Freud, Weber. L’hérédité – races, masses et tradition
Entretien avec François Bafoil, directeur de recherche CNRS au CERI et auteur de Freud, Weber. L’hérédité – races, masses et tradition, ouvrage à paraître aux éditions Hermann le 20 mars prochain.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le titre de votre ouvrage Freud, Weber. L’hérédité – races, masses et tradition ?
Avec cet ouvrage, je me suis attaché à la comparaison des pensées des deux hommes en les replaçant dans le cadre historique qu’ils ont partagé. Je suis parti du constat qu’ayant vécu à la même époque – Freud est né en 1856 et Weber en 1864 –, ils ont traversé les mêmes expériences historiques cruciales : la domination des questions de l’hérédité et de la race dans les champs scientifique et politique ; la guerre et la question de l’autorité sur les masses durant la période de1914-1920 ; l’antisémitisme. Weber a considéré attentivement la religion juive par le biais de la politique allemande d’émancipation et d’assimilation et Freud, l’a fait plus tard sous le prisme du nazisme. Weber était mort (en 1920), lui-même allait bientôt disparaître (en 1939).
Ce qui est frappant, c’est que les questions qu’ils se posaient sont encore et toujours les nôtres : ce sont celles qui portent sur la dépersonnalisation individuelle et l’aliénation collective dans la masse, celles sur la soumission à l’autorité et au désir de la force et enfin, celles qui concernent le risque toujours menaçant du renversement des démocraties et du désir de solutions autoritaires et la revalorisation incessante d’un antisémitisme jamais éteint. C’est notamment cela qui rend leur pensée si actuelle et leur comparaison si intéressante.
Existe-t-il des travaux passés qui comparent les pensées ou/et les trajectoires des deux hommes ?
Pour répondre directement à votre question sur l’originalité de la comparaison des pensées de Sigmund Freud et de Max Weber, je ne pense pas exagérer en affirmant que jamais à ce jour elle n’a été tentée de manière systématique. Bien sûr, plusieurs travaux existent. Ils portent sur quelques concepts canoniques de la pensée wébérienne à l’instar de celui de la rationalisation, de la sublimation, ou encore de la « réification ». D’intéressants travaux comparatistes se sont emparés des notions de stades du développement d’un côté et des formes de la domination de l’autre et l’on ne peut passer sous silence les œuvres majeures de Parsons et Elias qui se sont fortement inspirées de la pensée de chacun des deux hommes mais d’ouvrage sur l’examen systématique des réponses apportées aux questions sur l’irrationalité dans la science et dans la société, la guerre, le judaïsme, non, il n’en existe pas.
Vous expliquez qu’à la fin du XIXe siècle, les débats sur l’hérédité ont été dominés par les questions de la fixité des caractères acquis qui permettait d’identifier des races, des peuples et des individus et de les classer et de les hiérarchiser. Weber et Freud ont été confrontés à ces débats et ont cherché à s’en affranchir. Comment chacun a-t-il procédé ?
Effectivement, à la fin du XIXe siècle les débats sur l’hérédité ont été dominés par les questions portant sur l’origine et la fixité des caractères acquis susceptibles de singulariser des races, d’identifier des peuples et des individus et de les hiérarchiser en fonction de critères biologiques, linguistiques, anthropologiques et bientôt moraux. Ultérieurement, ils ont été interprétés comme les indicateurs de la santé et de la dégénérescence individuelle et sociale. Sur cette base ont été légitimé des politiques de classement et partant, d’exclusion de différents groupes sociaux. Au premier rang desquels, les Juifs.
C’est dans ce cadre des théories de l’hérédité clivant les champs de la raison et de la déraison qu’ont pris place les réflexions de Weber et Freud sur les relations entre le conscient et l’inconscient ainsi qu’entre la rationalité et l’irrationalité. La différence entre les deux hommes se situe au niveau de la continuité des processus. Weber les interprète en fonction de « transitions insensibles » continues. Sur ce point, la pensée de Freud est plus complexe puisqu’elle s’articule autour de la notion de rupture des processus psychiques en raison de la censure et du refoulement mais aussi de la notion de couture par le biais de l’instance du préconscient et des actes manqués. Pareille analyse des continuités et des discontinuités entre le champ du conscient et celui de l’inconscient a conduits les deux hommes à définir les règles du jugement à la base de l’action scientifique. Ainsi ont-ils distingué les principes de la pensée logique – en isolant notamment la notion de « type » –, ceux de la pensée analogique en conférant à l’image et à la voix une importance toute particulière et ceux enfin de l’intuition sous la forme de l’empathie.
