Hommage à Pierre Hassner
Avec la disparition de Pierre Hassner, c’est l’une des figures emblématiques du CERI qui s’éteint. Un penseur toujours en alerte face aux enjeux qui affectent notre temps. Pierre fut un spécialiste de relations internationales mais à rebours des modes académiques et des « écoles », privilégiant toujours l’acuité du regard à l’inscription dans un paradigme. Une telle façon de réfléchir sur le monde, celui de la guerre froide comme celui d’aujourd’hui, résulte de sa propre trajectoire biographique. En effet, de la Moldavie à la Roumanie jusqu’à Paris, Pierre Hassner fut d’abord un passeur de frontières territoriales. Ce fut ensuite un passeur de frontières spirituelles car juif élevé au catholicisme pour échapper à la persécution, il assume ses convictions d’athée. Ce fut enfin et surtout un passeur de frontières intellectuelles, entre théorie politique et relations internationales notamment mais pas seulement.
A cet égard, l’héritage de Pierre Hassner se situe probablement dans cette invitation à ne pas suivre les chemins tracés par les illusions positivistes et rationalistes. Cette invitation est à la fois un décentrement et un recentrement… Aux logiques stato-centrées qui se focalisent sur la figure du soldat et du diplomate, Pierre Hassner oppose les figures des déracinés, des réfugiés et plus généralement le rôle des sociétés, les élevant au statut d’acteurs sur la scène internationale. En cela, il n’a jamais été un « disciple » de Raymond Aron quand bien même ce dernier était trop « réaliste pour être un réaliste » comme le répétait à l’envie celui qui avait réalisé « le meilleur exposé sur Thucydide »…
A l’impératif de rationalité instrumentale qui guide l’interprétation des Etats, il préféra observer la manière dont les passions génèrent les conflits armés contemporains. Ces décentrements ne s’accompagnent pas d’une sophistication scientifique. C’est en renouant avec les classiques de la philosophie qu’il appréhendait ces enjeux internationaux. Le recentrement au profit de la théorie normative – dont l’existence se révèle bien plus ancienne que 1919 considérée par nombre d’internationalistes anglophones comme la date de naissance de la discipline – représente une sorte de fil d’Ariane. Des célèbres articles de la Revue française de science politique (« On ne badine pas avec la paix » et « On ne badine pas avec la force » dans les années 1970) jusqu’à ces entrées pour le Dictionnaire de la guerre et de la paix publié au PUF l’année dernière et qui lui est d’ailleurs dédié, Pierre Hassner s’est toujours appuyé sur ces philosophes en vue de discuter les thèses réductrices d’un Mearsheimer, d’un Nye ou même d’un Morgenthau. Il vise à montrer, par exemple, l’actualité d’un Kant, d’un Rousseau, d’un Hegel. Tous trois sont encore utiles pour aborder les interventions armées, la légitimation de la guerre et plus généralement les questions stratégiques. Maintenir vivante ces réflexions normatives porta aussi Pierre Hassner à déceler les paradoxes ainsi que le tragique qui président aux relations internationales : la barbarisation du bourgeois, l’embourgeoisement du barbare, ou encore le double mouvement d’unification mondiale et de fragmentation identitaire y compris au travers des innovations technologiques comme le nucléaire. La pensée de Pierre Hassner s’est toujours déployée dans des articles substantiels plutôt que dans des ouvrages. Lui-même l’assumait car il se sentait plus à l’aise dans ce que l’on pourrait appeler la sonate que les longues symphonies. Ces recueils, et par-dessus tout le triptyque que compose La Violence et la paix (1995), La Terreur et l’Empire (2003) et le dernier opus consacré à La Revanche des passions (2015), rendent bien compte de ce choix fait de prudence mais aussi de cohérence. Comme il le souligne lui-même dans l’introduction de La Revanche des passions : « j’ai craint de donner à mes conclusions le caractère définitif que semble impliquer la forme achevée du livre » (p. 9).
Fréquenter les textes classiques. Adopter une nécessaire modestie analytique. A ces deux enseignements majeurs, il convient d’ajouter un caractère malheureusement trop rare dans notre communauté d’universitaires : la bienveillance académique. Aux antipodes du donneur de leçons, il savait engager des conversations avec convivialité dont l’interlocuteur ressortait toujours enrichi à défaut d’avoir été convaincu. Cette manière de penser les relations internationales et de pratiquer le métier d’universitaire constituait un différentiel internationalement reconnu. Nombre de chercheurs au CERI en sont les héritiers. Poursuivre cette voie est probablement l’un des meilleurs hommages que nous pouvons lui rendre.