Entre mysticisme et politique, le mouvement de Fethullah Gülen en Turquie
Bayram Balci
Acteur primordial de la vie politique turque depuis une dizaine d’années, le Parti de la justice et du développement (AKP) et son charismatique leader, le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, ont profondément transformé le pays. S’apparentant à une révolution passive, les réformes initiées par le gouvernement conservateur aux racines islamistes ont considérablement métamorphosé la société turque, modernisé les institutions politiques et renforcé l’économie nationale désormais classée au 16e rang mondial. Il serait toutefois erroné d’attribuer au seul AKP les réussites qui ont permis à la Turquie, membre du G20, de devenir un acteur régional majeur. En effet, le gouvernement Erdoğan a bénéficié du soutien de plusieurs forces politiques, mais aussi religieuses et sociales, influentes en Turquie. La « néo-confrérie » de Fethullah Gülen, qualifiée en Turquie de cemaat (communauté) ou hizmet (service) et qui est un mouvement socio-religieux qui occupe une place fondamentale dans la vie sociale et religieuse turque, est l’une des plus importantes. Son influence reste toutefois difficile à évaluer. L’AKP et le mouvement de de Fethullah Gülen appartiennent à deux traditions différentes de l’islam turc : le premier est issu de l’islam politique et le second du mysticisme. Pourtant, tous deux ont uni leurs forces dès 2002. Ce mariage de raison, fondé sur des intérêts mutuels convergents, a cependant parfois montré des signes de fragilité. Depuis quelques mois, des divergences se sont fait jour en politique intérieure comme en politique extérieure. Cette divergence semble se transformer en crise plus ouverte, depuis que la Turquie est secouée par d’importants mouvements de contestation et survient à un moment crucial où le Premier ministre turc est fortement fragilisé à l’intérieur et à l’extérieur, alors que le mouvement de Fethullah Gülen semble, quant à lui, plus fort et plus solide que jamais.
S’agit-il d’une crise conjoncturelle due au contexte particulier dans lequel se trouve la Turquie depuis quelques mois ou d’une rupture définitive attestant l’incompatibilité des idéologies religieuses qui rivalisent au sein de la société turque. La réponse à ces questions passe par un retour sur la nature du mouvement de Fethullah Gülen, sa progressive évolution du mysticisme vers le politique et enfin sur les conséquences de cette politisation dans l’équilibre du couple que forme Recep Tayyip Erdoğan avec Fethullah Gülen.
Un phénomène singulier en Turquie et dans le monde musulman
Multiforme, complexe, insaisissable, le mouvement de Fethullah Gülen se définit essentiellement par la personnalité de Fethullah Gülen lui-même. Autorité religieuse dans les années 1970, il devient au fil du temps le dirigeant spirituel d’une vaste communauté, qui rassemble des millions de sympathisants et qui est présente dans tous les secteurs de l’économie, dans l’éducation, au sein des médias mais aussi dans l’administration. Installé aux Etats-Unis depuis 1999, Fethullah Gülen est d’abord un penseur mystique et une source d’inspiration pour ses disciples qu’il encourage à être des musulmans modernes et modérés. Libéral, il prône à la fois la foi islamique et l’esprit du capitalisme. Patriote voire nationaliste, il participe activement au rayonnement et au prestige de la Turquie par le biais de ses écoles à l’étranger. Son réseau est présent et actif partout dans le monde ; aux Etats-Unis, ses sympathisants gèrent de nombreuses charter schools. Visionnaire, Fethullah Gülen concentre son action sur l’éducation des nouvelles générations et travaille à favoriser l’émergence de nouvelles élites, croyantes mais modernes, patriotes mais investies dans la mondialisation, pieuses mais décomplexées face à la réussite économique. Possédant le goût du secret et de l’influence, le mouvement de Fethullah Gülen présente de fortes similitudes avec l’ordre des jésuites, dont il s’est visiblement inspiré. Tout comme ces derniers ont contribué à la formation des élites républicaines kémalistes grâce à des écoles implantées en Turquie dès la fin de l’Empire ottoman, Gülen souhaite faire émerger de nouvelles élites anatoliennes et conservatrices. Officiellement apolitique, le mouvement de Fethullah Gülen flirte avec la politique, sur laquelle il exerce une influence certaine. Son objectif n’est cependant pas de conquérir ou d’exercer le pouvoir mais bien d’influer sur les hommes en place. Tout comme les jésuites, Fethullah Gülen place l’école au cœur de sa stratégie de modernisation et d’influence. Au cours du temps, son évolution vers la sphère politique a rencontré les intérêts convergents de l’islam politique émergeant de l’AKP, avec qui Gülen coopère désormais.
