La cause des migrants. Entretien avec Pauline Brücker, Daniel Veron et Youri Lou Vertongen
Pouvez-vous revenir sur ce que vous présentez comme une « mise en problème (public) » des questions migratoires depuis 2015 ? Sur leur constitution comme objets de discours médiatiques et/ou politiques ? Et sur les mouvements sociaux qui en découlent ?
Tout d’abord, il faut préciser que la mise en problème public de la question migratoire ne date pas de l’été 2015. Toutefois, cette séquence a, semble-t-il, été un tournant en ce qu’elle a traduit la hausse significative – mais brève – des arrivées de migrants sur le territoire européen en un phénomène de « crise », avec toute la dramaturgie politique qui l’accompagne et à laquelle seuls des moyens d’exception semblaient pouvoir répondre. Ce que l’on pourrait donc appeler la « mise en crise » des enjeux migratoires a justifié un mode de gouvernement particulier fondé sur l’urgence, le temporaire, et bien sûr le répressif. On voit par exemple la manière dont nombre de mesures pour contenir le phénomène migratoire ont été prises au détriment du respect de certains principes juridiques fondamentaux.
La notion de « crise » a donc contribué à construire un fait social séculaire – la migration – comme une menace pour la cohésion sociale, politique et économique des sociétés européennes. La migration est alors devenue l’instrument de toutes les dérives politiques xénophobes que nous connaissons aujourd’hui dans le débat public.
Cela est d’autant plus pernicieux que la question migratoire est aujourd’hui discutée par une ribambelle d’acteurs du monde politique ou des médias qui bien souvent n’ont pas les connaissances nécessaires à la tenue d’un débat rationnel. La migration est ainsi réifiée par des discours simplistes, qui préviennent toute tentative de réponse politique et de long terme à un phénomène structurel. Il suffit de voir la manière dont le débat public draine dans son sillage des usages erronés des catégories juridiques et institutionnelles des migrations (migrants, réfugiés, passeurs…) sans que ces aberrations soient remises en cause par les acteurs de ce débat. La migration est, en ce sens, d’autant plus « objet » que seuls ceux qui y sont extérieurs ont un droit à la parole – le personnel politique, les médias, les associations – mais jamais les migrants eux-mêmes.
Pour autant, les premiers concernés sont loin de rester passifs face à cette situation, et ladite « crise de 2015 » a été immédiatement suivie par des épisodes nouveaux de mobilisation. Ces mobilisations recouvrent plusieurs dimensions : elles sont à la fois l’expression d’une opposition aux mesures gouvernementales et européennes adoptées et le véhicule d’une autre représentation de l’« enjeu migratoire » notamment comme crise du renforcement des frontières et comme « crise de l’accueil ». Ces mobilisations ont en commun de faire entendre un autre son de cloche en affirmant la légitimité du droit d’installation des personnes migrantes, et en revendiquant ce que l’on peut appeler – avec d’autres – une politique de l’hospitalité.
Quelles sont les conséquences de la politisation grandissante de ces questions sur leur constitution comme objets de recherche pour la sociologie des mobilisations et celle des migrations ? Quels en sont les effets sur les multiples représentations de l’étranger ?
Il est intéressant de noter comment chaque nouvel épisode de mobilisation autour de l’enjeu migratoire produit systématiquement son lot d’articles et d’ouvrages académiques. Abdelmalek Sayad évoquait déjà la façon dont la migration était d’abord considérée comme un « objet de discours » avant de devenir un « objet de science », soulignant par là la dépendance entre la politisation d’un enjeu et sa constitution en tant qu’objet de recherche. De fait, la politisation grandissante des questions migratoires fait de celles-ci un objet de recherche de plus en plus attractif pour la recherche académique. Si on ne peut que se réjouir de l’engouement des sciences sociales pour l’objet migratoire, il faut toutefois questionner ce lien entre mise en problème public et production scientifique. Autrement dit, il faut interroger la manière dont nos travaux académiques sont tributaires des représentations politiques ou des catégorisations institutionnelles.
Toutefois, la politisation grandissante des questions migratoires entraine un renouveau dans l’appréhension scientifique de l’objet « migration ». Elle légitime, nous semble-t-il, d’autant plus l’approche qui est la nôtre dans ce dossier de Critique internationale, à savoir le croisement de la sociologie des migrations et de la sociologie des mobilisations sociales. Si cela peut aujourd’hui sembler acquis, précisons toutefois qu’il n’en a pas été toujours été ainsi : la première ayant été longtemps rétive à l’approche par le politique, la seconde n’ayant que très peu fait sienne un objet transnational comme les migrations. C’est notamment Johanna Siméant qui a ouvert la voie à ce double regard, avec son ouvrage La cause des sans-papiers.
Or, si l’approche des années 1990 était centrée sur la question des « sans-papiers », les mobilisations apparues au lendemain de 2015 ont bien davantage porté sur la figure du « réfugié ». Cette périodisation est sommaire et ne doit surtout pas masquer la coexistence des différentes figures de la migration dont les usages varient en fonction des temps et des lieux. Cependant, le glissement des catégories est significatif. Dans un contexte de restriction drastique des migrations de travail, l’asile s’est trouvé être une des seules voies légitimes d’entrée sur le territoire européen. De fait, la mise en avant de la figure du réfugié, liée à l’évolution des politiques publiques en matière migratoire, a influencé, d’une part, la nature des discours militants désormais fondés sur la vulnérabilité des migrants plus que sur leur force de travail, d’autre part, la sensibilité des travaux universitaires sur cet objet.
