Le 7 octobre 2023, ‘ disruption ’ de l’histoire contemporaine du Moyen-Orient ?
Qu’est-ce qu’une disruption en relations internationales ? Comment la définir, à la lumière de quels critères la repérer et l’étudier et de quelles manières jauger ses effets dans le temps et l’espace ? Si la question de l’impact semble d’emblée cardinale pour évaluer la portée d’une date ou d’une série évènementielle engendrée par une décision temporelle donnée, il convient également voire surtout d’examiner la manière dont les principaux partis concernés ont pensé le fait historique en question, et quelles incidences ils avaient prévues. Le même constat s’applique aux actions concrètes générées par une telle décision. Sont-elles partiellement, entièrement ou nullement nouvelles par rapport aux séquences passées, et plus particulièrement pour le cas qui nous nous occuper dans cet article, par rapport aux conflits diplomatiques et militaires ayant opposé les mouvements politico-religieux présents dans la bande de Gaza et l’État d’Israël depuis plusieurs années ? En d’autres termes, s’il peut de prime abord s’avérer aisé ou objectif de conclure au caractère totalement disruptif d’un événement historique, il est en réalité bien plus difficile pour le chercheur internationaliste de conclure ou non au caractère radicalement neuf et original de la configuration géopolitique qui en est issue. Outre des choix théoriques et méthodologiques par définition débattables, c’est l’essence même d’un fait historique de renvoyer à une réalité et une symbolique équivoques, en grande partie insaisissables et difficiles à cerner de manière pleine et entière. Qu’on pense par exemple à la question des sources si chères à l’historien et dont le métier est de collecter, sélectionner et exploiter une matière brute qu’il va se charger d’examiner et d’interpréter. Son travail dépend par conséquent de la disponibilité de cette matière mais également des couches d’investigation du passé qui l’ont précédé et qui ont été labourées par ses pairs qui ont avant lui élaboré et proposé des schémas analytiques des événements et des dynamiques auxquels il prétend s’intéresser. La tâche s’avère encore plus ardue quand l’événement que l’on se propose d’étudier relève d’un passé très proche (quelques mois à peine), et a fait l’objet par de larges pans de la sphère politique et médiatique dans de très nombreux pays d’une construction intellectuelle et morale chargée de forts affects, bien que comme chaque événement historique, celui-ci n’a pas échappé à une intense querelle interprétative. Cette dernière ayant pu osciller entre comparaison systématique avec les crimes antijuifs perpétrés dans l’histoire, européenne notamment, et, analyse plus circonstanciée mettant au cœur de l’analyse le poids de l’occupation et du colonialisme dont souffre depuis plusieurs décennies le peuple palestinien. En plus de la question du nécessaire recul historique, c’est-à-dire de la quantité de temps (de fait impossible à déterminer) dont il convient de disposer avant de prendre la mesure de ce qui s’est passé et continue de se passer1, comment réintroduire une forme de distance universitaire alors que la nature de l’événement laisse peu de place aux tâches de collecte de données primaires traditionnelles (archives, documents spécifiques…) nous poussant à favoriser les discours officiels et les articles de presse.
Le 7 octobre 2023 s’élancent depuis la bande de Gaza2 contre les territoires du sud d’Israël 3 000 combattants palestiniens, principalement issus de la branche armée du Mouvement de la résistance islamique3, déclenchant par-là l’opération baptisée Tawfan Al-Aqsa4 contre « l’entité sioniste », néologisme péjoratif désignant l’occupant israélien dans la terminologie usitée au sein de nombreux mouvements de résistance palestiniens ainsi que par certains pays de la région moyen-orientale5. Les Brigades ‘Izz al-Din al-Qassam6, aile armée du Hamas, appuyée par des forces du Jihad islamique palestinien, du Front populaire de libération de la Palestine et du Front démocratique de libération de la Palestine, enfoncent après un feu nourri de roquettes contre le territoire israélien la barrière de sécurité jusqu’alors contrôlée par l’armée ennemie et envahissent plus de 20 villages et kibboutzim de l’enveloppe de Gaza (région israélienne adjacente à la bande de Gaza), provoquant la mort de 1 160 personnes, dont environ 800 civils, et prenant en otages au moins 240 autres (dont environ la moitié sont encore aux mains de leurs ravisseurs au moment où l’auteur de ces lignes termine cet article). Engendrant une réaction militaire de grande ampleur ayant provoqué de gigantesques pertes humaines, physiques et morales pour le peuple de Gaza, la riposte israélienne (toujours en cours à l’heure où est soumise cette contribution) fournit un autre élément de réflexion pour qui souhaite juger du caractère (profondément ou non) disruptif des événements et dynamiques post-7 octobre 2023. Enfin, par-delà la relation palestino-israélienne, vouloir questionner l’aspect potentiellement disruptif de pareil enchaînement historique rend également impératif de se pencher sur les réactions et décisions émanant d’autres acteurs (étatiques ou non) concernés voire impliqués dans la gestion de la crise, et qui, ce faisant, offrent à l’internationaliste une matière de choix pour jauger la période ouverte par la décision de lancer l’opération Déluge d’Al-Aqsa.
Outre une focale nécessaire sur les constructions discursives et déclaratoires des acteurs affichant leur engagement dans la crise générée par l’assaut décrit plus haut, il convient également de s’intéresser aux actions sociales, diplomatiques et militaires (nouvelles ou non) qui définissent l’éventuelle portée disruptive de la période analysée. A-t-on effectivement assisté à une rupture quantitative et qualitative dans l’usage et la présentation de nouvelles formes stratégiques censées servir les intérêts et la vision de chacune des parties en présence ? Cette nécessaire démarche comparative viendra compléter l’axe précédemment mentionné portant sur l’analyse de discours préalables et consécutifs à la crise ouverte le 7 octobre 2023.
La présente contribution traitera plus particulièrement de trois axes essentiels pour tenter de prendre la mesure (aussi partielle soit-elle) des effets politiques engendrés par ces attaques, sur lesquels nous proposons de nous attarder afin d’examiner le type de construction de l’événement propre aux acteurs directement impliqués diplomatiquement et militairement7. En cela, cette contribution prend la forme d’une analyse volontairement réduite. Il s’agit de tenter d’accéder à « l’onto-logique de l’événement8 » en resituant celui-ci dans le cadre cognitif et les perceptions d’acteurs spécifiques.
