Et les juifs bulgares furent sauvés. Entretien avec Nadège Ragaru
Auteure de « Et les Juifs bulgares furent sauvés… ». Une histoire des savoirs sur la Shoah en Bulgarie (Presses de Sciences Po, 2020), Nadège Ragaru, directrice de recherche CNRS au CERI, répond à nos questions sur cette enquête exemplaire et originale sur les silences du passé bulgare.
Commençons par les faits. Comment décririez-vous la situation de la Bulgarie durant la Seconde Guerre mondiale ? Quelle place occupait le pays ?
Nadège Ragaru : Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Bulgarie occupa une place singulière dans le dispositif du Pacte tripartite. Quoique signataire du Pacte (1er mars 1941) et alliée de l’Allemagne nazie, elle refusa de déclarer la guerre à l’URSS et d’envoyer des troupes se battre sur le front de l’Est. Cette alliance avec le Reich lui permit d’occuper des territoires situés en Yougoslavie (l’essentiel de la Macédoine du Vardar ; la région serbe de Pirot) et en Grèce (Thrace occidentale et Macédoine orientale) qu’elle espérait (re)conquérir depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Paradoxalement, la Seconde Guerre mondiale fut, pour la Bulgarie, infiniment moins destructrice que la Première.
Pouvez-vous nous dire quelques mots du titre de votre livre qui fait allusion à un épisode de la Shoah selon lequel les juifs de Bulgarie (comme ceux du Danemark) auraient en partie été sauvés durant la Seconde Guerre mondiale ?
Nadège Ragaru : Le titre de mon ouvrage fait moins allusion à un fait historique qu’à une mise en récit du passé. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a en effet émergé en Bulgarie et au-delà une représentation des destinées des Juifs bulgares énoncée en termes de « sauvetage ». C’est précisément cette représentation – le plus souvent associée à un usage de la voix passive qui prive les Juifs de tout agir propre – qui est construite en objet d’investigation du livre.
Au début de la guerre, on estimait à environ 48 000 le nombre des Juifs détenteurs de la citoyenneté bulgare. Plusieurs milliers de réfugiés ayant fui les persécutions anti-juives dans les territoires soumis au Reich résidaient par ailleurs en Bulgarie. À partir du mois de janvier 1941, les Juifs bulgares furent confrontés à un antisémitisme d’État d’une intensité croissante. Après avril 1941, ces mesures furent également appliquées aux Juifs des territoires yougoslaves et grecs occupés – des Juifs exclus, sur décision du gouvernement bulgare, de la citoyenneté bulgare. En septembre 1942, un Commissariat aux affaires juives fut chargé de coordonner l’ensemble des dispositifs anti-juifs (privation de droits civiques, exclusions professionnelles, taxation discriminatoire, aryanisation des biens juifs, travail forcé, port obligatoire de l’étoile jaune, « concentration » à Sofia dans le quartier juif, etc.).
Synagogue, Sofia , Copyright Shutterstock
À l’automne 1942, les Allemands négocièrent avec leur allié bulgare la déportation de quelque 20 000 Juifs des « nouveaux territoires ». Ce nombre étant supérieur à celui des Juifs yougoslaves et grecs sous occupation bulgare, il fut prévu de rafler en outre quelque 8 000 Juifs bulgares jugés « indésirables ». Finalement, seuls les 11 343 Juifs de Yougoslavie et de Grèce occupés furent déportés vers la Pologne sous occupation nazie. Les Juifs bulgares qui avaient été raflés furent relâchés grâce aux efforts inlassables de leurs coreligionnaires pour obtenir le soutien de hauts responsables politiques, religieux, intellectuels et citoyens bulgares et l’annulation des ordres d’arrestation. Les revers militaires subis par l’Allemagne nazie contribuèrent à convaincre le gouvernement bulgare de surseoir, puis de renoncer à déporter les Juifs de citoyenneté bulgare.
C’est cette non-déportation qui a reçu l’appellation de « sauvetage ». Or le choix d’une telle terminologie soulève trois difficultés : premièrement, elle tend à faire silence sur les persécutions des Juifs sous autorité bulgare – qu’ils aient, ou non, détenu la citoyenneté bulgare ; deuxièmement, elle omet le rôle des Juifs dans l’alerte et l’engagement de Bulgares non juifs en leur faveur ; troisièmement, l’expression a souvent conduit à imputer à l’ensemble de la société bulgare une « tolérance nationale » supposée au fondement de la protection des Juifs bulgares – quitte à ignorer la diversité des réceptions des politiques anti-juives dans le pays tout comme l’histoire complexe des relations intercommunautaires en Bulgarie.
