Normes communautaires vs normes individuelles Les conflits de normes menacent-t-ils les programmes de protection sociale en Afrique ?
Marianne S. Ulriksen (Université du Danemark du Sud)
Nous présentons dans cet article les résultats de deux études de cas menées en Tanzanie et au Botswana. La Tanzanie est un pays d’Afrique de l’Est à faible revenu, très dépendant des bailleurs de fond internationaux et qui dépense peu pour la protection sociale. Nous avons montré dans une publication récente (Ulriksen 2019) comment et pourquoi le gouvernement tanzanien a été convaincu par la Banque mondiale et par un organisme exécutif national (le Tanzania Social Action Fund) d’introduire un plan national de protection sociale à destination des 10% de sa population la plus pauvre. Intitulé le Productive Social Safety Net (PSSN), ce programme a été approuvé en 2012 ; l’accord initial stipulait que le gouvernement tanzanien reprendrait le financement du PSSN en 2020. D’autres recherches menées collectivement ont permis de suivre les négociations autour du plan et de son financement futur, partagé entre le gouvernement et les donateurs internationaux. Ces travaux montrent que le gouvernement s’est montré réticent à l’égard de certains aspects du PSSN, une réserve qui peut être attribuée à la différence des normes sociales dont sont porteurs respectivement le gouvernement tanzanien et les donateurs internationaux.
L’autre pays abordé dans cet article, le Botswana, est un État d’Afrique australe à revenu moyen supérieur, qui n’est pas dans une situation de forte dépendance aux donateurs internationaux (même si les agences internationales y sont très présentes et subventionnent plusieurs programmes). Le Botswana a une longue histoire de financement des services éducatifs et de santé et, en dépit de l’existence de programmes de protection sociale, le niveau des dépenses y est relativement faible pour un pays de ce niveau de richesse économique (Ulriksen 2012). Dans un travail récent, nous avons analysé les tentatives des agences internationales pour influencer la conception de deux programmes de protection de l’enfance : un programme d’aide aux orphelins et une allocation versée en espèces pour les enfants (Chinyoka & Ulriksen 2020). Si les agences internationales sont parvenues à convaincre le gouvernement de changer certains aspects du premier programme, dans le deuxième cas elles ont dû faire face à un refus net du régime. Comme dans le cas de la Tanzanie, le conflit opposant les priorités du gouvernement et celles des bailleurs de fonds internationaux reflète une divergence de normes eu égard au rôle, aux finalités et aux objectifs de la protection sociale.
Ainsi, dans cette étude comparative de deux pays africains très différents, nous montrons comment, dans les deux cas, les normes sociales des gouvernements s’opposent aux normes dominantes au sein des organisations de donateurs et nous suggérons que cet état de fait peut menacer la durabilité des programmes de protection sociale. Les normes sociales peuvent être définies comme des règles et des procédures informelles qui régissent le comportement des groupes et des sociétés. Elles sont des conceptions communes de ce qu’il convient de faire et, donc, bien que souvent de façon inconsciente, elles influencent les perceptions de la manière dont il convient de se comporter collectivement. Elles influent notamment sur les perceptions de la manière dont il faut aider les pauvres et les nécessiteux par le biais de politiques de protection sociale.
Les limites de l’influence internationale au Botswana
Les politiques de protection sociale au Botswana sont résiduelles et axées sur la famille. Elles consistent principalement dans des politiques de workfare (un travail en échange d’allocations) pour les personnes valides et le versement d’aides alimentaires complémentaires pour plusieurs groupes vulnérables. Ainsi, seuls certains, comme les orphelins, qui ont cessé d’être soutenus par leur famille, peuvent recevoir une aide directe du gouvernement. Le régime d’État-providence du Botswana peut être qualifié de conservateur en raison de l’attention qu’il porte à la famille, comprise dans une acception plus large que la famille nucléaire. Cette famille élargie représente l’unité de responsabilité première qui doit s’occuper et prendre soin des individus qui la composent. En ce sens, l’État n’intervient qu’en dernier ressort.