Pour ce faire, ce travail sera axé sur trois catégories d’acteurs impliqués dans cette relation sociale violente qui correspond aux événements du 7 octobre 2023 et des jours, semaines et mois qui ont suivi.
1. Le pôle émetteur de violence : Que peut-on dire des objectifs de l’opération Déluge d’Al-Aqsa clamés par les premiers et principaux initiateurs de cette dernière, à savoir les dirigeants du Hamas ? Cette opération a-t-elle été pensée pour des raisons spécifiées ou non ? Si oui, lesquelles ? Que nous apprend une investigation portant sur les constructions discursives caractérisant cet évènement représentant potentiellement le plus important changement disruptif de ces dernières décennies dans le cadre du conflit israélo-palestinien voire au-delà ?
2. Le pôle récepteur de violence : Auprès de la partie subissant cette violence précise, peut-on également parler d’un changement disruptif d’ampleur ? Nous nous intéresserons ici plus particulièrement aux enseignements tirés de cette épreuve pour le corps social et politique israélien. Qu’il soit question « d’en finir avec le Hamas » ou, a contrario, de remettre la question palestinienne au cœur de la politique israélienne, il sera question de s’interroger sur la construction cognitive qui caractérise les principaux dirigeants et responsables israéliens.
3. Le pôle enrôlé/impliqué par cette violence : Il s’agit ici de prendre connaissance des principales réactions discursives et politiques émanant des acteurs amenés à subir le poids de l’événement. Qu’il soit présente comme pro (Iran, Hezbollah, Qatar) ou anti-Hamas (Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, États-Unis, pays européens), sans omettre la question des États en conflit direct ou indirect avec le camp occidental (Russie, Chine, organisations internationales), quel est le cadrage de l’événement ? En analysant, par exemple, la sociologie du blame game (qui est responsable/coupable de ce qui s’est passé ?), il devient possible d’évaluer avec encore plus de finesse la construction ou non des attaques du 7 octobre 2023 comme un événement matriciel, fondateur et profondément disruptif des affaires géopolitiques sur le plan israélo-palestinien, moyen-oriental et même global.
Précautions méthodologiques
Cette contribution est fondée sur le rejet de toute forme de conjecture dans la mesure où une telle série d’événements, d’actions, de réactions et de justifications disparates de part et d’autre ne saurait être analysée à travers des hypothèses démontrées. Si l’étude des relations internationales, comme tout autre champ des sciences politiques et sociales, ne saurait échapper à l’utilité de questionner la dimension dissimulée des rapports de force, vouloir privilégier cette approche nous conduirait à nous éloigner du nécessaire cadre cognitif et des perceptions sans lequel aucun internationaliste ne peut prétendre examiner l’impact d’une décision historique. Il s’agit, en effet, d’essayer de coller au plus près des raisons pour lesquelles l’acteur dit avoir fait ce qu’il a jugé bon de faire dans une configuration politique donnée. Si l’on sait, bien sûr, que les acteurs – qui plus est ceux d’une crise politique de cette importance - ne sont nullement tenus à un devoir de vérité, cela ne saurait justifier pour l’internationaliste le droit de remplacer une analyse fondée sur les déclarations et prises de positions émanant de ces derniers par une série de questions et d’hypothèses pour l’instant impossibles à vérifier. On peut certes trouver celles-ci plausibles et stimulantes mais devant l’impossibilité de trancher aussi longtemps qu’un nombre conséquent de confirmations provenant de sources suffisamment diverses voire opposées n’est pas observable, il semble nécessaire de faire valoir le principe d’énonciation cher à de nombreux auteurs constructivistes notamment. En effet, l’acte de production de la parole illustre l’activité cardinale dans ce type d’approches en ce que parler et dire des choses révèlent et façonnent les bribes de réalité sur et à partir desquelles les acteurs vont essayer d’agir afin de faire valoir des constructions idéelles précises qui vont alors entrer en concurrence cognitive et en conflit politique les unes avec les autres9. À titre d’exemple, la violence et ses usages obéiront, si l’on se rapproche du point de vue de Yahya Sinwar, dirigeant du Hamas à la tête de la bande de Gaza, ou de celui de Benyamin Netanyahou, Premier ministre de l’État d’Israël, à des régimes discursifs, intellectuels, moraux et politiques totalement opposés, le récit du droit à la résistance armée pour un peuple opprimé du premier étant antagonique avec celui de protéger l’État israélien et d’assurer la sécurité du peuple juif de l’autre.
Enfin, comme tout exercice offrant de prendre la mesure d’une série événementielle, il faut garder à l’esprit l’impératif d’humilité épistémologique. Aucun phénomène historique ne sera en effet jamais épuisable, et ce d’autant moins s’il a eu lieu il y a tout juste un an. Aucun travail ne saurait rendre compte de l’impact complet d’une décision donnée émanant d’un groupe d’acteurs précis dans un contexte faisant intervenir une quantité potentiellement infinie de variables. En ce sens, il convient de considérer ce travail comme une tentative de dresser un certain bilan d’une séquence historique donnée et toujours en cours, et non de peindre le tableau final et distancié des situations différentes et complexes engendrées par la décision d’attaquer le territoire israélien prise il y a près d’un an par certains dirigeants des mouvements installés à la tête de la bande de Gaza.
Le 7 octobre 2023 : disruption assumée pour le Hamas ?
La lecture des écrits et déclarations révélant les intentions des dirigeants du Hamas et leurs alliés permet, tout d’abord, de clairement constater la volonté de débloquer une situation vue comme extrêmement dangereuse pour le mouvement national palestinien. En ce sens, la disruption est ici conscientisée et recherchée, et le Déluge d’Al-Aqsa peut même être analysé comme un idéal-type de disruptive politics, notion définissable comme l’ensemble des stratégies et actions menées afin d’interrompre l’état d’ignorance et/ou de complicité caractérisant l’attitude d’un tiers parti par rapport à une situation politique vécue comme ne pouvant plus être endurée par un deuxième groupe subissant le sort imposé par un premier groupe10. La décision de lancer l’attaque et, pour la première fois depuis octobre 1973 (presque jour pour jour après le début de la guerre de Kippour/Ramadan), de porter la violence directement sur le territoire de l’État ennemi peut même se voir, comme dans sa conceptualisation et mise en pratique propres, comme un acte révolutionnaire au sens où ce dernier redéfinit presque toute la grammaire militaire caractérisant depuis 50 ans le conflit israélo-palestinien. Il est même profondément question d’un événement pensé et organisé autour du principe d’agentivité, ce dernier émanant des acteurs de la cause nationaliste palestinienne.
