De la démocratie en Israël. Entretien avec Samy Cohen
A l'occasion de la publication de son ouvrage Israël, une démocratie fragile aux éditions Fayard, Samy Cohen nous a accordé un entretien.
La démocratie israélienne est menacée d’érosion par la disparition des contre-pouvoirs. En ce sens, Israël s’inscrit dans un mouvement qui affecte de nombreux autres pays à travers le monde, la Hongrie en Europe, la Turquie au Moyen-Orient, le Brésil en Amérique latine. Quelle est néanmoins la singularité d’Israël ?
Samy Cohen : Israël connait depuis 2009 une évolution assez similaire à celle que connaissent l’Europe et les États-Unis des années Trump, marquée par la montée du populisme, par des attaques contre les droits et les libertés fondamentales. C’est l’année où Benjamin Netanyahou revient au pouvoir, associé à l’extrême-droite. Pendant ces douze dernières années, la démocratie israélienne n’a cessé de subir des assauts, souvent violents, de la part de dirigeants politiques qui tentent de l’affaiblir. La coalition de partis de droite et d’extrême-droite tente de remettre en cause les avancées démocratiques des années précédentes. Sans attaquer le principe d’élections libres, elle s’emploie à réduire au silence les voix qui s’opposent à sa politique ou qui dénoncent les atteintes aux droits de l’homme dans les territoires occupés. Les ONG font l’objet d’attaques incessantes. Des lois ad hoc se sont multipliées, affirmant la prééminence du caractère juif de l’État au détriment de sa dimension démocratique. La Cour suprême elle-même est sur la sellette, priée de s’effacer devant le pouvoir des « élus du peuple ». Une forme de patriotisme agressif s’est développé, tournée non seulement contre l’ennemi extérieur mais aussi et surtout intérieur, contre tous ceux qui n’épousent pas la vision de la droite et des colons sur le conflit avec les Palestiniens. Le président de l’État, Reuven Rivlin, pourtant un homme de droite, a été conduit à mettre en garde le gouvernement, en octobre 2017, contre ses tentatives de saper les « piliers » de la démocratie que sont la presse et la Cour suprême.
Pour autant, contrairement à ce qu’affirment parfois ses détracteurs, l’Israël de Netanyahou n’est pas comparable à la Turquie d’Erdogan, avec sa mainmise brutale sur les institutions du pays et l’emprisonnement de centaines d’opposants. Israël demeure incontestablement une démocratie. Les élections s’y déroulent de manière compétitive, régulière et transparente, permettant à toutes les catégories de la population d’être représentées à la Knesset. En guerre depuis plus de 70 ans, confronté régulièrement à des attaques terroristes, le pays n’a pas basculé dans un régime autoritaire. Il a préservé de larges pans de libertés pour ses citoyens. La Gay Pride défile non seulement à Tel-Aviv mais aussi à Jérusalem, la ville religieuse par excellence. Le nombre d’établissements ouverts le Shabbat est infiniment plus important que par le passé. Le Conseiller juridique du gouvernement et la police ont acquis une puissance qui leur permet de mettre en péril la survie politique d’un Premier ministre. L’armée, qui jouit d’une grande popularité, a toujours scrupuleusement respecté le principe de subordination au pouvoir civil démocratiquement élu, même en cas de profonds désaccords.
La poussée anti-démocratique qu’on constate ces dernières années est douce, insidieuse. On n’emprisonne pas les opposants mais on les soumet à la pression, on tente de les décrédibiliser, de les marginaliser, on les désigne comme des traîtres. Les journalistes trop critiques sont cloués au pilori et exposés à la vindicte de l’opinion. On ne supprime pas la Cour suprême, on tente simplement de la rendre inopérante.
L’ère Netanyahou n’est pas sans rappeler celle de Viktor Orban en Hongrie, voire celle des États-Unis de Donald Trump. En Israël comme dans ces deux pays, les contre-pouvoirs et les corps intermédiaires sont attaqués au nom de la « volonté populaire ». En février 2018, Netanyahou a accusé le milliardaire juif américain d’origine hongroise, George Soros, de financer des ONG qui « diffament l’État » et il a dénoncé sa campagne contre le plan d’expulsion de migrants africains illégaux, une démarche similaire à celle d’Orban, qui s’en est également pris à Soros en raison de son soutien à l’immigration. Les attaques contre la Cour suprême n’ont pas atteint les proportions qu’elles ont prises en Hongrie, mais l’intention affichée de la droite est bel et bien d’en finir avec le contrôle de la constitutionalité des lois. L’émasculation de la Cour suprême, seul contre-pouvoir institutionnel, porterait un coup fatal à la démocratie israélienne. Comme aux États-Unis, des juges « conservateurs » y ont été nommés. Comme Donald Trump, Benjamin Netanyahou cherche constamment à diviser la société israélienne pour mieux régner, tout en appelant, quand ça l’arrange, à l’unité nationale. De Trump ou de Netanyahou, on ne sait qui a copié qui.
