Entretien avec Nadia Marzouki

05/11/2018
Nadia Marzouki

Le CERI a accuelli  au printemps dernier une nouvelle chercheuse, Nadia Marzouki, docteure en science politique (Sciences Po, 2008) et chargée de recherche au CNRS. Nous l'avons interrogée sur ses travaux et sur ses projets.

Mon premier domaine de recherche porte sur les controverses sur l’islam, en Europe et aux Etats Unis. Il est la suite d’un travail de thèse sur les débats publics en France et aux Etats Unis autour de la question de l’islam que j’ai effectuée sous la direction d’Olivier Roy à Sciences Po et que j’ai soutenue en 2008. L’idée était de comparer comment deux pays qui ont des compréhensions différentes du rapport entre religion et politique et de la laïcité traitent de cette question de l’islam et des minorités musulmanes sur leur territoires respectifs et de voir comment l’islam est construit comme un problème de politique publique dans chacun de ces pays.

La deuxième question dont traitait la thèse était de savoir si l’expertise publique et les intellectuels publics se servent des conclusions des sciences sociales et dans quelle mesure ils le font. C’est-à-dire en fait répondre aux questions suivantes : nous chercheurs qui travaillons sur ces questions, à quoi servons-nous et quel est notre rapport à l’expertise publique, au débat public, à l’engagement public ?
Après avoir soutenu ma thèse, j’ai vu cette question du rapport entre la recherche en sciences sociales sur l’islam et l’expertise, le débat public devenir de plus en plus centrale. La demande d’expertise est en effet croissante. Les chercheurs sont aujourd'hui très sollicités pour prendre la parole sur l’actualité et l’islam, au sens multiple de cet objet, est souvent au centre de nombreuses questions d’actualité.

Ensuite, ma thèse a évolué vers un autre projet, celui d’un livre, dans lequel j’ai laissé de côté la dimension comparative pour me concentrer uniquement sur le cas américain, d’abord pour obéir à des exigences éditoriales : il existe de nombreux travaux sur l’islam en France et ces débats sont bien connus alors que nous connaissons moins les débats américains donc il est bien d’éclairer le public sur ces questions.

J’ai donc repris une partie de la thèse mais en effectuant une nouvelle recherche sur les controverses proprement américaines sur l’islam qui sont apparues pendant  la période de la présidence de Barack Obama. J’ai découvert en écrivant ce livre une chose que je ne soupçonnais pas : paradoxalement, c’est sous l’administration de ce président africain-américain très ouvert que les polémiques sur l’islam aux Etats Unis ont explosé. Comme en réaction à l’élection de cet homme, inacceptable pour une grande partie des Américains. Ce n’est donc pas sous la présidence de George W. Bush, pas après le 11 septembre 2001 que les actes anti musulmans, que les controverses ont explosé mais bien après 2008 où l’on voit des mosquées attaquées et la place de l’islam discutée dans les tribunaux.
Mon livre a été publié en 2013 et il a été actualisé en 2017 en anglais aux Etats Unis. J’y ai ajouté des éléments liés à la campagne électorale de Donald Trump et à toute l’agitation que celle-ci a suscité.

Aujourd’hui, je veux évoluer vers un autre projet qui examine des courants plus optimistes, plus positifs. D’abord parce que j’ai l’impression d’avoir déjà dit beaucoup et parce que j’ai besoin de passer à autre chose et aussi en raison du sentiment de lassitude que j’éprouve parfois à examiner des « mouvements anti » : anti musulmans, anti immigrés. On a parfois besoin de se ressourcer par un nouvel objet de recherche.
Au cours de mon travail sur les courants anti musulmans aux Etats Unis, je me suis aperçue d’une chose que je croyais anecdotique : l’émergence de courants interreligieux ou bien alliant religieux et non religieux dans la société civile américaine. Pas forcément dans les grandes villes libérales que sont New York ou Los Angeles où ce genre de choses est un peu attendu mais aussi dans des petites villes d’Etats très conservateurs où la droite chrétienne est très puissante. Ces mouvements s’organisent et protestent contre toutes les politiques discriminatoires, contre les violences faites aux Noirs, pour les droits des migrants.


Mon prochain projet, qui à terme sera mon projet d’habilitation, porte sur cette question : comment des organisations de la société civile américaine s’organisent depuis 2016, et même avant, pour mettre en place une résistance civile et religieuse face aux mouvements de la droite chrétienne, pour se réapproprier une certaine idée d’une religion mise au service de causes progressistes (éducation, accès aux soins) mais également radicales (par exemple, les droits des Africains-Américains à la dignité, à la sécurité, voire la justification de la désobéissance civile).

Ces mouvements s’inscrivent dans la tradition des droits civiques des années 1960 et essaient de réactiver l’héritage de radicalisme, de désobéissance civile de Martin Luther King où les argumentaires séculier et religieux se mêlent mais de manière harmonieuse.
Pour eux, il n’y a pas de rapport antagoniste entre le religieux et le séculier, il est possible de travailler avec des activistes athées membres d’associations des droits de l’homme qui n’ont rien à faire de la religion mais qui défendent la même cause, ce qui les distingue des populistes, des nationalistes et de la droite évangélique. Peu importe les motivations des uns et des autres, il est possible de travailler ensemble pour une même cause. Conséquence : on voit depuis quelques années émerger des réseaux et des alliances entre athées et religieux ou entre gens de différentes religions.
Finalement, Barack Obama a été le point de réactivation de ces mouvements religieux séculiers, que j’appelle œcuméniques (au sens où ils invitent toutes les religions) et civiques (au sens ou leur objectif n’est pas d’organiser des discussions théologiques et de comparer les religions, la Bible et le Coran mais de s’engager de façon civique). L’engagement civique et l’engagement religieux font partie du même processus.
 
