Ukraine : l’Europe retrouve-t-elle sa raison d’être ?
Il faut le dire : l’Union européenne a cru jusqu’au dernier moment que Poutine ne ferait pas la guerre à l’Ukraine. A l’exception des « habitués de l’histoire » que sont les Centre-européens et les Baltes, beaucoup d’Européens avaient oublié que la Russie restait une menace militaire. L’absence de perception conjointe de la menace explique la difficulté des Européens à définir une culture stratégique commune. Les lois de la géographie et les représentations très nationales de l’histoire font que chaque Etat européen continue d’entretenir un rapport différent au danger. Il ne saurait pourtant y avoir de politique européenne de défense sans un accord sur la perception du péril. La violence guerrière de Poutine en Ukraine aura ramené la Russie dans le champ des menaces réelles aux yeux des Européens.
Rappelons-nous de l’avant-24 février, ce moment où Poutine laissait entendre aux Occidentaux qu’il interviendrait en Ukraine tout en laisser planer un doute sur la réalité de ses intentions. Toute sa stratégie de négociation consista alors à refuser le contact avec l’Union européenne au profit des seuls Etats-Unis. Ce fut sa manière de dire aux Européens qu’il ne les prenait pas au sérieux alors qu’il voyait dans les Américains des ennemis « forts » qui méritaient un peu de respect. Les Européens ont réalisé la portée de ce mépris qui s’était déjà traduit quelques mois auparavant lors de la désastreuse visite de Josep Borell, le Haut-Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Sécurité, à Moscou. Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères avait cherché à organiser une embuscade lors de la conférence et il avait ordonné l’expulsion de trois diplomates européens au moment même de la visite sans en informer quiconque. Toutefois, Poutine a oublié que l’élargissement de l’OTAN n'est pas seul à avoir bouleversé la vieille politique russe des sphères d’influence, la politique de voisinage de l’Union européenne à l’égard de l’Ukraine et des pays du Caucase y a également contribué. On se souvient en 2013 des intimidations du dirigeant russe pour forcer le président ukrainien Ianoukovich à ne pas signer l’accord d’association de l’Ukraine avec l’Union européenne. Le recul de Ianoukovich a entraîné de nombreux Ukrainiens à manifester leur mécontentement avec force déploiement de drapeaux européens. La révolution de Maïdan a conduit à la chute de Ianoukovich. Poutine a vu dans ces événements une perte d’influence de la Russie. Il a, comme toujours, choisi de répondre par la force et par la guerre : en mars 2014, le président russe a annexé la Crimée en violation de toutes les règles du droit international. L’Union européenne, considérée comme faible par Poutine, ne l’est peut-être pas tant que cela si l’on en croit sa sensibilité au rapprochement contractuel avec l’Ukraine.
L’invasion de la Crimée a entraîné un train de sanctions européens à l’égard de la Russie ; les Européens, et notamment les deux grands pays que sont la France et l’Allemagne, n’ont cependant pas suffisamment tiré les leçons de cette action guerrière. Il serait injuste de dire que les présidents français et les chanceliers allemands estiment leur homologue russe mais ils semblent n’avoir jamais su quelle démarche adopter à son égard. Du côté français, on a toujours considéré que la Russie était un « grand pays » et les « grands pays » doivent être respectés. Forte de son héritage gaulliste en arrière-fond, Paris a toujours eu l’illusion que la France était perçue comme un acteur au sein du camp occidental, en raison de son autonomie revendiquée par rapport aux Etats-Unis et qu’il fallait se servir de cette « exception française » pour dialoguer avec Poutine, voire lui proposer un dialogue stratégique comme l’a fait Emmanuel Macron en 2019. Du côté allemand, la combinaison entre la mauvaise conscience à l’égard des terribles exactions commises par Hitler en Russie et la foi dans les vertus du doux commerce ont aussi amené les chanceliers à ménager Poutine. Et ce d’autant plus que l’économie allemande n’a depuis trente ans rien fait pour réduire sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie, au point d’accepter la construction du gazoduc Nord Stream 2 en mer Baltique. Le chancelier Olaf Scholz a suspendu le processus de certification du projet de gazoduc le 22 février 2022, après la reconnaissance par la Russie de l'indépendance des deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk en Ukraine. Quelques jours plus tard, la société Nord Stream 2 SA a dû déposer son bilan, à la suite des sanctions décidées par l'Allemagne, l'Union européenne et les États-Unis en réaction à l'invasion de l'Ukraine.
La France et l’Allemagne ont toutes deux une responsabilité dans un certain ménagement de Poutine qui a des conséquences aujourd’hui. Leur erreur tient moins à leur renoncement à faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN à l’issue de la décision du sommet de Bucarest de 2008 qu’à leur naïveté à l’égard du président russe consistant à ne jamais taper du poing sur la table pour ne pas le provoquer. Les dictateurs se moquent en effet toujours de ceux qui ont cette attitude envers eux dans laquelle ils ne voient que faiblesse. Malgré l’intervention militaire des forces russes en Ukraine, il reste d’ailleurs en France et en Allemagne un certain nombre d’hommes politiques et d’experts qui continuent à affirmer que Poutine a commis l’irréparable en Ukraine en réaction à l’humiliation que lui ont infligée les Occidentaux. Ils oublient que le principal problème de Poutine n’est pas tant l’humiliation que son incapacité à tourner la page, comme cela se produit assez souvent dans les relations internationales.