L’AKP, issu du Parti de la prospérité (Refah), s’inscrit dans la tradition de l’islam politique turc. Il a toutefois modéré son discours pour embrasser une idéologie islamo-conservatrice qui lui a permis de conquérir le pouvoir. Le mouvement de Fethullah Gülen puise quant à lui ses racines dans le mysticisme turc ; il tient davantage du mouvement social que de la formation politique, bien qu’il se soit progressivement politisé en devenant de plus en plus influent, en Turquie comme et à l’étranger, notamment grâce à son vaste réseau d’écoles. Des milliers de sympathisants et de diplômés des écoles de Gülen occupent aujourd’hui des positions importantes dans l’appareil d’Etat, les secteurs clés de l’économie turque ou les médias et sont très influents. On a récemment pu l’observer dans le débat sur la nouvelle Constitution.
Mais l’AKP et le mouvement Gülen possèdent la même base sociale, soit les classes moyennes anatoliennes, moralement conservatrices mais économiquement libérales et favorables à la mondialisation. Ils s’opposent tous deux à l’armée turque et à l’appareil bureaucratique tenus par l’intelligentsia kémaliste. L’AKP et le mouvement Gülen sont ainsi liés par un pacte non écrit qui renforce leur complémentarité. L’AKP, au pouvoir depuis 2002, a apporté son soutien politique et surtout symbolique à la communauté de Fethullah Gülen, en soutenant ses actions éducatives en Turquie et à l’étranger. En échange, le parti a bénéficié de l’enracinement social du mouvement de Fethullah Gülen et de ses appuis dans les médias. Sans donner de consignes de vote, la communauté a également soutenu l’AKP à chaque élection. Pendant près de dix ans, cette alliance entre deux structures qui possèdent la même base sociale et les mêmes ennemis a bien fonctionné. Toutefois, elle semble désormais de plus en plus fragile à mesure de l’évolution de la société turque et des rapports de forces entre les différents acteurs socio politiques. La forte différence de tempéraments existant entre les deux dirigeants – le caractère colérique et impétueux de Erdoğan contraste avec le calme prophétique de Gülen – ne facilite pas le dialogue.
AKP-Fethullah Gülen : des tensions croissantes
La première rupture entre eux a eu lieu lorsque le Premier ministre Erdoğan, pour des considérations à la fois politiques, stratégiques et idéologiques, a modifié ses relations avec Jérusalem. La crise a éclaté entre les deux pays en mai 2010 après qu’un convoi humanitaire turc a tenté de défier le blocus de la Bande de Gaza par le pouvoir israélien. Gülen a publiquement désapprouvé l’initiative de l’ONG turque, critiqué le gouvernement pour l’avoir soutenue et s’est désolidarisé de la rhétorique anti-israélienne du Premier ministre turc. La communauté de Gülen a toujours évité de critiquer fortement Israël pour deux raisons majeures. D’une part, le mouvement se veut œcuménique et interreligieux – ce qui a considérablement contribué à son succès –, et d’autre part, il est puissant aux Etats-Unis, où il bénéficie du soutien de nombreux amis américains d’Israël qui contribuent fortement au développement de son pouvoir d’influence.
Les points de discorde entre l’AKP et Gülen sont encore plus nombreux en matière de politique intérieure. Les médias turcs affirment que le gouvernement est chaque jour plus irrité et inquiet de l’influence grandissante de la communauté de Gülen dans l’ensemble des sphères de l’Etat (police, justice, éducation). A la différence de l’opposition laïque, qui réagit avec véhémence à ce que les médias appellent l’infiltration de l’Etat par les disciples de Fethullah Gülen, l’AKP se montre plus retenu. Il est indéniable que le mouvement de Fethullah Gülen a toujours accordé beaucoup d’importance à la formation des élites qu’il souhaitait voir assumer des positions clés dans l’administration. En 1998 déjà, mon étude sur les relations entre la Turquie et les Républiques turcophones d’Asie centrale montrait comment les étudiants centrasiatiques formés dans les académies de police en Turquie, rentraient dans leurs pays très au fait des idées de Fethullah Gülen. Les représentants du mouvement ne démentent pas la présence de leurs sympathisants dans plusieurs postes de l’Etat, mais ils se défendent de tout entrisme ; ils rappellent que la communauté a formé des milliers de gens et que ceux-ci sont parvenus à occuper des positions élevées grâce à leur travail et à leur persévérance. De même, intellectuels ou journalistes proches du mouvement reconnaissent que de nombreux bureaucrates partagent les idées de Fethullah Gülen, mais s’élèvent contre l’idée qu’ils pourraient utiliser le service public pour lequel ils travaillent dans le respect des principes constitutionnels et républicains au profit de la communauté. Cependant, il ne fait aucun doute que la communauté de Fethullah Gülen a utilisé les réseaux dont elle dispose au sein de l’appareil judiciaire pour imposer ses vues dans au moins deux dossiers importants : celui de la place de l’armée dans le pays et celui traitant de la question kurde.
