Les paradoxes de la transition énergétique allemande

09/2014

L’introduction par le gouvernement Schröder de la loi favorisant le développement des énergies renouvelables en 2000 a permis le déploiement des énergies renouvelables (EnR) en Allemagne. Leur développement a été accéléré par la décision d’Angela Merkel en 2011 de précipiter la fermeture des réacteurs nucléaires. Cette politique se traduit par une feuille de route qui vise à intégrer 80% d’EnR dans le système de production électrique à l’horizon 2050. Cette trajectoire est soutenue par plus de 80% des Allemands1 et aboutit à une double dynamique qui constitue à ce jour la réussite de la transition énergétique (Energiewende). La première concerne la croissance rapide des EnR qui atteignent près d’un quart du mix électrique allemand (23,4%) en 20132.

La seconde tient à l’appropriation citoyenne des modes de production : 47% de la capacité renouvelable installée en 2012 est détenue par les citoyens, pour 12% par les énergéticiens3. Pourtant, ce succès n’est pas exempt de paradoxes tant au regard de la sécurité de l’approvisionnement électrique de l’Allemagne que de ses objectifs climatiques. La sécurité de l’approvisionnement est abordée ici dans l’une de ses acceptions particulières : celle de la recherche constante de l’équilibre entre l’offre et la demande d’électricité. Or le défaut de stabilité du système peut provoquer des interruptions de fourniture d’électricité pour les citoyens et les entreprises. Ce risque de défaillances techniques constitue en soi une menace pour la sécurité de l’approvisionnement électrique que les enjeux liés à transition énergétique tendent à exacerber.

 

Une controverse sur la menace de pénurie

 

Le premier paradoxe de la Energiewende tient au fait que la surcapacité d’installations de production d’électricité est considérée par certains experts comme un risque pour la sécurité d’approvisionnement. Ce phénomène mérite explication.
Le déploiement rapide des EnR a été rendu possible grâce à des tarifs d’achats avantageux et garantis sur vingt ans. Ils ont été introduits par la loi de 1991 et réaffirmés par celle de 2000 et ses amendements de 2004 et 20114. Mais l’injection massive d’électricité verte dans le réseau génère de profondes incertitudes parmi les énergéticiens. Elle fait baisser les prix de l’électricité sur le marché de gros5 privant les centrales conventionnelles, supposées assumer la charge de base, de revenus. Les difficultés financières des énergéticiens traditionnels se sont aggravées en raison de la hausse du prix du gaz sur les marchés internationaux. Les coûts de production de l’électricité issue du gaz ont ainsi considérablement augmenté alors que, dans le même temps, les prix de vente sur le  marché de gros ont diminué. Cette équation est d’autant plus difficile à résoudre pour les industriels du secteur que les centrales à gaz ne sont mobilisées que lorsque l’éolien et le solaire ne produisent pas suffisamment d’électricité. Résultat : les énergéticiens font fonctionner leurs centrales à perte. Faute de rentabilité suffisante de leurs outils de production, ils ont demandé à l’Agence fédérale des réseaux (Bundesnetzagentur) l’autorisation d’arrêter quarante et une centrales. Le régulateur peut accéder à cette demande si la centrale n’est pas considérée comme nécessaire à l’équilibre du système. Dans le cas inverse, l’Agence peut imposer aux énergéticiens son maintien en service. C’est la raison pour laquelle, elle a seulement autorisé l’arrêt de seize centrales conventionnelles, la plupart situées dans le Nord de l’Allemagne où la production éolienne est importante. En revanche, EnBW6 s’est vue refuser l’arrêt de cinq de ses centrales dans le Sud. Cette partie du pays va subir prochainement l’arrêt des derniers réacteurs nucléaires et manque de ressources alternatives pour garantir l’approvisionnement de ses gros centres de consommation7. Faute de revenus satisfaisants pour leurs centrales conventionnelles, les énergéticiens agitent le spectre des pénuries pour inciter le gouvernement à introduire un marché de capacité.

Pourtant, la réalité de ce risque de rupture d’approvisionnement est controversée et oppose plusieurs acteurs clés. La Fédération de l’industrie électrique estime que les autorités publiques sont, jusqu’à présent, intervenues sur le marché de l’électricité au détriment des énergéticiens. Selon elle, il est temps de rectifier ce déséquilibre et d’éviter que, faute de rentabilité, les énergéticiens ne soient plus en capacité d’assurer la sécurité d’approvisionnement. L’Agence fédérale des réseaux minimise, quant à elle, le risque d’interruption de fourniture et considère que le système de capacité de réserve hivernale permet d’éviter de telles défaillances. Pour elle, la question est moins de maintenir les centrales conventionnelles en fonctionnement que de mieux répartir les sources de production sur le territoire. En outre, elle estime que l’accélération de la construction des réseaux reliant le Nord au Sud représente la meilleure option. Le ministre de l’Economie et de l’Energie va lancer les négociations avec les énergéticiens mais il s’est d’ores et déjà déclaré défavorable à un marché de capacité global trop coûteux à une période où l’Allemagne cherche à enrayer la dynamique des coûts. En revanche, il s’est dit ouvert à des solutions plus régionalisées. Pour éviter tout risque de pénurie et assurer l’équilibre technique et financier de la transition énergétique, le gouvernement va devoir trancher. Or la question du marché de capacité n’a pas été intégrée dans les réformes proposées début 2014.