Devant l’intervention militaire russe en Ukraine, il était donc difficile de s’appuyer sur l’héritage d’un fort leadership franco-allemand pour négocier avec Poutine, bien que le format Normandie et le dialogue de Minsk destinés à régler les problèmes aient été initiés par Paris et Berlin depuis plusieurs années pour tenter de régler les tensions dans l’est et le sud-est de l’Ukraine. En revanche, l’intervention militaire russe a redonné à l’Union européenne une nouvelle raison d’exister. Subitement, de Tallinn à Lisbonne et de Vilnius à Athènes, les Européens se sont rendu compte, qu’ils partageaient des valeurs de paix dont la Russie était éloignée. L’intervention militaire russe en Ukraine a redonné du crédit à ce que certains ont appelé le modèle de « l’Europe normative ». Mais pas seulement. L’appui militaire de l’Union européenne à l’Ukraine a été exemplaire ; tout comme l’est le soutien économique et l’accueil de quatre millions de réfugiés ukrainiens. Cette solidarité européenne s’additionnant avec celle des autres Occidentaux a aidé la courageuse armée ukrainienne à bien mieux résister à son envahisseur que tous les experts militaires l’auraient prédit. Le voyage à Kiev de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, constitue un acte politique qu’il faut également saluer, tout comme l’engagement de son institution à rendre une réponse rapide à la demande d’adhésion de l’Ukraine, tout en sachant que Kiev ne rejoindra pas les Vingt-sept avant un certain laps de temps.
L’Ukraine en guerre se sent plus que jamais une nation européenne. Bien des aspects de son système politique et économique l’en éloignaient pourtant avant l’invasion russe. Si la paix avec la Russie ne se profile guère pour l’instant, il est fort possible que la société ukrainienne cherchera à l’avenir à réfléchir aux maux post-soviétiques dont elle souffre encore pour se rapprocher davantage des normes et principes de l’Union européenne. On pense à l’existence d’une vraie justice indépendante ou à la diminution du pouvoir de ses oligarques. Pour qu’une telle évolution se fasse jour, il convient en parallèle que l’Union européenne prenne en mains la question des membres du club qu’elle constitue qui violent ses mêmes principes. La victoire aux élections législatives hongroises du 3 avril 2022 avec 54% des voix de l'Alliance des jeunes démocrates-Union civique (FIDESZ-MPSZ), parti de Viktor Orban, lequel déclarait sans vergogne pendant sa campagne qu’il s’arrangerait avec Poutine pour que son pays ne souffre pas trop des sanctions décidées par Bruxelles, n’a échappé à personne. En France même, 50% des électeurs au premier tour de l’élection présidentielle ont accordé leurs voix à des candidats affichant une certaine compréhension pour Poutine. A l’extrême-droite, au nom de l’admiration pour le dirigeant de la grande nation russe qui sait défendre l’intérêt national ; à l’extrême-gauche, au nom de la défense d’une Russie qui sait être le grain de sable grippant cet ordre libéral international si détesté. Tout ceci, Poutine le sait et les Ukrainiens également et cela n’empêche nullement ces derniers de vouloir rejoindre l’Union européenne. Mais le rapprochement serait beaucoup plus facile si l’Union européenne réussissait à marginaliser en son sein ceux qui ne veulent pas qu’elle soit complètement démocratique, libérale (au sens politique du terme) ou encore tolérante à l’égard des réfugiés. Avec l’invasion militaire russe en Ukraine, l’Union européenne retrouve donc une raison d’être qu’elle ne capitalisera véritablement que si elle est capable de faire preuve d’introspection. La montée des extrêmes est en effet incompatible avec l’avenir européen de l’Ukraine ; elle est en revanche une excellente chose pour l’avenir de Poutine.
L’Ukraine sait que sa sécurité dépend aujourd’hui davantage de l’OTAN que de l’Union européenne. Si le président Zelensky reproche aux Français et aux Allemands de ne pas avoir suffisamment pris au sérieux la demande d’adhésion ukrainienne à l’OTAN en 2008, il ne souhaite pas voir la situation se transformer en une escalade irréparable devant une menace nucléaire russe à peine cachée, alors que la guerre se poursuit. C’est la raison pour laquelle le dirigeant ukrainien se tourne officiellement vers l’Union européenne. L’OTAN reste pour l’instant la seule véritable organisation de sécurité de l’Europe. Les Centres européens et les Baltes mais aussi les Finlandais et les Suédois (qui vivent dans des Etats neutres et qui ont lancé un débat sur l’adhésion de leur pays à l’Alliance transatlantique) préfèreront pour un long moment encore la garantie de la sécurité que leur apporte l’OTAN. L’Union européenne reste cependant l’organisation politique des Européens, celle qui défend leurs valeurs et qui se montre capable de créer des politiques publiques à l’échelle continentale. C’est la raison pour laquelle cette organisation apparaît fondamentale à l’Ukraine. Poutine refuse que l’Ukraine rejoigne l’OTAN ou les Vingt-sept et il ne peut imaginer Kiev hors de la sphère d’influence de Moscou. Pour l’Union européenne toutefois, seul le peuple ukrainien souverain doit être le maître de son destin. Sans nécessairement risquer l’escalade de la guerre ou ce que l’on appelle de plus en plus la « cobelligérance », l’Union européenne doit tout faire pour que l’Ukraine retrouve la paix et qu’elle remporte aussi son pari européen.
Photo 23 janvier 2014 : Les manifestants avec le drapeau de l'Ukraine dans les rues de Kiev se battent pour la liberté @Shuterstock