Vous débutez votre ouvrage en retraçant l’histoire de la démocratie israélienne en six moments-clés. Pouvez-vous nous les résumer ?
Samy Cohen : Le livre propose un modèle explicatif en six actes, six périodes marquantes, qui ont fait de la démocratie israélienne ce qu’elle est aujourd’hui. Ils ne se succèdent pas forcément de manière séquentielle. Ils évoluent parfois parallèlement et parfois en réaction l’un à l’autre. Le péché originel couvre la période qui débute en 1948, celle de la mise en place des institutions démocratiques. Elle est souvent présentée comme l’âge d’or de la démocratie israélienne, une thèse séduisante mais contestable. L’État juif a souffert d’emblée de plusieurs faiblesses. La déclaration d’indépendance qui promettait l’égalité entre tous a été trahie. Une administration militaire impitoyable fut imposée à la minorité arabe et une place exorbitante concédée aux ultra-orthodoxes, réfractaires à la démocratie.
Les décennies 1970-1990 voient une consolidation de la démocratie. Celle-ci connaît alors d’incontestables avancées, avec le renforcement des libertés individuelles, l’autonomie grandissante de la société civile, la sécularisation et le recul de la religion dans la vie quotidienne, l’accroissement des droits accordés à la minorité arabe, la reconnaissance de ceux des couples homosexuels, y compris dans l’armée. Les médias s’expriment plus librement que par le passé. La société devient plus tolérante. L’État de droit s’affermit, prenant appui sur une Cour suprême renforcée.
La revanche du religieux s’affirme clairement dès les années 1970 avec l’ascension fulgurante du sionisme religieux, d’un messianisme débordant, à l’origine de la vaste entreprise de colonisation dans les territoires occupés. Les signes de « judaïsation » de l’espace public se multiplient. Les laïcs naguère majoritaires sont en perte de vitesse. On notera que les ultra-orthodoxes, les plus rétifs à la démocratie, devraient former un tiers de la population juive en 2065.
Ces évolutions progressent sur la toile de fond de l’occupation. Celle-ci a dévoyé le projet démocratique par le développement des colonies. Elle a nourri une culture du mépris envers les Palestiniens et d’intolérance envers ses adversaires. Israël a transgressé de manière systématique les conventions internationales sur le droit humanitaire. La Cour suprême, qui aurait pu freiner cette dynamique, a délibérément choisi de faire profil bas. Des jeunes colons et des rabbins extrémistes ont réussi à créer des zones de non-droit dans certaines localités de la Cisjordanie.
La démocratie israélienne sera également marquée par un phénomène d’usure morale face au terrorisme. Les questions d’éthique, d’humanisme, de protection des populations civiles en temps de conflit armé, qui ont longtemps occupé une place importante dans le débat public, s’étiolent. Face à la vague terroriste, la société israélienne est devenue indifférente à ces considérations, elle leur a tourné le dos, comme le montre l’affaire du sergent Elor Azaria. Les années Netanyahou, enfin, accentuent à partir de 2009 la dérive de la démocratie.
Peut-on dire que le clivage gauche/droite recouvre celui qui oppose les religieux aux laïcs ?
Samy Cohen : En partie seulement, ce clivage revêt un caractère plus ample. Il oppose également les nationalistes modérés, pragmatiques, qui ont fondé l’État, prêts à parler d’un compromis politique avec les Palestiniens, aux nationalistes intransigeants pour qui l’espace qui s’étend de la Méditerranée au Jourdain appartient aux Juifs seuls.
Vous accusez Benjamin Netanyahou, au pouvoir depuis 2009, et plus largement la droite israélienne, de bafouer la démocratie mais que font les partis de l’opposition de gauche devant cette situation qui n’a fait que s’aggraver au cours des dix dernières années ? Quid également de la position ou des réactions des intellectuels et de la société civile israélienne face à l’érosion des valeurs libérales ?