 

Conflits d’intérêts régionaux et risque de pénurie

 

Le deuxième paradoxe tient aux conflits d’intérêts existant entre les Länder. Certains d’entre eux, par exemple ceux du Nord, ont massivement investi dans les capacités renouvelables et bénéficient ainsi de transferts financiers massifs par le biais de la taxe sur les énergies renouvelables. Or la concentration des centres de production dans le Nord fait du transport de l’électricité vers les centres de consommation du Sud un enjeu considérable. La construction de nouvelles infrastructures de réseau apparaît ainsi nécessaire pour équilibrer l’offre et la demande mais l’opposition des populations locales aux nouvelles lignes à haute tension et l’opportunisme politique conduisent certains responsables régionaux à freiner l’avancement des projets de construction de réseaux, pourtant essentiels pour connecter le Nord au Sud. Depuis 2011, chaque Land allemand a développé son propre concept énergétique et essaie de bénéficier au mieux du financement des énergies renouvelables. S’ils sont motivés par la construction de nouvelles capacités renouvelables, les Länder sont nettement moins favorables aux projets d’infrastructures de réseaux qui les traversent. C’est particulièrement le cas en Rhénanie du Nord-Westphalie, en Hesse et en Thuringe. Tous sont directement touchés par la construction des « autoroutes de l’électricité », qui visent à compenser l’inégale répartition territoriale entre sites de production et centres de consommation. L’opposition de ces Länder est sous-tendue par une forte résistance citoyenne contre les nouvelles lignes. Ils ont également des alliés parmi certains Länder du Sud (comme la Bavière) qui préfèrent assurer leur propre production et ne veulent pas dépendre du Nord. Ensemble, ils cherchent à démontrer que des solutions alternatives sont possibles et remettent en cause le choix de ces « autoroutes de l’électricité. » Dans l’état actuel de l’avancement de la transition énergétique allemande, cette position peut menacer à terme l’approvisionnement continu de l’électricité sur le territoire de la République fédérale.

Les besoins en investissements8 – considérables –, les durées et les retards de planification,  les changements de règles juridiques et les difficultés de coordination entre administrations ralentissent les projets de réseaux et constituent des obstacles supplémentaires à la construction de nouvelles lignes. Depuis 2009, seulement 268 km sur les 1 855 km de réseaux considérés comme prioritaires ont été construits9. A défaut de consolidation et d’expansion des lignes électriques allemandes, les réseaux des pays limitrophes sont régulièrement déstabilisés par le transit massif d’électricité verte de la République fédérale. C’est pourquoi les projets de construction de réseaux représentent l’une des priorités du gouvernement de Berlin qui va devoir aider les Länder à dépasser leurs intérêts particuliers.

 

La transition énergétique à l’origine de la part croissante du charbon ?

 

Troisième paradoxe, l’augmentation de la part du charbon dans le mix électrique représente probablement l’effet le plus inattendu de la transformation du système électrique allemand. En 2013, pour la première fois depuis la réunification du pays, la production d’électricité issue du charbon a atteint un record de 162 millions kWh10. Ce « retour » du charbon s’explique autant par la politique intérieure de Berlin que par la situation énergétique internationale.

Depuis 1993, le pays dispose d’importantes réserves carbonifères. Elles se concentrent dans la Ruhr, en Saxe et dans le Brandebourg, trois régions dont l’économie dépend de leur exploitation. En dépit des dégâts sur l’environnement, leurs représentants politiques sont les principaux défenseurs du maintien en activité des centrales à charbon. Ils sont manifestement soutenus par une partie du Parti social-démocrate (SPD), actuellement au pouvoir dans une coalition avec les chrétiens-démocrates (CDU). D’une part, les mineurs constituent l’électorat traditionnel du SPD ; d’autre part, malgré des discours pro-climatiques, une partie de la formation de gauche défend l’exploitation du charbon (comme par exemple en Rhénanie du Nord-Westphalie) et bénéficie du soutien du lobby industriel du charbon. Quant à la CDU, certains de ses experts en énergie réclament le maintien de faibles tarifs d’électricité pour l’industrie allemande et soutiennent toute initiative allant dans ce sens.

Au regard de la politique internationale, les énergéticiens allemands profitent à la fois de la baisse du prix du charbon sur le marché mondial depuis le boom du gaz de schiste aux Etats-Unis et, dans le même temps, de la faiblesse du prix des quotas d’émission de carbone sur le marché européen.

