Les voix dispersées de l’Amérique latine face aux attaques du 7 octobre. Entretien avec Kevin Parthenay
Propos recueillis par Corinne Deloy
Les Etats d’Amérique latine sont traditionnellement considérés comme appartenant à ce que l’on appelle aujourd’hui le « Sud global » dont le Président du Brésil, Lula, affiche la volonté d’être le porte-parole. Nombreux étaient donc les personnes qui s’attendaient de leur part à une condamnation unanime des réactions d’Israël aux attaques du 7 octobre. Cependant, de nombreux Etats du continent ont soutenu Israël. Comment expliquer cet apparent paradoxe et comment expliquer que les institutions régionales du continent n’aient pas pris ouvertement position dans un sens ou dans un autre ?
Kevin Parthenay : Face aux attaques du Hamas puis face à la réaction d'Israël, on observe une grande hétérogénéité des positions des Etats d’Amérique latine. Les différences de positionnement s’expliquent par la diversité des intérêts, ce qui vient tordre le cou à l’idée reçue d'un positionnement commun latino-américain et plus largement du Sud global. On avait déjà pu constater cette diversité des opinions latino-américaines à la suite de l'invasion russe en Ukraine.
Certains pays ont condamné les actes terroristes perpétrés le 7 octobre et soutenu explicitement Israël, d'autres ont fustigé les actions menées de longue date par Israël contre la Palestine et accordé leur plein soutien au Hamas. Ces derniers sont les États les plus radicaux à l’instar du Venezuela, du Nicaragua, de la Bolivie ou de Cuba. Face à ces événements, les deux premiers pays ont explicitement affiché leur soutien à la cause palestinienne sans condamnation des actes du Hamas. A l’inverse, le Venezuela et le Nicaragua ont accusé Israël d’avoir favorisé la situation présente.
Les pays qui condamnent les attaques du 7 octobre et soutiennent de façon explicite Israël sont le Paraguay, l'Uruguay, l'Argentine, le Costa Rica, le Honduras, le Guatemala, le Panama. D’autres ont condamné les attaques du 7 octobre, dénoncé la gravité de la situation humanitaire à Gaza et appelé à la création de deux Etats : le Brésil, le Mexique, la Colombie, l'Équateur et le Pérou. Les deux premiers Etats (Brésil et Mexique) ont une tradition diplomatique qui les fait se positionner de manière intermédiaire entre les deux camps. C’est une posture diplomatique qui est plus largement développée à l’échelle internationale car ils ont pour tradition de promouvoir le droit international et de faire du dialogue multilatéral une priorité. A ce titre, le Brésil et le Mexique condamnent les attaques qui ont violé les principes fondateurs du droit international et rappellent que la solution des deux États est la seule garantie de pacification et de dialogue à l'échelle multilatérale. D’autres pays ont des positionnements plus hybrides, comme le Chili qui a condamné les attaques du Hamas et critiqué dans le même temps les actions menées par Israël, ce qui s'explique largement par le fait que le pays abrite la plus grande communauté palestinienne d'Amérique latine.
Comment on peut expliquer le silence des institutions régionales du continent vis-à-vis des événements du 7 octobre ?
Kevin Parthenay : Ce silence découle essentiellement de la déliquescence depuis plusieurs années, presque une décennie, des organisations régionales en Amérique latine. Cette déliquescence est liée à une fragilisation institutionnelle et politique, à une délégitimation, qui vient d'une profonde fragmentation politique et idéologique entre les pays qui composent ces organisations régionales. Par ailleurs, comme la totalité de ces organisations ne fonctionnent qu’à travers la règle du consensus, cette fragmentation politique et idéologique empêche toute déclaration commune.
L'Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), organisation dans laquelle la convergence idéologique rend possible la rédaction d'un texte commun, est par conséquent la seule qui s'est positionnée dans ce conflit, pas forcément en adoptant des postures de condamnation, de soutien, mais en alertant sur les dangers d'une escalade de la violence. L'ALBA est une organisation régionale composée des Etats dits de « gauche radicale » ou « néo-bolivariens » : le Venezuela, Cuba, la Bolivie, le Nicaragua et plusieurs Etats insulaires de la Caraïbe (République dominicaine, Saint-Vincent-et-Grenadines, Antigua-et-Barbuda).