La disruption est d’une certaine manière, pour le cas qui nous concerne, ancrée dans le soubassement philosophique et identitaire afférent à cette opération militaire. Il s’agit explicitement d’un acte censé redéfinir les termes d’une équation de plus en plus insoluble pour nombre des responsables des mouvements palestiniens opérant depuis la bande de Gaza. Il est également possible d’y voir de manière plus précise une décision profondément clausewitzienne en ce que le degré ainsi que la forme de violence semblent avoir été clairement pensés pour changer la grammaire politique d’un conflit plus que centenaire11 en calibrant nature, niveau et cibles des attaques pour faire évoluer celui-ci vers une phase irréversible. On peut s’en apercevoir en analysant les réponses officielles faites par les dirigeants du Hamas aux nombreux débats consécutifs au 7 octobre. La volonté disruptive est clairement présente et assumée. Il est question de sortir de la situation d’étouffement géopolitique qui, à en croire les premiers intéressés, justifiait la nécessité de répondre de manière ferme et exceptionnelle à ce qui est perçu comme un enfermement mortel non seulement de la bande de Gaza mais de l’ensemble des Palestiniens amenés à subir de nouveaux alignements de pouvoir dans la région et au-delà. Bien plus centrés sur les causes et facteurs ayant justifié l’élaboration puis le déclenchement du « déluge » que sur les conséquences anticipées, les dirigeants du mouvement islamiste mettent en exergue dans un texte cardinal pour comprendre cette prise de décision ainsi que la séquence historique dans laquelle cette dernière s’inscrit leur rationalité fondée sur l’idée que le statu quo n’était plus tenable, rendant le déclenchement de « l’opération militaire » inévitable. Publié le 21 janvier 2024, attaqué depuis par certains observateurs12, le document, riche de 16 pages, titré Our Narrative… Operation Al-Aqsa Flood est organisé en plusieurs sections, répondant chacune à une dimension précise du débat post-7 octobre 2023. La première est ainsi entièrement consacrée aux raisons qui ont motivé l'opération Déluge d’Al-Aqsa. Le Hamas contextualise les événements en décrivant le processus de colonisation brutal lancé par le mouvement sioniste, remontant même jusqu’à l’époque où les autorités coloniales britanniques dominaient en Palestine : « Au cours de ces longues décennies, le peuple palestinien a souffert de toutes les formes d'oppression, d'injustice, d'expropriation de ses droits fondamentaux et de politiques d'apartheid » peut-on ainsi lire dans le document. Ce dernier donne également les chiffres officiels relatifs à la période comprise entre 2000 et 2023, attestant d’un nombre très élevé de Palestiniens tués ou blessés. Le Hamas blâme également le soi-disant « processus de règlement pacifique » et l'obstination de l'administration américaine et de ses alliés occidentaux qui « ont toujours traité Israël comme un État au-dessus des lois [lui fournissant] la couverture nécessaire pour continuer à prolonger l'occupation et à réprimer le peuple palestinien, et [lui permettant] également d'exploiter cette situation pour exproprier davantage de terres palestiniennes et judaïser [ses] sanctuaires et [ses] lieux saints. Justifiant la décision de déclencher le feu contre l’occupant par la nécessité d’enrayer une tendance potentiellement mortelle, l’attaque est dès lors présentée comme logique, cohérente et frappée du sceau de la rationalité politique : « Après 75 ans d'occupation et de souffrances incessantes, après l'échec de toutes les initiatives de libération et de retour à notre peuple et après les résultats désastreux du soi-disant processus de paix, qu'est-ce que le monde attendait du peuple palestinien ? ». Dans la quatrième section, intitulée « Qui est le Hamas ? », le groupe réitère sa vocation de résistant en se décrivant comme un « mouvement de libération nationale qui possède des objectifs et une mission clairs [tirant] sa légitimité à résister à l'occupation du droit palestinien à l'autodéfense, à la libération et à l'autodétermination ». S’attardant alors sur ce qu’il convient de faire plus prosaïquement, le texte demande instamment « de tenir l'occupation israélienne légalement responsable de ce qu'elle a causé comme souffrances humaines au peuple palestinien et de l'inculper pour les crimes commis », appelant « les peuples libres du monde entier, en particulier les nations qui ont été colonisées et qui se rendent compte de la souffrance du peuple palestinien, à prendre des positions sérieuses et efficaces contre les politiques de deux poids deux mesures adoptées par les pays puissants qui soutiennent l'occupation israélienne ». La dimension clausewitzienne et disruptive caractérisant l’attaque du 7 octobre est encore plus visible dans la bouche du leader hamsaoui , Moussa Abou Marzouk, qui explique quelques jours à peine après son déclenchement que le coût de la situation n'était plus acceptable13 par la partie palestinienne, l’ensemble des options à la disposition du mouvement islamiste ayant été à ses yeux épuisées, à commencer par les stratégies légalistes et non violentes. La confirmation de la disruption recherchée est encore plus frappante dans les déclarations de l’un des dirigeants de l’autre grand mouvement islamiste présent dans la bande de Gaza, Ihsan Ataya, qui va jusqu’à parler de « frappe préemptive » destinée à empêcher l’annihilation programmée de la résistance palestinienne par les forces israéliennes accusées par lui d’avoir été sur le point de lancer de leur côté une attaque de destruction totale des groupes armés palestiniens. Ajoutant dans un interview en date du 28 octobre 2023 que les pays arabes en passe d’établir une normalisation politique avec l’État israélien étaient également indirectement visés par l’attaque du 7 octobre, le chef islamiste décrit par ailleurs les objectifs de l’opération en ces termes, ses propos devant naturellement faire l’objet d’une distance critique quand on sait par exemple que plusieurs unités militaires israéliennes ont été prises de court au moment de l’attaque :
« L'objectif de l'opération Déluge d'Al-Aqsa a été déclaré dès le début : il s'agit d'empêcher que la mosquée Al-Aqsa (à Jérusalem) soit prise pour cible, que les rites religieux musulmans soient dénigrés ou insultés, que nos femmes soient agressées, que des efforts soient déployés pour judaïser la mosquée Al-Aqsa et normaliser l'occupation israélienne, ou encore pour la diviser dans le temps et dans l'espace. C'est ce que l'ennemi s'efforçait de faire en permanence, et c'est pourquoi l'opération a été baptisée Déluge d'Al-Aqsa. Le deuxième objectif de l'opération est de libérer des milliers de prisonniers palestiniens des prisons de l'occupation, après le refus constant de l'ennemi d'échanger des Palestiniens détenus dans ses prisons depuis des années contre des prisonniers détenus par la résistance à Gaza - ce qui a contraint les factions de la résistance à capturer davantage de soldats sionistes. En outre, l'un des principaux objectifs de l'opération était de mener une opération préventive, car l'ennemi se préparait à une attaque surprise contre la résistance.