Le message de Barack Obama sur l’espoir, son idéal d’une démocratie multiraciale et le fait que certains affirmaient que le président était musulman, tout cela a contribué à redonner une raison d’agir à ces mouvements qui ont toujours été présents dans la société civile américaine mais qui s’étaient un peu endormis et s’étaient laissés dépasser par la droite chrétienne qui, dès les années 1970, s’est organisée et est devenue très puissante au fil des années.
L’élection de Donald Trump a boosté les nouveaux mouvements de la société civile américaine. On observe de nouvelles initiatives individuelles ou des mouvements qui partent d’églises organisées. L’un de ceux qui m’intéresse le plus est celui du pasteur afro-américain, William Barber, qui est basé en Caroline du Nord et qui s’inscrit comme héritier de Martin Luther King tout en voulant éviter le culte du héros du passé. Il a lancé la Poor People Campaign, campagne pour les droits des pauvres.
Même s’il est lui-même africain-américain et qu’il a été formé dans la tradition des églises noires, il ne veut pas créer un mouvement séparatiste mais il appelle tous les pauvres à s’unir pour lutter pour leurs droits sociaux. Pour lui, l’Amérique est victime d’une maladie morale dont les effets sont le militarisme, la pauvreté, l’ultra libéralisme, le désastre écologique. Son programme est très politique. William Barber est très éloquent comme souvent dans la tradition africaine-américaine et il est capable de mobiliser de nombreuses personnes. Au cours de l’année passée, il a organisé des rallyes dans une quarantaine d’Etats américains.
L'homme ne veut pas être un leader mais il veut semer des graines pour que dans chaque Etat un sous-mouvement se développe. Les choses fonctionnent assez bien. Ces trois derniers mois, des actions de désobéissance civile ont été organisées dans plusieurs petites villes d’Etats conservateurs : un petit groupe de personnes se retrouvent devant la mairie ou devant la législature d’un l’Etat et sont prêts à se faire arrêter lorsqu’on débat de telle ou telle loi sur les migrants par exemple. Ces actions sont pacifiques et souvent organisées avec des personnalités religieuses en première ligne, deux ou trois prêtres, pasteurs ou rabbins.

Nous n’entendons pas forcément parler de ces mouvements car leurs actions sont très locales. Quant à leur impact, il est difficile de le mesurer aujourd’hui. On peut dire que ces mobilisations sont cosmétiques mais les Etats-Unis sont un pays très décentralisé et c’est au niveau local que les choses doivent évoluer. Si l’on regarde uniquement ce qu’il se passe à New York et à Washington, on va forcément manquer des choses.
Ce travail sur les organisations de la société civile américaine est un projet individuel. Je voudrais écrire mon prochain livre sur de ce sujet.

Sur le plan collectif, j’ai deux projets en cours qui sont liés à mes terrains précédents. L’un est un réseau thématique pluridisciplinaire financé par le CNRS qui cherche à mettre en réseau de jeunes chercheurs qui sont en début de carrière, en situation de précarité, qui travaillent sur l’islam et qui sont confrontés à la question de l’engagement dans le débat public. Par exemple, je fais un travail sur les imams en France et je suis sollicitée pour réaliser une expertise auprès du ministère de l’Intérieur. Plusieurs questions se posent à moi : quelles sont mes contraintes déontologiques ? Dans quelle mesure puis-je travailler pour le ministère de l’Intérieur ? Autre exemple : j’ai accordé un entretien à un magazine qui a déformé la moitié de mes propos, ce qui peut me faire du tort dans mon travail de recherche car les personnes que j’interviewe peuvent lire l’article de ce journal. On débat ensemble de questions d’éthique et de méthode.

Le deuxième projet collectif est également un réseau financé par le CNRS qui rassemble un groupe d’universités américaines, européennes, canadiennes, maghrébines et moyen-orientales qui travaillent sur les questions de radicalisation. Nous réfléchissons ensemble au besoin de contextualiser la question de radicalisation, de cesser de considérer ce terme comme un mot magique dont on comprendrait les tenants et les aboutissants et nous essayons de contextualiser la question même de la radicalisation. Nous nous interrogeons sur les raisons qui poussent les acteurs politiques à se poser la question de la violence d’une certaine partie de la jeunesse d’origine musulmane en ces termes. Peut-on réfléchir à cette question dans d’autres perspectives ? A quoi peuvent être comparées les logiques de violence actuelles ? Doit-on les appréhender uniquement comme quelque chose d’exceptionnel ou bien peut-on les mettre en rapport avec la violence des mouvements d’extrême gauche des années 1970 ou des mouvements radicaux séparatistes des Africains-Américains ? Nous tentons de problématiser la question de manière transversale, d’où l’intérêt de travailler avec de nombreux partenaires. Ce projet d’une durée de quatre ans débutera en janvier 2019.

Propos recueillis par Corinne Deloy

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