Même si le Botswana est peu dépendant des donateurs, les agences internationales y sont dans certains cas intervenues de manière importante. La pandémie de sida des années 1990 en est une illustration. À l’époque, le gouvernement du Botswana, pays très touché par la maladie, a mis en place un programme d’aide aux orphelins soutenu par des agences internationales. Ces dernières ont alors également tenté d’influer sur certaines caractéristiques du plan, sans grand succès. Elles ont ainsi été contraintes d’accepter la définition étroite de la catégorie « orphelin » proposée par le régime botswanais. En conséquence ont été exclus du programme de nombreux enfants pourtant considérés comme des orphelins selon les critères internationaux et dans les pays voisins. De plus, à l’époque, le gouvernement a insisté pour que le programme cible les familles avec enfants – et non pas les enfants en tant qu’individus – et pour que l’aide consiste en un panier alimentaire à partager avec la famille (élargie). Cela illustre parfaitement la focalisation du gouvernement sur la famille élargie : elle est celle qui doit être aidée et uniquement quand cela s’avère nécessaire.
Dans les années 2010, les bailleurs de fonds internationaux ont cherché à défendre l’idée d’une allocation d’aide à l’enfance mais le gouvernement du Botswana a rejeté la proposition en dépit des preuves de son efficacité dans la lutte contre la pauvreté. L’argument avancé par le gouvernement était le suivant : « tous les enfants n’ont pas besoin d’une aide publique et l’universalisme engendrera de la dépendance et de la paresse, ce qui va à l’encontre de la politique gouvernementale qui vise à encourager l’obtention de diplômes et l’autonomie en participant à des programmes d’entraide pour l’éradication de la pauvreté financés par le gouvernement » (Chinyoka & Ulriksen 2020 : 259). Les bailleurs de fonds internationaux ont ensuite proposé un programme d’aide aux familles (le Family support grant - FSG). Bien que destiné à résorber la pauvreté des familles – ce qui était en résonance avec la préférence gouvernementale pour des prestations fondées sur la parenté –, ce transfert en espèces proposé dans le cadre du FSG entrait en conflit avec la préférence du gouvernement pour le versement d’une aide sociale en nature. Comme le gouvernement se méfiait des bénéficiaires, soupçonnés d’abuser des aides en espèces, la proposition d’une prestation financière avait rencontré une certaine résistance. En outre, le gouvernement pensait que, si elle devait être introduite, la subvention deviendrait plus « permanente » que la plupart des filets de sécurité sociale et qu’elle était susceptible de promouvoir plutôt que de décourager la dépendance, ce qui, encore une fois, était en contradiction avec le principe d’autonomie mis en avant par les politiques gouvernementales.
Les négociations autour de la conception des programmes de protection sociale en Tanzanie
Tout comme au Botswana, le terme « autonomie » figure au cœur de la notion de responsabilité sociale en Tanzanie. La vision prônée par les dirigeants du pays pour répondre aux défis développementaux auxquels ils sont confrontés est fondée en priorité sur la croissance et la productivité. Les principaux concepts que le gouvernement défend sont le développement communautaire, l’autonomie, la responsabilité et le travail. Les politiques de protection sociale sont donc pensées comme des instruments visant à renforcer la capacité d’action des pauvres et à leur permettre de participer à l’économie de marché. Cette orientation idéationnelle remonte à la politique socialiste de Nyerere et au concept d’Ujaama par lequel le premier président et père fondateur de la Tanzanie insistait sur l’autonomie et le travail comme fondements du développement.
Contrairement au Botswana, les agences d’aide internationales ont su, en Tanzanie, convaincre le gouvernement d’introduire un programme d’allocations sociales (le PSSN). De fait, même si la principale composante du PSSN est un transfert en espèces attribué sur critères sociaux, le programme requiert également que les foyers bénéficiaires s’impliquent activement dans leur communauté et qu’ils participent à des travaux publics. Il est probable que les bailleurs de fonds possèdent une influence plus importante dans un pays à faible revenu comme la Tanzanie, notamment parce qu’ils sont les principaux financeurs du PSSN. Comme nous l’avons montré par ailleurs (Ulriksen 2019), en mettant l’accent sur les aspects du programme qui s’inscrivent dans les visions du développement qui sont celles du gouvernement, les agences internationales sont parvenues à persuader celui-ci de s’engager dans le PSSN en insistant sur la conditionnalité et sur les travaux publics, en se référant aux idées centrales de coresponsabilité, d’autonomie, de production et de travail défendues par les pouvoirs publics tanzaniens.