Comment avez-vous été amenée à avoir une autre vision des destinées juives en Bulgarie ? Comment avez-vous « découvert » les « différences » de sort fait aux juifs en Bulgarie et dans les territoires occupés ?
Nadège Ragaru : En raison de l’accent placé sur la non-déportation de la presque totalité des Juifs bulgares – à l’été 1942, la Bulgarie renonça en effet à accorder sa protection aux Juifs bulgares résidant dans les territoires du Reich ou soumis à lui, un choix qui valut à plusieurs centaines de Juifs bulgares arrestations et déportations, entre autres depuis la France –, la mémoire des déportations de Yougoslavie et de Grèce a été longtemps non pas occultée, mais rendue peu visible. J’ai été conduite à explorer ce contraste par l’un de ces hasards qui, dans une vie, oblige à reconsidérer ce que l’on croyait savoir. Nous étions en 2010. Je menais des recherches sur l’établissement du pouvoir communiste dans une bourgade du sud-ouest de la Bulgarie, Gorna Dzhumaya, à travers le prisme des politiques culturelles. Un homme âgé avait accepté de partager avec moi ses souvenirs d’excursions théâtrales ; durant notre entretien, il évoqua une pièce de théâtre dont la date lui échappait : « Je l’ai vue… ; non, c’était avant la déportation des Juifs », dit-il. Sursautant, je fis ce que tout bon manuel de sciences sociales proscrit, je l’interrompis et lui demandai : « Quels Juifs ? » Il rétorqua : « Il n’est pas bon de parler de ces choses-là ». Le lien de confiance était rompu, l’entretien évidemment perdu. Sitôt l’échange terminé, je me précipitai vers l’université et y retrouvai des collègues et ami(e)s à qui je posais la même question : « Quels Juifs ? » Ils/elles hésitèrent un certain temps : « Les Juifs bulgares n’ont pas été déportés… Ah, il doit s’agir de Juifs grecs, ils sont passés par ici ». Le lendemain, j’étais dans les archives centrales d’État bulgares et j’entamais une enquête qui allait durer dix ans.
Varna, Monument de remerciement au peuple bulgare de la communauté juive
pour le salut des Juifs bulgares pendant l'Holocauste dévoilé le 10 mars 2013
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Le choc fut d’autant plus profond que j’avais lu, des années auparavant, l’ouvrage classique de Fredrick Chary sur la solution finale en Bulgarie (The Bulgarian Jews and the Final Solution 1940-1944. University of Pittsburgh Press. 1972). Or ce dernier, bien que centré sur la non-déportation des Juifs bulgares, consacrait de longs développements aux rafles, internements et transferts des Juifs yougoslaves et grecs. Mais, comme maints lecteurs de ce récit à deux faces, j’avais principalement retenu celle dont je désirais me souvenir – ce fait extraordinaire, la survie des Juifs bulgares. Pour recontextualiser cet événement historique, je compris alors qu’il allait falloir faire table rase des savoirs acquis et penser cette survie dans son articulation avec les persécutions anti-juives.
Vous évoquez les enjeux mémoriels communs existant entre la Bulgarie et la France, notamment sur la question de la responsabilité de l’Etat, pouvez-vous développer votre propos ?
Nadège Ragaru : Assurément, les configurations historiques des deux pays sont contrastées : la France fut un pays partiellement occupé ; la Bulgarie, un allié du Reich. Les points communs résident ailleurs. Tout d’abord, dans l’aspiration des élites gouvernantes des deux pays, au sortir de la guerre, à offrir une lecture héroïque du conflit opposant la France libre à la France de Vichy, d’une part, la Bulgarie du mouvement des partisans à la Bulgarie « fasciste », d’autre part. Dans la difficulté, ensuite, à envisager une reconnaissance publique du rôle des États dans les déportations juives. En France, il a fallu attendre juillet 1995 pour le président Chirac effectue un premier pas décisif dans ce sens. En Bulgarie, la reconnaissance des co-responsabilités bulgares dans la Shoah en terres yougoslaves et grecques n’a pas encore été accomplie.