Cette combinaison originale des différents modes d’appréhension de la réalité nous permet d’appréhender chez eux une dimension particulière de leur « rationalisme » : celle qui consiste à ne jamais cesser de préciser les limites du conscient/inconscient, à partir des différentes formes de rationalité qui sous-tendent l’action sociale. Pourtant, en dépit de leur aspiration à la maîtrise de la raison sur le psychisme et sur le monde, Weber et Freud n’ont pas moins admis qu’il existait une limite infranchissable à leur entreprise qui est faite d’un « reste » que la pensée analogique essaie de réduire sans jamais y parvenir intégralement, que ce soit dans le champ de la sensibilité ou dans celui du symbole et de la pensée magique. Surprenantes sont à cet égard les proximités de leurs deux pensées en ce qui concerne les liaisons entre les processus de « démagification » et ceux de rationalisation qu’ils ont liés, notamment, à leurs analyses de l’activité religieuse.
Pouvez-vous nous dire comment Freud et Weber appréhendaient ce qu’en France on appelait la « masse », concept qui n’existe pas vraiment en Allemagne ou en Autriche à l’époque où vivaient les deux hommes ?
Les débats sur l’hérédité se sont développés en lien avec les réflexions sur la « masse », considérée dans le champ politique comme le milieu par excellence des violences du peuple et de la dégradation continue de l’esprit. Or, il est frappant de constater que le concept de masse n’a guère de place dans le débat académique allemand avant 1914 à la différence de la France (et de l’Italie) où plusieurs travaux, notamment ceux de Le Bon, ont cherché à voir en elle « l’âme de la race », perçue dans son aspect le plus barbare. En Allemagne, d’autres couples de concepts ont structuré la pensée politique : ceux de « culture » et de « civilisation », si importants pour comprendre l’opposition entre Paris et Berlin clivés par la révolution française ; ceux de « communauté » et de « société » formulés par Tönnies et que Weber a recomposés en les articulant à toute son œuvre épistémologique et politique ; ceux enfin de « formation » (Bildung) et de « soi ». Ces remarques permettent de comprendre pourquoi l’un des concepts centraux de la pensée politique du sociologue allemand, celui de charisme, n’est pas pensé en lien avec la masse demeurée informe.
Nous avons ici une différence fondamentale d’avec Freud pour lequel la masse permet de comprendre le lien social par le biais de la relation d’ordre affectif qui se créé entre les individus tous ensemble unis dans l’amour du chef. Le psychanalyste approfondit à cet égard la notion cardinale de l’amour « inhibée quant au but » au fondement de la dynamique sociale, quand le sociologue, une fois avancée la catégorie de « communauté émotionnelle », s’en détourne pour se concentrer sur la forme de la domination qu’une telle « qualité » suppose. C’est ce qui permet de comprendre que la dimension de la panique – notamment sur le champ de bataille – puisse être interprétée par le psychanalyste comme le moment de la déliaison d’amour avec le chef, alors que Weber pense le phénomène comme la perte de l’autorité du chef et la déliquescence de l’esprit de discipline de la troupe.
Nous voici arrivés à la Première Guerre mondiale que vous avez analysée dans vos deux ouvrages précédents. Pouvez-vous nous éclairer sur la divergence entre Weber et Freud de l’interprétation du conflit mondial et sur le sens que chacun d’entre eux donnent à cet événement ?
Étroitement liée à la notion des masses cette fois mobilisées dans la guerre de tous contre tous, la Première Guerre mondiale a représenté le terrain de confrontation par excellence entre les traditions revendiquées au nom de la civilisation la plus développée qui ait jamais existé, qu’il s’agisse de l’Allemagne adossée à la technique et à la science les plus avancées, ou de la France, portée par les valeurs de l’universalité et des droits des citoyens. La guerre a été vécue comme l’illustration fondamentale de l’irrationalité des sociétés européennes et des individus mais aussi de leur rationalité sous les auspices de la technicisation extrême de la machine de guerre et de la discipline la plus rigoureuse.