Le positionnement politique (gouvernement conservateur vs gouvernement libéral) peut-il expliquer celui des Etats face aux attaques du 7 octobre puis face à la réaction israélienne ?
Kevin Parthenay : Je répondrai par la négative ou, a minima, en disant que l’explication des positionnements est plus complexe. Nous avons d’un côté des gouvernements, plutôt positionnés à gauche, et de l’autre, plutôt positionnés à droite, conservateurs et libéraux, au sens économique du terme. Mais le positionnement politique n'explique pas entièrement les positions diplomatiques de chacun.
J'en veux pour preuve deux exemples, l'Argentine et le Chili. Au moment des attaques était un gouvernement de gauche était au pouvoir en Argentine, avec la présidence d’Alberto Fernandez. Au Chili, nous avons Gabriel Boric, également un Président positionné à gauche. Ces deux gauches se ressemblent ; elles sont toutes deux plutôt modérées et pragmatiques. Mais alors que l'Argentine a condamné explicitement les attaques, le Chili a adopté une position plus ambiguë concernant la condamnation du Hamas et le pays a pris fait et cause pour les Palestiniens. Cette différence s'explique essentiellement par la présence des diasporas présentes dans chacun de ces deux pays, juive pour l’Argentine (ajouté à l’épisode traumatique de l'attentat de l’AMIA en 19941 à Buenos Aires ), palestinienne pour le Chili (la diaspora palestinienne la plus importante au monde en dehors du Moyen-Orient).
Le positionnement s’explique par conséquent aussi, et surtout, par des facteurs internes autres que le seul positionnement gouvernemental sur le spectre politique droite/gauche. Parmi ces facteurs, on mentionnera les traditions ou trajectoires diplomatiques nationales. J’évoquais les attentats de 1994 en Argentine mais l’Équateur est aussi un cas intéressant dans la mesure où les deux gouvernements de droite conservatrice (Lasso et Noboa) ont affiché une continuité du soutien à l’idée des deux Etats, dans le respect du droit international et des principes d’autodétermination des peuples et de solidarité dans la ligne historique des positions diplomatique du pays, celui-ci ayant été un des premiers de la région à soutenir la résolution de 1967.
Diriez-vous que la position d’un pays sur le conflit et, de façon plus large, la stratégie qu'il adopte sur la scène internationale, est liée à son rapport de dépendance aux Etats-Unis ?
Kevin Parthenay : Là encore, je répondrai par la négative. Aujourd’hui, une grande majorité d’États latino-américains, quels que soient d'ailleurs leurs positionnement politique ou leur proximité avec la Chine, les États-Unis, ou même la Russie, partagent une ambition commune vis-à-vis du système international qui est de refuser tout alignement systématique et d’investir dans des stratégies de non-alignement ou de multi-alignement. Certains intellectuels latino-américains ont utilisé le concept de « non-alignement actif » (Fortin, Heine, Ominami) pour illustrer ce refus de dépendre d’une seule grande puissance et d’essayer, par la diversification des alliances, de tirer le meilleur profit de la coopération avec les acteurs majeurs du système international que sont aujourd’hui la Chine, les États-Unis, l’Inde et, dans une moindre mesure après l’invasion en Ukraine, la Russie. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un contexte de profonde reconfiguration internationale, qui donne plus de place et/ou de visibilité aux Etats du Sud, et dans un moment de l'histoire latino-américaine où les Etats visent à renforcer leur autonomie internationale. Pour ces raisons, je dirais que la proximité avec Washington, sans nécessairement parler de « dépendance », n’a pas joué autant qu’elle l’aurait fait par le passé.
S’il n’existe pas de réaction commune aux Etats latino-américains, qu’en est-il des populations ? A-t-on assisté à des manifestations de soutien à Israël ? aux palestiniens ? De quelle ampleur ?
Kevin Parthenay : Bien sûr, il y a eu de nombreuses manifestations dans de beaucoup de pays latino-américains. On peut notamment citer la Colombie, le Venezuela, le Pérou ou encore le Mexique. Dans ces manifestations, on a pu entendre de manière diverse des demandes d’arrêt des bombardements indiscriminés sur Gaza par Israël, des attaques contre les humanitaires, les hôpitaux, etc. D’autres manifestations ont été organisées exclusivement pour manifester un soutien à la cause palestinienne. Ces manifestations ont en réalité été aussi diverses dans leur contenus et leurs messages que le sont les sociétés latino-américaines elles-mêmes.