Bien entendu, l'opération a dès son commencement remporté d'importants succès attestant de la faiblesse et de la fragilité de l'entité d'occupation, de la possibilité de la vaincre et de libérer toute la Palestine. Un grand nombre de soldats et de colons sionistes sont tombés entre les mains de la résistance palestinienne ; ils joueront un rôle important dans le processus de négociation pour l'échange de prisonniers palestiniens. L'opération Déluge d'Al-Aqsa a également interrompu la récente initiative de normalisation des relations de Tel Aviv avec l'Arabie Saoudite, que les États-Unis s'efforçaient d'atteindre. L'opération a donc, à tout le moins, entravé cette initiative ».
Disruption(s) israélienne(s) ?
Que peut-on dès lors dire des effets d’une politique conçue pour être explicitement disruptive par les mouvements de la bande de Gaza sur la partie israélienne ? Soulever une telle question revient à s’interroger de près sur les incidences concrètes de la disruption recherchée par les mouvements palestiniens à l’origine de l’attaque étudiée plus haut. Que nous apprennent les principales réactions israéliennes quant à la mesure d’un changement géopolitique total, partiel ou inexistant depuis maintenant près d’une année que la dernière phase du conflit israélo-palestinien s’est mise en action ? À l’étude des constructions discursives mises en lien avec les actions diplomatico-militaires majeures, il ressort que l’onto-logique de l’événement doit être, à quelques exceptions près, comprise dans le sens rigoureusement opposé à ce qui est initialement recherché par le Hamas et ses alliés, à savoir le maintien a minima du statu quo ex ante. Prenant effectivement, sur fond de tentative de maintenir/restaurer la capacité de dissuasion militaire israélienne à destination des groupes armés palestiniens mais également régionaux (voir infra), la forme d’une politique visant à enrayer de manière définitive la dynamique de création d’une souveraineté palestinienne sur les terres contrôlées par l’État d’Israël depuis plusieurs décennies, une partie du leadership israélien, plus opportuniste, a néanmoins cherché à se saisir de la nouvelle donne politique afin de mettre fin à toute présence palestinienne dans la bande de Gaza14. En outre, afin de prévenir tout effet d’élargissement du conflit qui s’annonce à partir du 7 octobre15, prélude à une riposte israélienne présentée de manière classique avec toutefois une connotation religieuse cette fois-ci plus accentuée16, selon la terminologie usitée depuis longtemps par les dirigeants et les militaires israéliens comme nécessaire et existentielle17, les chefs israéliens ont ipso facto tenté d’empêcher toute disruption régionale à travers une stratégie tous azimuts de dissuasion, considérablement aidés en cela par leur allié américain (voir infra)18. Si l’on peut, ici aussi, évoquer une indéniable dimension clausewitzienne dans la riposte israélienne, cette dernière est néanmoins destinée à prévenir toute déflagration régionale, voire internationale, illustrant par-là la volonté claire de Netanyahou et d’un cabinet dans le cadre duquel son autorité et sa légitimité sont largement questionnées du fait de la faillite sécuritaire qui a permis le déclenchement de l’attaque du 7 octobre 2023, de ne pas voir l’avantageuse équation géopolitique pré-7octobre se transformer. Le rapprochement poursuivi par les dirigeants israéliens avec plusieurs pays arabes19, la relativisation de la question palestinienne par nombre de chancelleries mondiales, occidentales au premier plan ainsi que le maintien de la primauté stratégique israélienne face à la République islamique d’Iran en quête de statut de puissance nucléaire et sa courroie de dissuasion régionale qu’est le Hezbollah libanais20 ont laissé croire durant les semaines ayant immédiatement précédé le Déluge d’Al-Aqsa que le conflit ne se régionaliserait pas, ou à tout le moins pas tout de suite. L’agenda israélien post-7 octobre se vérifie dans la réaffirmation d’en finir avec le Hamas et de démanteler toute organisation militaire palestinienne (cet objectif étant mis en œuvre aussi bien dans la Bande de Gaza qu’en Cisjordanie du reste), l’opération militaire et ses graves conséquences pour l’État et la société ayant pour certains observateurs considérablement réduit voire annihilé les capacités de dissuasion israéliennes, permettant en toute logique aux ennemis palestiniens d’espérer que leur projet disruptif se matérialise, l’ensemble des discours et actions israéliens depuis ne pouvant se comprendre que dans le but de revenir au statu quo ante bellum.
Par-delà Palestiniens et Israéliens : entre disruption immédiate et disruption reportée chez les autres acteurs impliqués dans le conflit ?