Proches sur la définition de l’Etat en guerre et l’analyse de la discipline exigée des soldats, les deux penseurs n’en divergent pas moins sur le sens à donner au conflit mondial. Freud, dont les fils étaient mobilisés, pense la guerre, à laquelle il était fondamentalement hostile, dans sa dimension civilisationnelle de l’irrépressible désir de meurtre. Weber, lui, la soutient sans faillir mais sans jamais en délivrer aucune interprétation sociologique. Avec son court écrit de 1915, Actuelles sur la guerre et la mort, le psychanalyste a proposé l’une des réflexions les plus remarquables sur la position de l’homme face à son destin personnel, collectif et historique devant la mort. Si Weber n’a pas soutenu les positions extrémistes de son milieu académique en 1914 (qui n’avaient d’égal que celles du milieu académique français par ailleurs), il n’en a pas moins, durant les deux premières années, considéré la guerre comme « grande et merveilleuse » pour verser dans l’extrémisme, appelant au meurtre et à l’irrédentisme au moment de la défaite en 1918.
En dépit de ces différences importantes, il est important de noter que Freud et Weber se rejoignent dans l’analyse des illusions que les hommes ont produites pour dépasser la guerre, que ce soit sous la forme du pacifisme ou du communisme. Remarquable est à cet égard la proximité de leurs réflexions sur l’action du président américain Woodrow Wilson auquel ils reprochent de plier l’ordre de la réalité à son seul désir de grandeur. La mise sur pied de la Société des nations devait en administrer la preuve tangible, acceptant d’imposer d’insupportables conditions de paix aux vaincus ainsi que la redéfinition des frontières en Europe, sans considération de l’expérience historique des différents peuples.
Quant à la critique du communisme, la pertinence de leur pensée est proprement stupéfiante, si l’on considère que tous deux ont d’emblée pointé les effets tragiques de la manipulation du champ des valeurs. Weber, en effet, a condamné l’erreur fatale consistant à substituer une valeur, celle de la fraternité, au seul objectif qui doit orienter la combinaison rationnelle des ressources économiques, la recherche formelle du profit. Freud, lui, a mis en question la prétention à vouloir changer la nature humaine en cherchant à imposer l’amour entre les hommes par le biais de l’élimination du désir de propriété. En identifiant le déraillement de la rationalité au niveau du dévoiement des exigences de la nature et de la culture, Weber et Freud ont assurément été pionniers dans la critique du phénomène du communisme qui a marqué le XXe siècle.
Enfin, qu’en est-il du lien de Freud et de Weber avec le judaïsme, sujet auquel chacun a consacré un ouvrage. Comment ont-ils pensé l’avenir du peuple juif ?
Après les masses et la guerre, le judaïsme est l’autre champ propice aux réflexions sur l’hérédité et la race. Les deux penseurs lui ont chacun consacré un ouvrage majeur – Le judaïsme antique pour Weber et L’homme Moïse et la religion monothéiste pour Freud –, ouvrages indissociables de leur propre expérience historique de la guerre à laquelle vient s’ajouter pour le psychanalyste la montée du nazisme en Allemagne et en Autriche. Les deux hommes ont mené la réflexion sur l’avenir du peuple juif au travers d’incessants conflits qu’ils ont pensés dans les limites d’un contexte historique précis : celui de la politique d’émancipation et d’assimilation propre aux pays de langue allemande au XVIIIe siècle et au XIXe siècle. L’ambition de Weber est de comprendre comment les Juifs sont devenus un peuple « paria », responsables de la formation du ghetto et d’une économie du même type, « l’économie paria » ; celle de Freud est d’exposer comment le peuple juif est devenu le peuple élu de Dieu dans l’altérité à la fois de son fondateur, des peuples environnants emplis de haine à son égard et de lui-même dans l’expérience du meurtre de Moïse.
Toutes ces perspectives éclairent pour les deux penseurs la notion d’« arrogance » accolée au peuple juif. Elle a justifié aux yeux de certains commentateurs l’accusation d’antisémitisme portée contre chacun des deux hommes. Je consacre tout un chapitre à montrer que ces critiques sont infondées. Même pour Weber que l’on peut considérer comme un représentant typique de l’Allemagne wilhelminienne assimilationniste. On ne trouve nulle part dans son comportement ou dans son œuvre maîtresse la moindre inclinaison à l’antisémitisme.