Les relations entre l’armée turque et le mouvement de Gülen ont toujours été exécrables. Bien que dans ses discours et ses prêches, Gülen ait toujours vanté les qualités de l’armée, celle-ci lui a toujours prêté des intentions cachées et a toujours veillé avec le plus grand soin à contenir l’influence de ses sympathisants en son sein. L’affaire dite Ergenekon a donné l’occasion au mouvement de régler ses comptes avec l’armée. Ce réseau criminel, composé de militants d’extrême droite, d’anciens militaires, de policiers, de journalistes, d’universitaires et de mafieux, souhaitait faire tomber le gouvernement turc et mettre fin au règne de l’AKP et de son allié Fethullah Gülen afin de préserver les acquis républicains et laïques du kémalisme en Turquie.
Usant de son influence dans l’appareil judiciaire et même dit-on dans les organes de renseignement, le mouvement de Gülen a profité de l’affaire Ergenekon pour écarter des personnalités – journalistes, bureaucrates, mais surtout militaires – qu’il considérait comme des ennemis. Toutefois, les procureurs proches de Gülen sont allés un peu vite (et un peu fort) en besogne. L’ampleur des arrestations et l’étendue des peines ont été jugées excessives et ont terni l’image du gouvernement AKP à l’étranger, alors que le Premier ministre turc essuyait des critiques pour ses dérives autoritaires. La chasse aux sorcières a également mis à mal les relations entre le mouvement de Gülen et l’AKP, qui craint de devenir à son tour la cible d’un système judiciaire dominé par les idées de Fethullah Gülen. Cette inquiétude est fondée puisque l’un des proches collaborateurs d’Erdoğan, Hakan Fidan, responsable des services turcs de renseignement, a été mis en cause en février 2012 dans la vague d’arrestation des membres du KCK (Koma Civakên Kurdistan, Union des communautés du Kurdistan), branche secrète urbaine du Parti des travailleurs kurdes (PKK), formation considérée comme une organisation terroriste en Turquie. Le procureur, proche du mouvement de Gülen, a reproché Hakan Fidan, chargé par le Premier ministre d’engager des négociations secrètes avec le PKK pour mettre fin au conflit kurde en Turquie, d’avoir rencontré clandestinement des représentants du PKK à Oslo.
La question kurde constitue en effet une pomme de discorde entre l’AKP et le mouvement de Gülen. Le principal mentor spirituel de Fethullah Gülen, Sait Nursi, était kurde et le nombre de sympathisants kurdes au sein du mouvement de Gülen n’est pas négligeable. Dans les provinces kurdes de l’Est de la Turquie, le mouvement compte de nombreux établissements éducatifs, dont beaucoup de dershane, établissements qui préparent les élèves aux concours d’entrée à l’université. Le mouvement Gülen n’apprécie guère la manière dont le Premier ministre gère la question kurde en Turquie. Si, différents canaux d’information de la communauté de Gülen ont exprimé à plusieurs reprises leur soutien au processus de paix engagé par le gouvernement, ceux-ci ont également reproché à Recep Tayyip Erdoğan de ne pas les avoir associés aux négociations.
Enfin, nous devons rappeler que le mouvement de Gülen a exprimé sa sympathie pour la composante citoyenne et environnementaliste des manifestations autour du Gezi Parki à Istanbul tout en se désolidarisant des autres composantes (alévis, extrême gauche et kémalistes) hostiles à « la dérive islamiste du gouvernement Erdoğan ». Fortement critiquée en Turquie et à l’étranger, la répression policière a causé énormément de tort à l’AKP. Dans une déclaration publique, Fethullah Gülen a dénoncé l’action des forces de l’ordre et le refus d’Erdoğan de régler les problèmes du pays par le dialogue.
L’avenir : rupture ou maintien du statu quo ?