En 1944, la Bulgarie créé des tribunaux populaires pour juger les représentants de l’ancien pouvoir politique qualifiés par leurs successeurs de « fascistes », ainsi que les auteurs des persécutions antijuives. Pouvez-vous nous expliquer comment les juifs communistes de Bulgarie sont parvenus à donner l’image d’une Bulgarie combattante à travers la création d’une juridiction exclusivement dédiée aux crimes commis contre les juifs pendant la guerre ?
Nadège Ragaru : La rétribution des crimes de guerre faisait partie des promesses du Front de la patrie (la coalition à dominante communiste qui a assumé le pouvoir avec l’aide de l’Armée rouge le 9 septembre 1944) ; cette promesse s’inscrivait dans un double contexte international (marqué par les réflexions interalliées sur les jugements d’après-guerre) et interne (où le recours à la justice se voulait un instrument d’épuration et le vecteur révolutionnaire d’un renouvellement des élites). Qu’une des treize chambres du Tribunal populaire de Sofia soit consacrée aux crimes commis contre une seule catégorie de victimes, les Juifs en l’occurrence, constitue un choix remarquable et unique en Europe au moment où il est effectué, en novembre 1944. À cette date, la Pologne a adopté les « décrets d’août » qui permettront le jugement de maints collaborateurs polonais, y compris pour des actes anti-juifs, mais aucune instance judiciaire n’a pour mission exclusive la traduction en justice des auteurs de persécutions anti-juives. Le choix bulgare se comprend au regard de l’urgence ressentie par les nouveaux dirigeants à convaincre les Alliés que la Bulgarie doit être considérée, dans le cadre des pourparlers d’après-guerre, non comme un allié du Reich vaincu, mais comme un État co-belligérant. Il est urgent de restaurer l’image internationale du pays. Procéder à un rétablissement rapide des droits juifs, d’une part, condamner un nombre limité d’individus estimés responsables des politiques anti-juives, d’autre part, a vocation à innocenter le reste de la société de ces violences. Les Juifs communistes bulgares ont compris que seule la mobilisation de cet argument leur permettrait d’espérer une rétribution judiciaire pour les crimes anti-juifs et de convaincre les dirigeants du Parti de sa nécessité.
Ruines d'une ancienne synagogue
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Plus largement, pouvez-vous nous parler du ou plutôt des processus d’écriture des expériences juives de la Seconde Guerre mondiale en Bulgarie ?
Nadège Ragaru : L’une des visées de l’ouvrage était de montrer que cette écriture des expériences juives de la guerre ne pouvait être envisagée exclusivement sous l’angle des travaux historiens ou des manuels scolaires. Les savoirs sur la Shoah avaient été constitués au croisement entre une pluralité de champs – politiques, judiciaires, historiques, artistiques et muséaux. De fait, je souhaitais comprendre plus généralement par quels processus des segments du passé acquièrent une présence sensible, affective, qui confère un caractère d’évidence à certains jugements portés sur lui. Comment des faits en viennent-ils à être tenus pour vrais, parce qu’ils sont largement crus ?
Pour des raisons différentes, sous le communisme et depuis 1989, l’histoire instituée n’a jamais constitué le seul, ni même le principal vecteur des représentations des événements associés à la Seconde Guerre mondiale. Tout le défi de l’enquête résidait dans l’identification des acteurs qui avaient produit ces mises en récit, la diversité de leurs formes (rendu d’un jugement, initiative mémorielle, film documentaire ou de fiction, controverses politiques, etc.), ainsi que la localisation des espaces entre lesquels ces représentations avaient circulé. Il fallait également se garder d’éluder les différences de nature, de rayonnement et d’usage de ces modes pluriels de saisissement du passé. L’ambition était de montrer qu’entre ces productions hétérogènes, diversement situées dans le temps et l’espace, des correspondances pouvaient être identifiées qui, à défaut d’avoir produit une vision unifiée du passé, avaient délimité un ordre du pensable et du croyable.
Survivants de l'Holocauste dans une synagogue bulgare
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Quid des années 1990, de la période post-communiste ? Quels changements ou quelles permanences peut-on noter ?
Nadège Ragaru : Plus de trente ans après la chute du communisme, il devient de plus en plus difficile de traiter le « post-communisme » comme un espace-temps homogène. Dans le cas qui nous concerne, on peut identifier au moins deux moments, sinon trois. Le premier temps, associé aux années 1990, voit s’amorcer en Bulgarie un débat sur les crimes du communisme et, par rebond, une relecture idéalisée de la monarchie bulgare. Cette phase est intéressante en ce qu’elle s’accompagne non d’un changement de la trame narrative du « sauvetage » mais d’une redéfinition de la hiérarchie des mérites : dorénavant, le roi Boris III, les élites conservatrices et l’Église orthodoxe remplacent dans le panthéon des sauveurs les figures du dictateur Todor Jivkov, de la résistance communiste et du peuple progressiste. Au tournant des années 2000, cependant, un consensus émerge entre les récits (post)-communistes et (anti)-communistes de l’histoire autour d’une nationalisation des vertus (magnifiées) et d’une individualisation des crimes (minimisés). Le peuple bulgare dans son ensemble est érigé en figure du bien.