Actions et discours palestiniens et israéliens ne peuvent naturellement s’analyser entièrement sans prendre en considération les manières dont acteurs régionaux et internationaux ont réagi à cette crise et ont cherché à y répondre afin de défendre leurs intérêts et ceux de leurs alliés. Si l’on reste ainsi focalisé sur la ligne de la disruptivité potentiellement générée par le Déluge d’Al-Aqsa, on peut dès lors observer et examiner deux lignes de conduite qui se dessinent schématiquement depuis octobre 2023. Si celles-ci sont loin de recouvrer les mêmes acteurs et les mêmes agendas, sans même parler du système de valeurs lié à chaque tentative de peser sur l’après 7-octobre, il semble néanmoins que l’on retrouve au niveau des nombreux acteurs impliqués de gré ou de force dans la configuration engendrée par l’attaque du territoire israélien deux grands types de discours et de narratifs. Si ces derniers n’ont toujours (ou pas encore) été soutenus par des actes de nature diplomatique et/ou militaire faisant nécessairement écho aux discours mis en avant21, expliquant notamment pourquoi le conflit entre le Hamas et Israël est, au moment où ces lignes sont écrites, principalement cantonné à la bande de Gaza, on décèle néanmoins des volontés disruptives évidentes depuis octobre 2023, tranchant singulièrement avec la gestion des précédents conflits ayant opposés forces armées palestiniennes et armée israélienne.
Force est d’abord de constater qu’au sein du camp traditionnellement pro-israélien, les États-Unis en tête suivis par les grands pays européens22, un renforcement de l’alignement sur le discours sécuritaire israélien s’observe, renouvelé d’une référence désormais centrale au « plus grand massacre de juifs depuis la Seconde Guerre mondiale » et de la nécessité d’empêcher toute réitération d’un tel événement, à travers (à tout le moins dans un premier temps) la validation du projet du cabinet israélien d’en finir avec le Hamas, le président français, Emmanuel Macron, proposant quelques jours après le 7 octobre une alliance internationale contre le mouvement palestinien sur le modèle de celle qui est censée avoir permis la destruction de l’organisation État islamique dans le Levant il y a quelques années. Si un tel unanimisme s’est rapidement évaporé23 sur fond de plausibles crimes génocidaires commis par l’armée israélienne contre le peuple de Gaza24, on pouvait constater à l’automne 2023 une tentative de consolider les positions stratégiques israéliennes face au Hamas ainsi que dans la région, en affirmant vouloir de manière assumée, pour la première fois en plusieurs décennies d’affrontement, annihiler définitivement le mouvement islamiste, ou à tout le moins les Brigades ‘Izz al-Din al-Qassam. S’il y a là la seule possibilité de voir dans la stratégie israélo-américaine un élément disruptif, la dimension régionale et internationale de celle-ci va depuis maintenant près d’une année clairement dans le sens d’un maintien des positions israéliennes traditionnelles. En effet, outre la constante réaffirmation d’une opposition de principe et politique à l’avènement d’un État palestinien souverain25, la préservation d’une capacité de dissuasion face à un axe anti-israélien plus assumé que jamais depuis le 7 octobre 2023 autour du pivot iranien témoigne des tensions pesant sur le statu quo observable jusque-là au Moyen-Orient.
Si les responsables israéliens et américains n’ont effectivement montré aucun intérêt à une disruption généralisée dans la région et si la République islamique d’Iran ne s’est pas plus montrée désireuse de dépasser le cadre d’affrontements à intensité limitée par acteurs interposés (l’Iran disposant en effet de nombreux proxies au Moyen-Orient26) là où l’armée israélienne agit directement, privilégiant l’assassinat de chefs militaires et politiques appartenant au camp adverse27, il paraît pertinent de s’interroger sur l’hypothèse d’une disruption reportée. En effet, la stratégie de conflit maîtrisé visant à chaque montée en tension à ne pas faire le pas de trop ou celui qui se verrait mal interprété par l’ennemi tout en n’oblitérant pas sa capacité de dissuasion représente, comme le rappellent constamment les théoriciens réalistes des relations internationales, la raison de l’absence d’escalade majeure pour l’instant mais également le risque principal de déflagration régionale voire globale (et donc de disruption majeure). On trouvera un exemple quasi idéal-typique de cet axiome dans l’opération Promesse honnête lancée par Téhéran dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, à la suite du bombardement du consulat iranien à Damas le 1er avril qui avait entraîné la mort du général de brigade Muhammad Reza Zahedi, consistant en l’envoi de centaines de drones Shahed 136, missiles balistiques et engins de croisière sur le territoire israélien28, la quasi-totalité étant interceptés en vol par le Dôme de fer israélien aidé des américains, britanniques, français et jordaniens. Déclarant le lendemain ne pas vouloir aller plus loin dans ces représailles, la partie israélienne affirmera alors préparer une riposte qui fera aucune victime civile.
Si l’on peut donc difficilement prévoir ce qui sortira des différentes séquences diplomatico-militaires qui se sont succédé depuis le 7 octobre 2023, il est néanmoins certain que le scénario de guerre ouverte ne peut être écarté au moment où ces lignes sont écrites.
Pour conclure, l’analyse de la séquence historique consécutive à l’attaque lancée contre le territoire israélien par plusieurs groupes armés palestiniens, aile militaire du Hamas en tête, laisse clairement entrevoir un désir assumé de perturber un jeu diplomatique présenté comme évoluant de manière dangereuse contre les intérêts nationaux vitaux du peuple palestinien. Explicitement pensée pour mettre fin à un cycle de changements politiques potentiellement irréversibles, l’opération Déluge d’Al-Aqsa reflète donc bien un cas de disruptive politics. Il s’agit même, à bien des égards, d’un cas d’école d’anti status quo politics29. En ce sens, cette décision et ses multiples conséquences étaient non seulement supposés redessiner les lignes mais également et peut-être surtout redéfinir le cadre global du conflit israélo-palestinien, relégué (ou risquant de le devenir) depuis plusieurs années pour de nombreux observateurs mais aussi les principaux mouvements de résistance installés dans la bande de Gaza, au rang de problème mineur voire résolu. Toutefois, il paraît également possible de conclure en mettant en évidence que les équilibres moyen-orientaux (alliances, dispositifs militaires, potentialités de résolution du conflit israélo-palestinien…) n’ont pas encore été radicalement modifiés. Il s’avère donc impossible pour l’instant d’affirmer que le conflit qui a débuté avec l’attaque du 7 octobre 2023 a été un game changer substantiel. Si cela peut s’expliquer par le peu de recul historique à la disposition de l’internationaliste au moment de terminer cette contribution30, il convient également de garder à l’esprit qu’entre revenir au status quo ante bellum et ouvrir une page totalement inédite de la géopolitique globale et moyen-orientale du fait d’une disruption de la sorte, la réalité fait le plus souvent écho à des scénarii intermédiaires qui offrent à l’internationaliste autant d’occasions d’être modeste et patient.