Quant à l’avenir du peuple juif, il est intéressant de noter que ni Freud ni Weber n’étaient favorables à la création d’un Etat juif mais pour des raisons différentes : Weber, parce que la communauté juive allemande ne pouvait avoir d’avenir qu’au sein des institutions de la nation allemande et donc après avoir transformé positivement les espoirs des penseurs de l’Aufklärung ; Freud, parce qu’il redoutait les conflits induits par la présence des Juifs en Palestine où des populations arabes étaient installées de longue date, lui qui affirmait en 1930 : « Je constate avec regret que le fanatisme irréaliste de notre peuple est en partie responsable de l’éveil de la méfiance des Arabes. Je ne puis trouver en moi l’ombre d’une sympathie pour cette piété fourvoyée qui, de ce qui reste du mur d’Hérode, fabrique une relique nationale, heurtant ainsi les sentiments des populations indigènes ». Le moins que l’on puisse dire est qu’il avait vu juste !
Ce qui est également intéressant dans la comparaison de œuvres majeures de ces deux penseurs, c’est la question de la validité du discours tenu sur le peuple juif, une fois que chacun d’entre eux a reconnu que les sources documentaires fiables font défaut. Dans ce cas, comment écrire l’histoire ? Comment évaluer la vraisemblance des hypothèses et la véracité des constructions auxquelles chacun a procédé ? Se trouvent posées in fine les questions de la croyance attendue du lecteur et de la place de la foi à l’égard de ces deux grandes entreprises rationalistes. Les deux auteurs nous emmènent parfois jusqu’à des sommets analytiques où pour les suivre, il suffit de se laisser conduire, autrement dit, de leur faire confiance à l’instar de Weber qui, son style souvent hyperbolique aidant, n’hésite pas à se faire le porte-parole de ceux auxquels il voue une admiration sans borne : les prophètes « de malheur » et peut-être plus encore de Freud qui approfondit dans L’homme Moïse le concept de « vérité historique » en mettant au fondement de la compréhension du devenir historique la notion de l’évidence de ce qui fait inlassablement retour : le refoulé comme moteur de l’histoire et comme répétition de ce qui fut. Une « vérité historique » qui est celle de la psychanalyse.
Est-ce une limite de leur pensée dont on pourrait dire qu’elle borne leurs tentatives pour expliquer et comprendre le monde tel qu’il va ?
C’est la limite que la foi oppose au savoir. En cela, Weber et Freud sont tous deux les héritiers des Lumières et plus encore de cette Aufklärung allemande si particulière dans sa constante recherche des possibles liaisons entre raison et expérience pratique de la foi. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’ils n’ont cessé de questionner la religion dans sa dimension éthique, avançant chacun le Credo non quod sed quia absurdum est (Je le crois parce que c'est absurde) pour marquer leur impossibilité d’aller plus avant dans la recherche des causes. Freud a beau le contester dans plusieurs textes, il n’avoue pas moins en 1935 céder devant certains phénomènes de télépathie ou d’occultisme. Weber, dans sa correspondance mais pas uniquement, ne cesse d’y retourner.
C’est pour cette raison que les deux hommes sont de grands rationalistes : parce qu’ils reconnaissent une limite à la volonté de savoir, un « reste » dont ils ne cessent d’identifier la trace dans le psychisme, dans l’action politique et dans la religion et dont la permanence témoigne à la fois de l’absolue finitude et de l’absolue nécessité – pour reprendre les termes de Weber – de « tarauder les planches de bois dur ».
Ce livre conclut en quelque sorte la trilogie que vous avez commencé avec L'inlassable désir de meurtre. Guerre et radicalisation aujourd'hui en 2017. Dit-on le considérer comme une conclusion à cette trilogie ? Et quels sont maintenant vos projets ?
En effet, Freud, Weber. L’hérédité – races, masses et tradition est la conclusion du projet que je m’étais fixé en 2015 en abordant d’abord la pensée de Weber et de Freud séparément pour ensuite les comparer. Pour l’heure, mon objectif est de continuer à enseigner la pensée des deux hommes dans le cadre du master « Théorie politique » et à leur lumière, de m’interroger sur les phénomènes du totalitarisme, du colonialisme, de l’islamisme et de l’antisémitisme.
Propos recueillis par Corinne Deloy