Dans un deuxième temps, l’importance croissante accordée à la Shoah dans les régimes mémoriels à l’échelle globale et la redécouverte des Balkans par des descendants des Juifs qui survécurent (en Bulgarie) et ne survécurent pas (dans les territoires occupés) contribuent au déploiement de controverses publiques relatives au rôle de l’État bulgare pendant la guerre. Au cours des années 2010, grâce à l’investissement dans ces discussions de musées de la Shoah, d’organisations juives et de survivants, la question des déportations acquiert une visibilité nouvelle. Graduellement, déportations et non-déportations se fraient une place, côte à côte, dans les initiatives commémoratives et mémorielles.
Ces dernières années toutefois, sur fond de crise politique et sociale en Bulgarie, les efforts de documentation plus précise des faits grâce à l’ouverture des archives se sont heurtés à l’aspiration de la puissance publique à exercer un contrôle plus étroit sur le récit historique. Notons toutefois que la Bulgarie n’a nullement l’exclusive d’une évolution observée à travers l’Europe – en Pologne, en Hongrie et jusqu’en France (songeons aux réformes dans la communication des archives des services de renseignement induites par l’adoption de la Loi relative à la prévention du terrorisme et au renseignement, dite loi PATR, le 13 juillet 2021, et à la décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2021).
Dans votre livre, vous montrez que l’histoire n’est pas écrite par les seuls historiens mais que les artistes, les juristes ont leurs propres récits du passé. Comment avez-vous procédé pour rendre compte de la pluralité des récits ? Et comment appréhender une période qui court de la Seconde Guerre mondiale à aujourd’hui, au niveau temporel comme sur le plan du territoire étudié et de la localisation des sources ?
Nadège Ragaru : Vous avez raison, la tâche était prométhéenne ; il a fallu dix ans pour tenter d’en retracer soixante-quinze et il serait impossible de prétendre avoir fourni une restitution exhaustive de cet entrelacs de formes d’énonciation du passé. L’enjeu d’ailleurs n’était pas celui de l’exhaustivité ; il était de suivre la reconduction et les variations de certains motifs. Appréhender des inflexions fines sans préjuger de leur capacité à faire rupture ; reconstituer des déplacements, humains ou matériels, sans supposer que tout circule en fluidité ; procéder par recoupements et apprécier des recouvrements partiels. D’emblée, le chantier a été placé sous le signe du voyage. Parce qu’il fallait parcourir un intervalle de temps de plus de sept décennies, franchir les frontières de la guerre froide et observer la bifurcation d’existences juives en diaspora et en Israël. Les objets dont j’ai cherché à reconstituer les traces (motifs discursifs, registres argumentatifs, matières filmiques, etc.), par ailleurs, ne cessent de se mouvoir, subissant mutations et réappropriations.
Vidin, Bulgarie, l'ancienne synagogue
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Deux repères m’ont permis de ne pas me laisser submerger, notamment par l’ampleur des fonds archivistiques éparpillés entre la Bulgarie, l’Allemagne, Israël, les États-Unis, la Macédoine, la Serbie et la France, entre autres. Le premier est temporel : j’ai choisi d’explorer quelques moments sans postuler entre eux l’existence de liens exclusifs, mais parce que leur côtoiement pouvait faire progresser la réflexion (l’immédiat après-guerre, la « consolidation » du bloc de l’Est au tournant des années 1950, le socialisme tardif, la sortie du communisme, la décennie passée, etc.). Ce sont ces jalons qui ont permis de dessiner, en pointillé, une ligne temporelle où les blancs sont aussi importants que les traits noirs. Le second repère a été spatial : s’agissait-il d’envisager des savoirs bulgares et/ou sur la Bulgarie, ou de faire référence à la localisation des événements ? Au début de l’enquête, je partais avec une seule certitude : il était inconcevable, dans cette recherche, d’adopter une délimitation stato-nationale héritière de politiques d’État ayant, depuis le XIXe siècle, et ambitionné de situer l’étude du passé dans un cône de vision national. L’enjeu était, a contrario, d’identifier les lieux depuis lesquels un récit se voulant national avait été écrit, sanctionné et légitimé, et de travailler sur les luttes de significations associées. Les terrains de l’enquête, au lieu d’être pré-définis, ont ainsi émergé de l’observation des acteurs et de leurs pratiques. Les échelles (locales, régionales, internationales) ont été définies par les questions adressées aux matériaux collectés ; c’est du palimpseste des circulations qu’a fini par apparaître l’empreinte spatiale de l’analyse.