Photo de couverture : Des Palestiniens blessés ont été transférés à l'hôpital Al-Najjar après avoir été pris pour cible par des avions de guerre israéliens, dans la ville de Rafah, au sud de la bande de Gaza, le 13 octobre 2023. Crédit : Anas-Mohammed pour Shutterstock.
Photo 1 : Des Palestiniens envahissent le territoire israélien, à l'est de la ville de Khan Yunis, au sud de la bande de Gaza, le 7 octobre 2023. Crédit : Anas-Mohammed pour Shutterstock.
Photo 2 : Des Palestiniens collectent de l'eau potable à Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza, le 6 juillet 2024. Crédit : Anas-Mohammed pour Shutterstock.
Photo 3 : Tel Aviv, 19 octobre 2023 - Des civils israéliens se sont rassemblés en solidarité pour le cessez-le-feu entre Israël et Gaza, brandissant des banderoles pour les personnes disparues et enlevées, rue Kaplan. Crédit : ColorMaker pour Shutterstock.
Photo 4 : Beyrouth, 8 novembre 2023, le chef du Hezbollah Sayyed Hassan Nasrallah. Crédit : mohammad kassir pour Shutterstock.
Photo 5 : Paris, 13 janvier 2024, un militant de la marche pour un cessez-le-feu à Gaza porte une pancarte "Merci l'Afrique du Sud". Crédit : Stephanie Kenner pour Shutterstock.
Photo 6 : Les Palestiniens attendent de recevoir les corps de leurs proches tués lors d'une frappe aérienne israélienne, à l'hôpital Al-Najjar, dans le sud de la bande de Gaza, le 21 octobre 2023. Crédit : Anas-Mohammed pour Shutterstock.
Notes
- 1. On citera ici, à titre d’écho historique, les mots de Zhou Enlai en réponse à André Malraux qui l’interrogeait sur son appréciation de l’impact de la Révolution française, le dirigeant communiste chinois rétorquant en ces termes à l’écrivain français : « Il est trop tôt pour se prononcer » (cité dans J. Gallon, Kissinger. L’Européen, Paris, Gallimard, 2021, 246 p., p.216-225).
- 2. Territoire d’une superficie d’environ 360 km2 peuplé avant le début du conflit d’environ 2,23 millions d’habitants (quasi-exclusivement des Palestiniens arabes musulmans et chrétiens) et représentant environ 1% de la Palestine mandataire. La bande de Gaza fait, selon le droit onusien (et plus particulièrement les résolutions-cadres 242 et 338 de 1967 et 1973, partie de l’État de Palestine aujourd’hui encore inadvenu du fait de l’invasion (s’étant déroulée lors de la guerre des Six jours de juin 1967), de l’occupation et de la colonisation de la Palestine par l’État d’Israël. Si la Cisjordanie (représentant 22% de la Palestine mandataire) est aujourd’hui placée sous contrôle israélien de manière directe ou indirecte (par le biais de l’Autorité palestinienne, entité juridico-administrative ayant émergé dans les années 1990 à la faveur du processus dit d’Oslo), la bande de Gaza a fait l’objet d’une évacuation de la population de colons israéliens (environ 8 000 personnes vivant dans 21 colonies) sous le gouvernement du premier ministre Ariel Sharon en 2005. Il n s’agit toutefois pas d’un désengagement politico-militaire préalable à l’auto-détermination palestinienne mais d’une reconfiguration de la main mise israélienne sur la bande de Gaza à travers le quadrillage aérien, maritime et terrestre du territoire et la mise en place d’un siège de facto de la bande, autorisant l’Organisation des Nations unies à déclarer officiellement qu’il s’agissait toujours d’un territoires sous occupation : [https://unwatch.org/un-we-still-consider-gaza-occupied-by-israel/].
- 3. Traduction française de Harakat al-Muqawama al-Islamiyya qui est le nom du principal parti islamiste palestinien officiellement fondé en 1987 dans la bande de Gaza après plusieurs décennies de présence sociale, caritative et religieuse dans cette région puis dans l’ensemble des territoires palestiniens, à la suite de l’installation du mouvement des Frères musulmans (association créée en Égypte en 1927 par un enseignant du nom de Hassan Al-Banna) en Palestine. Les premières lettres de cette appellation (H-M-iS) forment également un nom en arabe qui signifie « zèle », « enthousiasme » ou « effervescence » et qui est celui par lequel ce mouvement se présente au monde depuis sa création peu de temps après le début de la première intifada : Hamas. Le démantèlement des colonies juives dans la bande en 2005 va engendrer des élections libres qui y seront organisées en 2006 ainsi qu’en Cisjordanie et qui verront le mouvement islamiste (pourtant considéré comme terroriste par une trentaine de pays, majoritairement occidentaux) sortir vainqueur, son influence étant allée grandissante depuis au moins la seconde intifada du début des années 2000. Néanmoins, l’année 2007 verra de violents affrontements entre le Fatah laïque, mouvement historiquement dominant dans le champ politique palestinien et partisan de négociations non-violentes avec les autorités israéliennes, et le Hamas. Celles-ci aboutiront à une césure politique et territoriale encore de mise aujourd’hui qui coupe la bande de Gaza de la Cisjordanie et qui affaiblit durablement le leadership palestinien par une cassure que Benyamin Netanyahou qualifiera de positive pour la pérennité de sa politique du fait accompli contre toute forme d’auto-détermination palestinienne. Lire T. Baconi, Hamas Contained: A History of Palestinian Resistance, Stanford, Stanford University Press, 318 p., 2018 ; S. Mishav et A. Shela, The Palestinian Hamas: Vision, Violence and Coexistence, New York, Columbia University Press, 280 p., 2006 ; et, L. Seurat, Le Hamas et le monde, Paris, CNRS Éditions, 344 p., 2015.