Vous insistez sur le caractère polymorphe dans ses traductions locales d’un enjeu transnational, le droit à la mobilité, et identifiez un champ nouveau, politique autant que scientifique, centré sur la « quête de statut » pour les personnes migrantes. Pouvez-vous expliquer en quoi cette approche invalide la notion de mobilisations improbables des migrants et la théorie des ressources indispensables à toute lutte sur laquelle elle se fonde ?
La notion de mobilisations improbables vient de la théorie de la « mobilisation des ressources », qui elle-même puise son origine dans le cadre théorique du « choix rationnel ». Cette théorie avance que toute forme de mobilisation nécessite la détention de ressources indispensables à la bonne tenue de la mobilisation (savoir-faire, temps, connaissance non profane, entre autres). Il en découle que la mobilisation d’un groupe particulièrement dominé – comme les migrants sans-papiers – apparaît comme nécessairement « improbable ».
Si nous sommes loin d’être les premiers à interroger la validité de cette conclusion, notre ambition a été ici de montrer, à partir des mobilisations observées sur nos terrains respectifs, que celles-ci apparaissaient bien peu « improbables » dès lors que l’on portait une attention particulière aux subjectivités des acteurs qui s’y engagent.
Un premier argument ne rompt pas avec cette théorie mais invite à changer le regard porté sur la précarité « structurelle » des migrants : leur vie dans leur pays d’origine, la longueur des parcours migratoires, les expériences accumulées aux différentes étapes de leur mobilité, inscrivent les migrants dans une succession de lieux de vie, dont l’hétérogénéité est très souvent occultée par les chercheurs académiques. D’un point de vue européo-centré, le migrant est celui qui « débarque » et l’expérience précédant son arrivée n’est que rarement prise en compte. Or on constate sur nos terrains respectifs que cette expérience accumulée dans la migration, en amont de l’arrivée sur le territoire d’« accueil », est réinvestie par les acteurs dans leurs mobilisations. Elle constitue en soi une « ressource » propre aux migrants et vient écorner l’image du migrant dépourvu d’expérience pour l’action collective. Par ailleurs, vectrice d’une expérience indéniable pour les migrants, la migration peut elle-même être considérée comme une mobilisation sociale et collective.
Un deuxième argument rompt plus nettement avec l’approche des ressources, et donne une place centrale aux subjectivités des personnes migrantes, et en particulier à la question des émotions ou de la quotidienneté. La peur, la déception, l’amertume, mais aussi la persévérance ou l’âpreté générale du quotidien sont autant d’éléments qui permettent de comprendre le passage à l’engagement – comme à celui du désengagement d’ailleurs – des acteurs migrants. Or, de ce point de vue, c’est bien la « quête de statut » qui génère autant un très fort espoir de nouvelle inscription dans la vie sociale du pays d’installation que de violentes déceptions et colères face à l’hypocrisie des valeurs démocratiques brandies par les sociétés dans lesquelles les migrants habitent de fait. Cette approche plus compréhensive des mobilisations sociales permet de prendre en considération un aspect de la mobilisation des migrants que la théorie de la mobilisation des ressources ne permet pas d’appréhender.
Entre soutien politique et soutien humanitaire, les acteurs migrants prennent, eux aussi, la parole, décrivent leurs parcours de vie, dévoilent leurs stratégies et leurs répertoires d’actions. Ces subjectivités subalternes ne peuvent être bien comprises que par une démarche ethnographique. Dans quelle mesure le fait que les personnes migrantes se constituent en sujets politiques mobilisés influent-il sur la posture du chercheur ?
Cette question est en fait directement liée à la précédente. J. Siméant disait, en paraphrasant Bourdieu, que « les groupes ne se mobilisent pas, ils sont mobilisés ». Et de fait, nombreux sont les chercheurs qui, travaillant sur la « cause des migrants », regardent principalement la cause se construire du côté des acteurs associatifs et militants. Plusieurs raisons expliquent cette posture : des caractéristiques sociales communes aux « soutiens » et aux chercheurs, qui dès lors facilitent le contact des seconds avec les premiers ; le rapport « militant » du chercheur à la cause étudiée, voire son inclusion dans le champ militant préalablement à son inscription dans la sphère académique ; la langue, qui fait souvent obstacle à la possibilité d’une démarche ethnographique auprès des migrants ; les conditions souvent précaires et difficiles de cette dernière, a fortiori dans des lieux comme Calais ; le temps long nécessaire à l’établissement d’un lieu de confiance avec les migrants. À l’arrivée, peu d’auteurs ont centré leurs travaux sur les subjectivités migrantes. Ces obstacles, qui sont autant sociaux que matériels, sont inséparables du regard porté sur les mobilisations et donc de l’édifice théorique sous-jacent.
Même si d’autres approches l’enrichissent également, ce dossier cherche donc à valoriser une approche ethnographique au plus près des pratiques des personnes migrantes, de leurs revendications et de leurs savoir-faire. Néanmoins, cet accent mis sur les subjectivités migrantes interroge non seulement la posture du chercheur au cours de l’ethnographie mais aussi le rapport à son objet. Comment inviter à une parole non contrainte, dans un univers où les migrants doivent toujours « se raconter » pour légitimer leur présence ? Comment sortir des représentations discursives dominantes, et ne pas héroïser ceux que tout nous amène à considérer comme des « précaires » ? Comment ne pas parler en leur nom ou à leur place ? Comment parler « avec » ? Certes, toutes ces interrogations ne sont pas spécifiques à cet objet, mais la politisation accrue de la question migratoire engage nécessairement le chercheur dans son terrain, ce qui par conséquent l’oblige à un profond travail de réflexivité, travail auquel les contributions rassemblées dans ce dossier comme autant de témoignages voudraient modestement contribuer.
Propos recueuillis par Catherine Burucoa.