Samy Cohen : On touche là à une des causes majeures de la fragilité de cette démocratie : l’absence d’opposition politique digne de ce nom, capable de faire barrage à cette vague anti-démocratique. La gauche n’a jamais été aussi faible. Les Israéliens ne sont pas aussi attachés au système de contre-pouvoirs que les citoyens des démocraties occidentales, où personne n’accepterait que l’on tente de bâillonner les juges. Plus encore que l’indépendance des juges et la séparation des pouvoirs, la capacité de résistance de l’opinion publique et des partis politiques est essentielle pour la préservation de la démocratie. « Je crois à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent », affirmait à juste titre Raymond Aron.
Face aux assauts contre la Cour suprême, l’opinion publique s’est montrée, dans sa grande majorité, apathique. En mars 2020, plus de la moitié des électeurs ont reconduit un Premier ministre inculpé de trois chefs d’accusation. A quelques exceptions près, les Israéliens ne protestent pas contre les dérives de leur démocratie. Un petit mouvement appelé « Les drapeaux noirs pour la démocratie » se mobilise, certes, pour exiger le départ de Benjamin Netanyahou mais ce type de résistance n’attire jamais plus de 10 000-15 000 manifestants, parmi lesquels on trouve des défenseurs de la démocratie mais aussi des chômeurs en colère.
L’opposition à la droite a paradoxalement émergé parmi les députés…de droite respectueux de la démocratie. En Israël, une frange de députés du Likoud, les héritiers de Menahem Begin, Dan Méridor, Benny Begin (le fils), le président Rivlin, sont sur une position très différente des députés véhéments qui entourent le Premier ministre. On compte aussi des opposants parmi les journalistes, les universitaires (en faible nombre), les artistes et parmi les experts de l’Israel Democracy Institute, un think tank qui siège à Jérusalem. Leurs travaux irriguent le débat public.
A l’avenir, les Arabes pourraient être majoritaires en Israël mais vous affirmez que jamais la société israélienne ne leur accordera des droits identiques à ceux des Juifs. Que deviendra alors la démocratie israélienne ?
Samy Cohen : Il est à craindre que le mot d’apartheid, que je n’aime pas utiliser, devienne alors d’actualité.
Vous pointez une raison institutionnelle, l’absence de Constitution écrite en Israël, pour expliquer la fragilité de la démocratie dans le pays. Pouvez-vous nous dire ce que l’adoption d’une Constitution permettrait d’améliorer ?
Samy Cohen : L’absence de Constitution écrite représente une faiblesse qui ne doit pas être sous-estimée. Mais, dira-t-on, le Royaume Uni n’en a pas non plus. Ce pays dispose toutefois d’une solide culture démocratique, ancrée dans sa longue histoire, qui a fait dire que le pays est la « mère de la démocratie ». Il a signé la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, ce que n’a pas fait Israël. Les seules dispositions protectrices des droits de l’homme en Israël sont les deux lois fondamentales de 1992, celle sur la liberté et la dignité de l’homme et celle sur la liberté professionnelle. C’est bien peu et ces lois n’ont pas la puissance évocatrice d’une Constitution. Imaginez : la démocratie israélienne ne comporte pas de texte fondamental sur l’égalité, et cette absence n’est pas fortuite. Elle est le fruit de l’opposition de certains partis de droite et en particulier des ultra-orthodoxes. Surtout, il existe une faille qui réside dans la facilité avec laquelle les lois fondamentales peuvent être créées ou modifiées, selon les mêmes procédures que les lois ordinaires, sans débat de fond et sans majorité spéciale, permettant à des partis politiques de malmener les règles de jeu fondamentales au gré de leurs intérêts à court terme.
Une Constitution ne peut résoudre à elle seule tous les problèmes, mais elle clarifierait les règles de jeu, elle contrebalancerait la faible culture démocratique d’une bonne partie des élites politiques israéliennes, qui identifient volontiers la démocratie avec le pouvoir de la majorité. Elle permettrait d’introduire davantage de discipline dans les rangs des députés qui ont tendance à légiférer de manière impulsive sur tout et n’importe quoi. Elle serait l’occasion de s’interroger sur les valeurs qui doivent être celles d’une démocratie. Les lois fondamentales en Israël sont comme une symphonie inachevée. Il reste encore beaucoup à faire. Cependant, dans l’état actuel de polarisation de la société, l’ouverture d’un important chantier institutionnel ne se ferait pas sans difficultés.
Propos recueillis par Corinne Deloy.
Ecoutez le podcast du 18 mars avec Samy Cohen et Guillaume Gendron
La démocratie en Israël à la veille de nouvelles élections