Il n’en demeure pas moins que le principal composant du PSSN est un transfert en espèces à destination des foyers les plus vulnérables. De nombreux membres du gouvernement sont mal à l’aise avec l’idée d’une aide fournie sous forme « d’argent gratuit ». L’ancien président Magufuli (décédé en mars 2021) défendait notamment le slogan de hapa kazi tu (que l’on pourrait traduire par « ici, seul le travail compte »), une manière d’insister pour que les individus sortent de la pauvreté par l’entrepreneuriat et le travail. Le programme de transfert en espèces a également suscité un certain scepticisme au sein de la population, notamment lorsque les médias ont révélé des cas de détournement des allocations et qu’elles ont mis en avant que certains bénéficiaires avaient été exclus du programme car ils n’étaient pas jugés assez pauvres.
Lors de discussions autour de possibles révisions du PSSN, le pouvoir tanzanien s’est montré enclin à encourager en priorité des travaux publics et une inclusion productive (c’est-à-dire des formations et du coaching pour améliorer l’épargne et les activités productives des participants) plutôt que la partie transfert d’argent du programme. Finalement, le gouvernement et les agences internationales sont parvenus à un compromis selon lequel des groupes spécifiques – comme les enfants, les individus souffrant d’un handicap et les personnes âgées – continueraient de percevoir des allocations sociales (s’ils sont considérés comme entrant dans les critères définissant la pauvreté aux yeux du gouvernement) tandis que les foyers possédant ce que le gouvernement appelle des capacités productives seraient de plus en plus intégrés dans des programmes de travaux publics.
Conflits de normes : quelles conséquences pour le développement de la protection sociale ?
En dépit de leurs différences, le Botswana et de la Tanzanie présentent certaines similarités en matière de conception des politiques de protection sociale. L’autonomie, la coresponsabilité, le travail et la productivité sont des valeurs centrales dans ces deux pays. Les normes sous-jacentes à ces concepts posent que la famille élargie et la communauté constituent les unités de base de la responsabilité et de la protection sociales. L’État peut jouer un rôle de soutien mais de manière à encourager la productivité et à décourager la dépendance et la paresse. Les transferts sociaux en espères sont vus comme encourageant cette dernière.
Les normes sociales que nous avons abordées semblent contredire celles qui sous-tendent l’approche de la protection sociale défendue par les agences internationales. En effet, le socle de protection sociale mondialement reconnu implique une approche fondée sur les droits dans le cadre de laquelle l’individu peut revendiquer des droits vis-à-vis de l’État. Toutefois, ni l’État ni l’individu ne constituent les unités centrales de la responsabilité et de la protection sociales en Tanzanie et au Botswana. De la même manière, pour de nombreuses agences internationales de développement, les transferts en espèces sont au cœur du socle de protection sociale et elles constituent une stratégie clé de lutte contre la pauvreté. Il y a de bonnes raisons à cet état de fait, notamment les effets qu’ils ont sur la réduction de la pauvreté et la relative simplicité avec laquelle on peut réaliser des transferts d’argent quand la mise en place de projets de développement communautaire reste plus complexe. Reste que si les gouvernements nationaux sont opposés à ces modalités d’aide sociale, la question se pose de savoir si ces programmes peuvent être maintenus sur le long terme. Au Botswana, le pouvoir a largement défini ses propres politiques de protection sociale, qui ne sont pas fondées sur les droits de l’homme individuels ni non plus sur les transferts d’espèces. En Tanzanie, les agences internationales ont plus d’influence dans la définition d’un programme de protection sociale qui transfère de l’argent liquide à des individus (bien qu’incluant également d’autres composantes). Cependant, étant donné le scepticisme de certains responsables gouvernementaux, il n’est pas certain qu’un programme de transfert d’argent liquide subsiste lorsque celui-ci devra être financé par l’État tanzanien.
Photo de couverture : Ville de Morogoro. Copyright: Muhammad Mahdi Karim, GFDL 1.2, via Wikimedia Commons.
Bibliographie
- Chinyoka, Isaac & Marianne S. Ulriksen. 2020. “The limits of the influence of international donors: Social protection in Botswana”. Ch.10 pp.245-271 in Schmitt, C. (dir.) From Colonialism to International Aid: External Actors in Social Protection in the Global South, Palgrave Macmillan.
- Ulriksen, Marianne S. 2012. “Welfare policy expansion in Botswana and Mauritius: Explaining the causes of different welfare regime paths”. Comparative Political Studies 45 (12): 1483-1509.
- Ulriksen, Marianne S. 2019. “Pushing for policy innovation: The framing of social protection policies in Tanzania”. Ch.5 pp. 122-147 in Sam Hickey, Tom Lavers, Miguel Nino-Zarazua et Jeremy Seekings (dirs) The Politics of Social Protection in Eastern and Southern Africa, Chapter 5. Oxford: Oxford University Press.