La détérioration des relations entre l’AKP et Gülen était prévisible et devrait se poursuivre. L’AKP, soutenu par le mouvement de Fethullah Gülen, a considérablement affaibli le rôle et le poids de l’armée qui ne possède plus les prérogatives politiques qui encore récemment faisaient d’elle le véritable centre du pouvoir en Turquie. Qui aurait imaginé qu’Ilker Basbug, chef d’état-major des armées entre 2008 et 2010, et des centaines de hauts gradés de l’armée turque seraient un jour emprisonnés pour tentative de coup d’état et de collusion avec une organisation terroriste ? L’ennemi commun neutralisé, il était naturel que l’alliance conçue pour l’affronter en perdant sa principale raison d’exister finisse par se craqueler. La rivalité qui oppose l’AKP au mouvement Gülen s’exprime désormais de façon directe sur la scène publique. D’autres facteurs accentuent encore les divergences entre les alliés d’hier. Le mouvement de Gülen s’est renforcé, est devenu plus puissant et donc plus exigeant, alors que l’autoritarisme du Premier ministre Erdoğan a discrédité l’image de l’AKP en dans le pays et de la Turquie à l’étranger.
Un clivage ancien existe au sein de l’AKP entre une aile dure – celle du Premier ministre – et une autre, plus pragmatique, incarnée par le président de la République Abdullah Gül et le vice-Premier ministre Bülent Arinç. Les récents mouvements de protestation et la réaction hostile du mouvement de Fethullah Gülen à la pratique du pouvoir par Recep Tayyip Erdoğan pourraient, selon certains analystes, renforcer ce clivage. Les médias sont allés jusqu’à annoncer l’éclatement possible de l’AKP en deux partis. En effet, Abdullah Gül et Bülent Arinç ont eu face aux manifestations une attitude plus conciliatrice que celle du Premier ministre, adoptant une position proche de celle de Fethullah Gülen. Selon ces analyses, le mouvement de Fethullah Gülen jouerait un rôle primordial dans la division du parti du Premier ministre, en favorisant l’émergence d’un pouvoir alternatif à celui de l’AKP ou du moins à celui de Recep Tayyip Erdoğan.
Un tel scénario semble toutefois improbable, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, quatre mois après les manifestations de Gezi Parki, l’AKP, divisé les premiers jours de la protestation, est toujours solidement contrôlé par le Premier ministre. Si son prestige et son charisme se sont atténués, Erdoğan demeure l’homme fort du parti comme de la Turquie. Son alliance avec la communauté de Fethullah Gülen devrait se poursuivre en raison de la proximité idéologique existant entre l’AKP et le mouvement même si ce dernier s’est élevé contre l’autoritarisme croissant du Premier ministre et les récentes purges ou réaffections destinées à diminuer le poids de la communauté dans l’Etat.
Lors des prochaines élections municipales, qui auront lieu en mars 2014, le mouvement de Gülen, opposé à l’ultra sécularisme du Parti républicain du peuple (CHP) comme au nationalisme kurde du Parti pour la paix et la démocratie (BDP), devrait de nouveau appeler à voter pour l’AKP. Par ailleurs, une alliance entre le mouvement de Gülen et le Parti de l'action nationale (MHP) paraît peu probable, ce dernier parti défendant un nationalisme contraire aux intérêts des hommes d’affaires du mouvement très à l’aise dans la mondialisation. Le Premier ministre sait parfaitement que les proches de Fethullah Gülen n’ont pas vraiment d’autre choix que de soutenir sa formation. Il connaît également le prestige dont jouit Gülen en Turquie comme à l’étranger, notamment en Asie Centrale, aux Etats-Unis, en Afrique et en Europe, où ses réseaux sont efficaces et nécessaires au pays.
Quel sens donner dès lors à la fronde de Gülen contre Erdoğan ? De son côté, pour préserver l’unité de son mouvement et éviter d’être associé à la politique d’Erdoğan, Fethullah Gülen est contraint de se désolidariser du Premier ministre dont l’autoritarisme est dénoncé par la rue, les médias et la communauté internationale depuis plusieurs mois. Mais il souhaite moins faire chuter le gouvernement, que de parvenir à l’influencer. Bien que d’essence religieuse et sociale (beaucoup de ses membres adhèrent davantage au mysticisme religieux de Fethullah Gülen qu’à ses idées ou ses actions politiques), le mouvement Gülen est cependant présent dans la sphère politique mais doit toujours se protéger de tout engagement partisan qui serait susceptible de le diviser.
Le mouvement a voulu lancer un message au gouvernement pour lui signifier qu’il restait vigilant mais aussi lui rappeler qu’il avait besoin de son soutien pour remporter les prochaines élections (municipales en mars 2014 et présidentielle quelques mois plus tard). Le lien entre la communauté de Fethullah Gülen et l’AKP devrait toutefois perdurer, chacune des parties y ayant grand intérêt.