- 4. « Déluge d’Al-Aqsa », en arabe. Al-Aqsa est le nom arabe de la ville sainte de Jérusalem (qui correspond essentiellement à la partie est de la ville et qui est occupée depuis 1967 en tant que partie de la Cisjordanie par l’État israélien), qui jouit d’une haute valeur symbolique et politique dans le nationalisme et l’islamisme palestiniens. Al-Quds est le terme qui permet de designer la ville de Jérusalem.
- 5. R. Jaspal, « Representing the ‘Zionist Regime’: Mass Communication of Anti-Zionism in the English-Language Iranian Press », British Journal of Middle East Studies, vol.41, n°3, 2014, 18 p., p.287-305.
- 6. Nommées en hommage au héros nationaliste palestinien et un des principaux inspirateurs de la Grande révolte arabe (1936-1939) contre l’occupation britannique et la présence sioniste croissante dans la Palestine mandataire.
- 7. Ce qui ne nous empêchera, à titre complémentaire, de faire référence à d’autres formes de mobilisations observées depuis près d’un an en lien avec cette crise.
- 8. « Supposons qu’une personne de ma connaissance rencontrée dans la rue me salue en soulevant son chapeau [...]. Quand j’identifie – et je le fais spontanément – cette configuration comme un objet (un monsieur) et la modification de détail comme un événement (soulever son chapeau), j’ai déjà franchi le seuil de la perception purement formelle pour pénétrer dans une première sphère de signification [...] ; je la saisis en identifiant tout simplement certaines formes visibles à certains objets connus de moi par expérience pratique, et en identifiant le changement survenu dans leurs relations à certaines actions, ou événements. », E. Panofsky, Essais d’iconologie, cité dans P. Rodrigo, « L’onto-logique de l’événement de Whitehead », vol.4, n°3, 2002, 15 p., p.475-490.
- 9. C. Epstein, « Constructivism or the Eternal Return of Universals in International Relations. Why Returning to Language is Vital to Prolonging the Owl’s Flight », European Journal of International Relations, vol.19, n°3, 2013, 20 p, p.499-519.
- 10. C.R. Hayward, « Disruption: What Is It Good For? », Journal of Politics, vol.82, n°2, 2020, 11 p., p.448-459.
- 11. J.L. Gelvin, The Israel-Palestine Conflict: One Hundred Years of War, Cambridge, Cambridge University Press, 324 p., 2014.
- 12. On peut ici notamment citer le rapport publié par Human Rights Watch le 17 juillet 2024 et intitulé I Can’t Erase All The Blood From My Mind, qui contredit nombre des points avancés par le Hamas dans le document cité dans le texte.
- 13. Yahya Sinwar, dirigeant du mouvement et chef de la bande de la Gaza, annonçant dès décembre 2022 qu’un « déluge » était sur le point de s’abattre sur l’occupant s’il ne mettait fin pas à son action envers les Palestiniens.
- 14. Illustrant par-là le fait que, même du côté israélien, les velléités de tirer avantage de l’effet de sidération nationale et globale suscitée par le déclenchement du « déluge », sont désormais ouvertement à l’œuvre afin d’irrémédiablement transformer les termes d’une équation vieille de près de 60 ans si l’on prend la guerre des Six jours comme date de référence. C’est ainsi qu’un cas de politique disruptive « optionnelle » a été réellement débattu entre dirigeants israéliens mais également avec l’allié américain ainsi que d’autres pays sondés si le scénario du Sinaï devait être rejeté par l’Égypte. Il est ici question du policy paper datant du 13 octobre 2023 intitulé Options for a Policy Regarding Gaza’s Civilian Population, riche de 10 pages et élaboré par le ministère du Renseignement israélien dirigé par Gila Gamliel pour « le jour d’après », qui discutait, à côté des options A (permettre le retour de l’Autorité palestinienne à Gaza) et B (favoriser un gouvernement local), d’une option C correspondant au transfert forcé et définitif des près de 2,3 millions de Gazaouis dans la péninsule du Sinaï au Sud. Indiquant que cette dernière option était la plus souhaitable car la plus à même de « générer des résultats stratégiques de long-terme », le plan a néanmoins été sévèrement condamné par les pays arabes, à commencer par l’Égypte, poussant le Premier ministre israélien, Netanyahou, à déclarer qu’il ne s’agissait que d’un concept paper dépourvu de portée effective. Lire ici.
- 15. L’invasion de la bande de Gaza commençant réellement le 27 octobre dans le cadre de l’opération Épées de fer destinée officiellement à détruire le Hamas et libérer les nombreux otages faits par le mouvement islamiste lors du Déluge d’Al-Aqsa.
- 16. Netanyahou déclarant, à titre d’exemple, le 3 novembre 2023 dans une missive publique envoyée aux commandants et soldats de l’armée israélienne qu’il s’agissait « d’un combat entre la lumière et les ténèbres », exhortant ceux-ci, au détour d’une citation d’un verset biblique, à se souvenir d’Amalek, peuple ayant combattu les Juifs à leur sortie supposée d’Égypte.
- 17. S. Simonsen, « Discourse Legitimation Strategies: The Evolving Legitimation of War in Israeli Public Diplomacy », Discourse & Society, vol.30, n°5, 2019, 18 p, p.503-520.
- 18. Le président Joe Biden prenant, par exemple, dès le dimanche 8 octobre la décision d’envoyer de l’aide militaire au gouvernement israélien mais également de rapprocher leur groupe aéronaval en Méditerranée en dirigeant à quelques jours d’intervalle deux de leurs principaux navires de guerre, le USS Dwight D.Eisenhower et le USS Gerald R.Ford, près des côtes israélo-palestiniennes, venant ainsi considérablement renforcer l’agenda de dissuasion initié par les responsables israéliens immédiatement après le déclenchement de l’attaque. Le secrétaire à la Défense américain, Lloyd Austin déclare ainsi de manière solennelle le 15 octobre qu’il s’agit d’exprimer « l’engagement sans faille des États-Unis en faveur de la sécurité d’Israël et [leur] détermination à dissuader tout acteur étatique ou non-étatique cherchant à intensifier cette guerre ». Le jour même, les forces aériennes israéliennes frappaient l’aéroport d’Alep en Syrie, connu pour permettre la projection et l’approvisionnement militaire du Hezbollah et de milices chiites syriennes et irakiennes dont on craint alors qu’elles n’entrent dans le conflit. L’autre grande puissance mondiale, à savoir la Chine, prend quant à elle une position opposée en défendant, comme c’est le cas le 22 février 2024 à la Haye au siège de la Cour internationale de justice à travers l’un de ses principaux diplomates, Ma Xinim, « le droit pour le peuple palestinien à l’usage de la force afin de résister à une oppression étrangère et d’achever un état indépendant ».