Cette conjonction de facteurs rend le prix du charbon plus attractif que celui du gaz. Dans ce contexte, quelle est la part de responsabilité de la transition énergétique dans l’augmentation du recours au charbon ? D’un côté, certains observateurs affirment que les centrales à charbon ont dû être relancées pour garantir la fourniture continue d’électricité et faire face à l’intermittence des renouvelables. De l’autre, des analystes montrent que la part croissante des EnR dans la production d’électricité a contribué à diminuer la rentabilité des centrales à gaz au profit de celles au charbon moins onéreuses. Enfin, d’autres études soulignent que l’augmentation de la part du charbon dans la production électrique s’explique principalement par la hausse de l’efficacité énergétique des unités de production au charbon. Huit nouvelles centrales à charbon plus efficaces et moins polluantes doivent entrer en service dans les deux prochaines années, notamment dans le Sud. Elles doivent remplacer les sites plus vétustes et davantage émetteurs de CO2. Notons que, compte tenu de la durée de planification de telles infrastructures, les projets de construction ont été lancés bien avant le début de l’intensification du déploiement des EnR11. Il n’en reste pas moins que l’enjeu essentiel de la transition énergétique est non seulement de réussir à court terme la sortie du nucléaire mais également de sortir à court et moyen terme du charbon sans menacer la sécurité de l’approvisionnement, tout en conservant des prix abordables pour l’électricité et en satisfaisant aux objectifs climatiques. Le défi est de taille. La suppression des aides aux énergies fossiles prévues en 2018 et la consolidation du marché européen du carbone pourraient représenter les incitations qui semblent actuellement manquer en Allemagne pour obtenir un consensus politique sur ce point et orienter les investissements vers d’autres sources moins polluantes12. On l’aura compris,  les intérêts régionaux et économiques pèsent lourd et expliquent le manque de volonté politique pour aborder le sujet. Le commissaire européen à l’Energie, Günther Oettinger, considère d’ailleurs « impossible de réaliser en même temps la sortie du nucléaire et celle du charbon »13. La crise ukrainienne va retarder d’autant tout projet de réduction de la dépendance au charbon.

Le ministre allemand de l’Economie et de l’Energie doit faire face à plusieurs problèmes qui représentent autant d’intérêts particuliers, au niveau local, régional, fédéral et européen. Les réformes qu’il a proposées en janvier 2014 - et qui sont entrées en vigueur le 1er août 2014 après avoir été adoptées par le parlement au cours de l’été - visent à garantir la sécurité de l’approvisionnement électrique, à satisfaire le droit à la concurrence européen et à rendre le prix de l’électricité abordable pour « éviter la désindustrialisation de l’Allemagne »14. Leur mise en œuvre va dépendre de la capacité du ministre à inciter les autorités fédérales et régionales à coopérer de façon étroite et à rendre compatibles les différents intérêts en jeu, y compris ceux des énergéticiens et des producteurs d’énergies renouvelables.

  • 1. Verbraucherzentrale, 2013, Zwei Jahre Energiewende: Was sagen die Verbraucher ?, issu d’un sondage Forsa réalisé en juin 2013.
  • 2. Energiebranche meldet Rekord bei Erneuerbaren, Handelsblatt, 14 janvier 2013.
  • 3. TrendResearch, 2013, Definition und Marktanalyse von Bürgerenergie in Deutschland. Aux 1,5 million de citoyens allemands et aux 650 coopératives producteurs d’énergie s’opposent quelques 1 700 citoyens polonais et 50 coopératives britanniques. Bafoil F., Lepesant G. (dir), Energies renouvelables : les biomasses, l’éolien, le solaire. Stratégies nationales, structuration des réseaux et innovations en Grande-Bretagne, France, Allemagne, France, Rapport pour la Caisse des dépôts et consignations, 2013, p. 38.
  • 4. Evrard Aurélien, 2007, Energies renouvelables : changement et stabilité des politiques énergétiques en Allemagne et en France, Cevipof, WP n°21.
  • 5. En 2013, le prix du MW a été inférieur à 40 euros (RWE mutiert zum Krisenkandidaten des Ruhrgebiets, Die Welt, 28 janvier 2014).
  • 6. EnBW est propriétaire des centrales du Sud de l’Allemagne.
  • 7. EnBW will Abschaltverbot vor Gericht anfechten, Die Welt, 20 janvier 2014.
  • 8. Evalués à 25 milliards d’euros par l’Agence fédérale des réseaux (Bundesnetzagentur).
  • 9. Hunderte Unternehmen von EEG Umlage befreit, Handelsblatt, 7 décembre 2013.
  • 10. Am Ende gewinnt immer die Kohle, Die Zeit, 29 janvier 2014.
  • 11. Rüdinger A., 2012, L’impact de la décision post-Fukushima sur le tournant énergétique allemand, Iddri, WP n°5/12.
  • 12. Ibid.
  • 13. Fracking kann auch in Deutschland sinnvoll sein, Die Welt, 5 janvier 2014.
  • 14. Selon la déclaration de Sigmar Gabriel parue dans Handelsblatt du 30 janvier 2014, Energiewende birgt Risiko einer Deindustrialisierung.
Retour en haut de page