée à Istanbul, cette maison joue un rôle important dans le développement de la littérature kurde contemporaine. Elle est désormais relativement bien connectée au Kurdistan irakien. Son propriétaire y voyage régulièrement depuis 2001 et a pu nouer des contacts avec les élites politiques et intellectuelles du  Gouvernement régional, contacts qui sont très certainement établis au sein de l’espace transnational, puisque Avesta est l’un des interlocuteurs privilégiés en Turquie des milieux intellectuels diasporiques. Elle publie notamment Farhad Pirbal, auteur kurde irakien (soranophone) qui est certainement le plus connu en Turquie. Originaire d’Erbil, celui-ci fréquente de manière régulière les festivals, foires ou conférences en Turquie où il semble être très apprécié. Son passage par la diaspora (il a vécu en France entre 1986 et 1994) explique peut-être cette meilleure connexion, mais il est aussi l’une des plus importantes figures littéraires du Kurdistan irakien, comme les autres auteurs publiés par cette maison. Il conviendrait d’étudier si le passage par la diaspora a favorisé la consécration des auteurs soranophones, comme c’est les cas pour les auteurs kurmandjophones de Turquie. Quoi qu’il en soit, ce sont les auteurs soranophones les plus consacrés qui sont traduits et reconnus en Turquie et qui dialoguent avec le milieu littéraire local, sans passer nécessairement par l’espace transfrontalier.

De manière similaire, le développement extrêmement rapide des médias au Kurdistan irakien a eu un fort impact sur le champ éditorial et intellectuel kurde de Turquie (et il faudrait le comparer à l’impact sur ce même champ des médias turcs comme TRT6[fn]TRT6 est une chaîne publique turque, ouverte le 1er janvier 2009, qui diffuse uniquement en kurde. ) : ces médias kurdes irakiens fournissent un travail désormais rémunéré à certains éditeurs et écrivains, transformant ainsi en profondeur les caractéristiques du champ littéraire kurde de Turquie. Cette évolution ne passe pas non plus obligatoirement par l’espace transfrontalier mais plutôt par des réseaux régionaux et transnationaux.


Les échanges transfrontaliers, quoique de plus en plus denses autour de réseaux pluriels, n’ont donc pas encore permis l’intégration d’une littérature kurde. C’est l’héritage diasporique qui, dans ce domaine, demeure important, l’intégration du milieu littéraire passant toujours par le transnational. Pour mieux saisir les dynamiques d’intégration de la littérature kurde, il conviendrait de considérer non seulement les espaces de relations et d’échanges transfrontaliers kurmandjophones, mais aussi un espace de compétition littéraire kurdophone qui passe encore par le transnational, et d’analyser leurs articulations mutuelles.


  • 1. Pour un aperçu récent des politiques linguistiques au Kurdistan, voir le numéro spécial de International Journal of Sociology of Language (n° 217, 2012) édité par Amir Hassanpour, Jaffer Sheyholislami et Tove Skutnabb-Kangas.
  • 2. Clémence Scalbert-Yücel, « Conflit linguistique et champ littéraire kurde en Turquie », thèse de doctorat en géopolitique, Université Paris Sorbonne-Paris 4, 2005.
  • 3. En Irak, ils s’inscrivent aussi dans les circuits de distribution du livre arabe.
  • 4. Les créateurs de Nûbihar se qualifient de « musulmans » et de « patriotes » kurdes, et voient dans l'islam la solution au problème kurde. Bien que se plaçant dans la ligne de Said-i Nursi, ils ne se présentent pas comme des nurcu et revendiquent une identité propre à l’« environnement de Nûbihar ». Clémence Scalbert-Yücel, « Conflit linguistique et champ littéraire kurde en Turquie », cité.
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