Le rapport à son histoire de chacun des pays du continent latino-américain, leur intégration croissante au sein des BRICS, leur volonté de peser dans le Sud global vont-ils conduire les Etats latino-américains à s’imposer plus avant sur la scène internationale ?
Kevin Parthenay : Je répondrai à cette question en deux temps, d’abord la volonté de peser et, ensuite, les BRICS.
Tout d’abord, dans la période contemporaine, nous identifions assez nettement la volonté de nombreux États de la région de jouer un rôle plus important sur le plan international. Le contexte international actuel n’est plus celui de la neutralisation d’une grande puissance par une autre ni celui de l’hégémonie de la puissance étatsunienne. Le contexte international est en pleine reconfiguration et les Etats latino-américains essayent d’y jouer leur carte, de contribuer activement à façonner un ordre global que l’on dit émergent. Cela passe par une participation active à l'élaboration des normes dans différents secteurs, l'environnement, la santé, la sécurité mais aussi le spatial ou la cybercriminalité. Il existe de nombreux secteurs dans lesquels les Etats ont un rôle à jouer à travers des rapports de force moins hiérarchisés. Donc en premier lieu, il s’agit pour les Etats latino-américains de créer une rupture avec le passé qui, à de nombreux égards, a été synonyme de dépendance vis-à-vis de puissances étrangères et de mise à la périphérie du système international.
Deuxième point, dans ce contexte, les Etats d’Amérique latine affichent la volonté de se poser en intermédiaires. On le voit fréquemment dans les discussions peu visibles (car plus techniques) au sein des arènes multilatérales. Bien souvent, l'Amérique latine essayer de jouer un rôle de conciliation entre les camps qui sont opposés. C'est assez fréquent par exemple de voir le Brésil ou le Mexique, chercher des points de réconciliation dans des négociations multilatérales bloquées. Cela fait pleinement partie de l'ADN diplomatique de l'Amérique latine, se faire bridge builder, facilitateur. Récemment, on l’a observé sur les questions liées à la protection de la biodiversité maritime ou la promotion de la santé globale dans le contexte post pandémie de Covid-19. Par conséquent, dans un contexte international marqué par la recrudescence des antagonismes et des rivalités et face aux risques de rupture du dialogue, l'Amérique latine peut occuper cette position d’intermédiation. C’est dans ce sens, à mon avis, qu’elle peut être amenée à jouer un rôle croissant sur la scène internationale.
A partir de là, est-ce que l’Amérique latine pourrait étendre sa participation dans les BRICS et son influence par ce biais ? Oui et non. Oui car de manière très concrète, un nouvel Etat pourrait bientôt intégrer cette structure. Une première proposition avait été adressée à l’Argentine, acceptée par l’ex-Président Alberto Fernandez, puis rejetée par l’actuel Président Javier Milei (en raison essentiellement de la présence de la Chine dans le groupe). De récentes avancées laissent entendre que le Mexique pourrait rejoindre le groupe. Il y aurait ainsi deux États latino-américains qui pèsent dans les arènes multilatérales. Cette participation restera cependant limitée à deux Etats et pour le moment l’agenda n’est pas à un nouvel élargissement du groupe.
Notons quand même, que la capacité d’influence globale des Etats latino-américains dépasse largement cette question des BRICS. Aujourd’hui, elle se joue autant dans les groupes multilatéraux historiques, tels que le G77/Chine, le G20, ou bien encore via la grande diversité des coalitions ad hoc construites au gré d’enjeux sectoriels (énergie, santé, climat, etc.).
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Mexico, 19 novembre 2023 11 19 2023 : Manifestation pro-palestinienne contre les meurtres à Gaza. Crédit Vaclav Lang pour Shutterstock.
- 1. Le 18 juillet 1994 à Buenos Aires, une attaque à la voiture piégée visant un bâtiment abritant plusieurs associations juives, dont l'Association mutuelle israélite argentine (AMIA), a fait 85 morts et 230 blessés. Cet attentat, le plus meurtrier de l'histoire du pays, n'a jamais été revendiqué.