Enfin, pouvez-vous nous parler de votre écriture, qui permet au lecteur de se constituer son propre savoir tout au long de la lecture de votre ouvrage et qui, espérez-vous, l’incitera à construire à son tour son propre récit ?
Nadège Ragaru : Le constat de départ était aussi frustrant que fascinant : comme historiens, lorsque nous rédigeons un ouvrage, nous travaillons avec des mots, plus rarement avec des images, exceptionnellement avec des sons, et nous n’avons presque aucun accès à l’univers olfactif, pourtant essentiel aux processus de mémorisation et de remémoration. Dans les écrits de sciences sociales, l’insertion de matériaux visuels, parcimonieuse, sert plus souvent d’illustration que de vecteur d’analyse, et rares sont les auteurs qui savent coudre verbalement sources scripturaires et visuelles. Depuis longtemps, comme maints collègues de ma génération, je suis hantée par plusieurs questions : comment réintroduire matières, sens et sensibilités dans des passés que la raison a desséchés sans parvenir à les élucider ? Comment, de ce qui fut vécu multiplement, faire entendre la diversité des expériences ? Enfin, comment emmener les lecteurs avec nous dans des époques et des lieux qui leur sont étrangers ? Ces trois interrogations sont intimement liées, puisqu’il faut accepter de voyager vers le révolu pour espérer en saisir les reliefs et les couleurs et que notre écriture ne peut ambitionner une interprétation de ce qui fut en posant sur les faits une vision appauvrie.
Je souhaitais, en particulier, faire entendre la singularité de chaque situation, chaque protagoniste, chaque moment. Il doit y avoir de la sculpture dans l’écriture, et la matière doit en être palpable ; de la musique, aussi, mélodie, rythme et orchestration. Cette exigence de polyphonie était particulièrement centrale dans un travail qui se donnait pour objet la mise en récit de récits historiques et qui récusait, par ailleurs, deux approches : premièrement, une opposition lisse entre représentations et factualité du passé ; deuxièmement, une configuration réservant à l’historienne l’accès à une vérité que l’ouvrage aurait eu pour finalité de dévoiler. La notion d’enquête jouit, en sciences sociales, d’une longue histoire mais l’enquête peut être envisagée de plusieurs manières – comme une démarche davantage qu’un aboutissement (le vrai demeure pluriel, partiellement saisissable) ; comme un travail solitaire ou collectif (ce qui se découvre advient dans les interactions entre les matériaux étudiés, le lecteur et l’auteur) ; comme un effort de synchronie ou de diachronie (sujet, narrateur et lecteur avançant au même rythme).
Vidin, Bulgarie, la vieille synagogue abandonnée
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Ici, j’ai suivi plusieurs pistes : trouver pour chaque chapitre, et en fonction des mondes sociaux abordés – la justice, la création cinématographique, le maniement d’archives visuelles, les controverses politiques et mémorielles – des formes d’écriture en adéquation avec chacun d’eux ; citer amplement les matériaux archivistiques en refusant le surplomb d’une voix autorisée qui viendrait en clore la signification ; accepter de laisser au débat et aux désaccords un espace de déploiement. J’ai toujours gardé en mémoire Les deniers du rêve de Marguerite Yourcenar et l’importance d’un lien, discret, souple, entre les matériaux composites des passés que nous tentons de ramener à la vie. Avec l’espoir de donner envie, aux lecteurs d’aller plus avant, de douter avec patience, et d’écrire à leur tour cette histoire douloureuse et, par instant, porteuse d’espoir.
Propos recueillis par Corinne Deloy.
L'ouvrage a été traduit en anglais. Il est disponible en Open Access :
Bulgaria, the Jews, and the Holocaust: On the Origins of a Heroic Narrative (University of Rochester Press, Rochester Studies in East and Central Europe Series, Series Editor Timothy Snyder, Yale University, 2023).
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