- 19. Officialisé dans le cadre des accords d’Abraham signés en 2020 sous égide américain entre Israël et plusieurs pays arabes, Émirats arabes unis et Bahreïn en tête (outre des accords connexes avec le Soudan et le Maroc), auxquels l’Arabie Saoudite, par l’intermédiaire du prince héritier Muhammad Bin Salman, s’est déclarée susceptible de participer avant le déclenchement de l’opération militaire qui nous intéresse dans cette contribution. Riyad a depuis mis en suspens cette politique en réaffirmant qu’elle ne saurait se faire au détriment de l’autodétermination palestinienne. Il est ici capital de mentionner que les discussions israélo-arabes, préludes à ces accords, portaient sur le fait que Netanyahou s’engageait à ne pas annexer la Cisjordanie avant trois ans, fournissant ici certainement l’explication au fait que les forces armées de Gaza aient déclenché le Déluge d’Al-Aqsa en octobre 2023.
- 20. Dont le dirigeant, Hassan Nasrallah, reportant en quelque sorte son souhait de disruption au moment où les conditions seraient plus favorables, annonçait dans son discours du vendredi 3 novembre 2023 que le moment n’était pas venu pour entrer en guerre aux côtés du Hamas et des autres groupes armés palestiniens qui ont agi selon ses dires sans appui iranien ou libanais, tout en prenant soin de rappeler qu’une « guerre totale » aurait bientôt lieu avec l’ennemi (Israël), le front libanais devant rester jusque-là un « front de pression » (expression utilisée par le chef du mouvement islamiste libanais dans un autre discours prononcé le 11 novembre destiné à préciser davantage les objectifs du Hezbollah et de ses alliés dans le conflit qui commence alors dans la Bande de Gaza).
- 21. Laissant de fait planer le doute d’une dissonance voulue ou subie entre le narratif affiché et la stratégie concrètement suivie par un acteur impliqué dans la gestion de l’après-7 octobre et poussant dès lors l’internationaliste à rappeler encore et toujours qu’un bilan de la situation ne peut être que partiel et circonscrit dans le temps.
- 22. L’Allemagne notamment qui représente 30% de l’armement total fourni à l’État israélien pour la seule année 2023.
- 23. La grande majorité des dirigeants politiques mondiaux appelant depuis novembre 2023 à un cessez-le-feu maintes fois rejeté ou repoussé par les parties combattantes dans la bande de Gaza. Le plus récent rappel de ce consensus étant certainement le vote par le Conseil de sécurité de l’ONU de la résolution 2735 du 10 juin 2024 appelant à un cessez-le feu-immédiat, la libération des otages israéliens, le renforcement de l’aide humanitaire, le retour des déplacés chez eux et le début de la reconstruction de la bande (14 états ayant voté en faveur de la résolution, la Russie seule s’étant abstenue).
- 24. Entraînant parmi les plus intenses mobilisations sociales à l’échelle mondiale de ces dernières décennies, à commencer par les espaces universitaires (américains notamment), ce conflit et la réprobation mondiale contre Israël qui en découle depuis plusieurs mois, ont ici clairement suscité une disruption majeure dans le domaine du droit international. Sous l’impulsion de plusieurs états, au premier rang desquels l’Afrique du Sud (mais également d’autres pays comme l’Espagne qui au demeurant a rejoint la liste des états reconnaissant la Palestine), le gouvernement israélien a ainsi dû subir la décision de la Cour internationale de justice du 26 janvier 2024 reconnaissant « le risque de génocide dans la bande de Gaza » et exigeant, à ce titre, du gouvernement israélien de « prendre des mesures immédiates ». La Cour pénale internationale, quant à elle, par l’intermédiaire du procureur Karim A.Khan, s’est vue déposer la requête aux fins de délivrance de mandats d’arrêt concernant la situation dans l’État de Palestine contre trois dirigeants du Hamas, Yahya Sinwar, Ismaïl Haniyeh et Muhammad Diab Ibrahim Ibrahim Al-Masri (Deif), et deux leaders israéliens, Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant.
- 25. La Knesset adoptant officiellement le 17 juillet 2024 une résolution qui s’oppose à la création de tout Etat palestinien à l’Ouest du Jourdain.
- 26. Hezbollah libanais, milices chiites syriennes et irakiennes, formations houthies yéménites, notamment. Ces dernières, après le Parti de Dieu au pays du Cèdre, représentant les groupes armés non-étatiques les plus engagés contre Israël dans l’après-7 octobre (attaques de drones de Taba et Nuweïba le 27 octobre ; attaques et détournements de navires israéliens depuis plusieurs mois dans le Bab al-Mandab ; attaque directe contre Tel-Aviv le 19 juillet 2024, etc.).
- 27. Les derniers en date étant ceux de Fouad Chokr, commandant du Hezbollah, en réponse à l’attaque du Parti islamiste libanais dans le Golan quelques jours plus tôt, et Ismaïl Haniyeh, chef de la branche politique du Hamas en exil et ancien premier ministre de l’Autorité palestinienne, les 30 et 31 juillet 2024.
- 28. Les Houthis participant du reste à l’attaque depuis le Yémen.
- 29. O. Turner et N. Nylmam, « Morality and progress: IR narratives on international revisionism and the status quo », Cambridge Review of International Affairs, vol.32, n°4, 2019, 21 p., p.407-428.
- 30. On pense, par exemple, à l’inconnue présidentielle américaine qui vient d’être récemment levée avec l’élection de Donald Trump qui suscite de nombreuses interrogations sur la teneur de la politique américaine à l’égard des Israéliens et des Palestiniens d’abord, mais également à l’égard de toute la région comme du monde entier.