L’Europe des nationaux-populistes
Les nationaux-populistes et eurosceptiques conservateurs pourraient occuper plus d'un quart des sièges du prochain Parlement européen. Si le souverainisme les unit, le rôle moral et politique qu'ils assignent à la religion chrétienne les oppose.
L’audience croissante des formations souverainistes-populistes en Europe est un phénomène indéniable qui se trouve pris dans une dynamique que peu d’obstacles semblent pour l’heure pouvoir ralentir. Qu’on en juge : parmi les vingt-huit gouvernements de l’Union européenne, neuf d’entre eux comportent désormais des partis populistes. Les modalités de participation au pouvoir varient selon leur force électorale et leurs choix tactiques : dans les pays où ils ont obtenu un soutien électoral important, ils détiennent le poste de Premier ministre et gouvernent seuls ou avec des petits partis d’appoint (Pologne, Hongrie, Slovaquie, République tchèque, Italie, Grèce) ; dans deux autres pays - Autriche et Bulgarie -, ils participent à la coalition gouvernementale ; au Danemark, enfin, le Parti du peuple danois soutient le gouvernement sur le plan parlementaire sans que des ministres n’aient rejoint le cabinet.
Dans la perspective des élections européennes, le score de ces diverses formations sera l’objet d’une attention soutenue. Si on laisse de côté les populistes de gauche (Smer en Slovaquie, Syriza en Grèce), qui relèvent en partie d’une autre logique, les projections indiquent que les nationaux-populistes et eurosceptiques conservateurs constitueront sans doute le courant politique qui enregistrera le gain le plus significatif. Ils pourraient occuper plus d’un quart des sièges au sein du prochain Parlement1. On a souvent souligné le paradoxe que représente la présence au sein du Parlement européen, institution supranationale par définition, de forces politiques "anti-européennes". Encore faut-il bien s’entendre sur ce que recouvre précisément le terme.
Traumatisme du Brexit
Les mouvements populistes sont indéniablement opposés à "l’union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe" évoquée dans le traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009. Ils contestent donc tous les processus qui ont conduit à une intégration européenne plus grande. Ils sont également opposés à l’émergence d’un modèle normatif européen, comme la Charte des droits fondamentaux de l’Union (2000). Ils souhaitent, à l’inverse, que les Etats récupèrent des portions de souveraineté nationale pour constituer une Europe des patries.
Pourtant, cette critique, parfois au vitriol, de l’Union ne s’accompagne pas aujourd’hui de promesses radicales, du type "sortie de l’Union". Le traumatisme du Brexit n’est certainement pas étranger à cette retenue. La monnaie unique elle-même n’est plus aussi contestée. Les populistes au pouvoir hors zone euro ne souhaitent pas la rejoindre, ce qui est parfaitement légitime. Pour éviter toute "dérive pro-euro", la Hongrie de Viktor Orban a même inclus dans la nouvelle Constitution (2012) un alinéa réaffirmant que "la monnaie officielle est le forint". Toutefois, les populistes de la zone euro se sont assagis : dans le "contrat de gouvernement" entre la Lega et le Mouvement 5 étoiles en Italie, il n’est plus question de sortie de l’euro ni de souveraineté monétaire. En France, le Rassemblement national s’est fait plus discret sur la question de l’abandon de l’euro, qui avait inquiété jusque chez ses partisans lors de la campagne présidentielle de 2017.
Matrice chrétienne
Face à l’Union européenne, supranationale, accusée d’être coupée des peuples, le populisme de droite invoque volontiers une autre Europe, celle fondée sur la civilisation européenne. Mais sur le contenu de cette dernière, il n’y a pas d’accord global. A l’est de l’Europe, on invoque ouvertement l’héritage chrétien du Vieux Continent. La profession de foi nationale qui ouvre la Constitution hongroise comporte ainsi cette disposition : "Nous reconnaissons le rôle du christianisme dans la préservation de notre lien national." De même, en Pologne, le parti au pouvoir Droit et justice (PiS) réactualise une vision nationale-catholique de la nation polonaise, partagée par l’aile intégriste de l’Eglise.
Mais au-delà de l’affirmation de l’importance du christianisme pour leurs nations respectives, les leaders populistes de l’Est insistent volontiers sur le rôle matriciel du christianisme pour définir l’identité européenne. Ils critiquent la pusillanimité du traité sur l’Union qui ne procède qu’à une référence rapide aux "héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe". A l’inverse, ils défendent une vision militante du christianisme qui devrait servir à régénérer les sociétés européennes, lesquelles, sous l’assaut d’un multiculturalisme débridé, ont perdu tout repère. Cette renaissance passe à leurs yeux, entre autres, par la défense de la famille traditionnelle (hétérosexuelle), que la Hongrie a d’ailleurs constitutionnalisée2. Il n’est pas exagéré de dire que certains leaders populistes se voient volontiers comme les sauveurs d’une Europe occidentale en voie de perdition morale.
A l’ouest du continent, où le processus de sécularisation a été plus ancien et plus profond qu’en Pologne, l’invocation d’une "européanité" religieuse est plus délicate. D’où une double inflexion. D’abord, l’appel aux fondements chrétiens de l’Europe est plus discret et revient souvent à évoquer, assez vaguement, des racines judéo-chrétiennes. L’inclusion du judaïsme est toutefois significative. Si, historiquement, le populisme de droite a puisé dans un antisémitisme vigoureux, il se veut aujourd’hui plus respectable, voire carrément philosémite (et favorable à l’Etat d’Israël).
Geert Wilders, leader du Parti pour la liberté aux Pays-Bas, deuxième formation au Parlement (non-membre de la majorité gouvernementale), est un représentant assez typique de cette tendance. Il se veut aussi le promoteur d’une civilisation européenne, fondée non plus sur un "christianisme des racines", mais sur la tolérance et les valeurs libérales (égalité hommes-femmes, mariage homosexuel...). C’est donc au nom du projet émancipateur de l’Europe que Wilders et d’autres s’engagent dans une croisade sans concession contre l’islam, vu comme un "tout" radicalement hostile aux valeurs modernes de l’Europe.
On le voit, par-delà leurs différences, les nationaux-populistes sont fondamentalement hostiles à l’islam, et donc aux musulmans, que cette hostilité se fasse au nom d’une Europe aux origines chrétiennes et/ou d’une Europe laïcisée. D’où évidemment la mise en oeuvre de politiques migratoires rigoureuses qui visent à entraver au maximum les mouvements migratoires extra-européens (fermeture des ports italiens par Matteo Salvini) ou refusent les quotas de réfugiés (comme l’ont fait les pays du groupe de Visegrad). Il ne faut pas se tromper sur l’invocation par les nationaux-populistes d’un esprit européen fondé, ici sur un christianisme souvent réduit à sa plus simple expression, là sur les principes libéraux des Lumières. Elle ne sert pas la concorde civile mais cherche à alimenter, sans relâche, les logiques d’exclusion.
Texte publié dans Le monde en 2019, Alternatives économiques. Hors-série, décembre 2018.
Le lancement du hors série, coédité par le CERI et Alternatives économiques, aura lieu au CERI le 14 février prochain.
Reneignements et inscriptions ICI.
- 1. "The Next "Battle for Europe"?", par Kevin Koerner, EU Monitor-European Integration, DB Research, 24 octobre 2018.
- 2. Les dispositions fondamentales de la Constitution indiquent que "la Hongrie protège l’institution du mariage en tant qu’union pour la vie en commun d’un homme et d’une femme établie par une décision délibérée, ainsi que la famille en tant que fondement de la vie de la nation".