La pandémie de Covid-19 au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Une nouvelle « exception arabe » ?

02/06/2020

Pour une mise à jour des chiffres et de l’analyse en date du 9 juillet 2020, voir le texte en fin d'article.

En ces temps incertains, les – rares – bonnes nouvelles semblent provenir du Moyen-Orient, et plus précisément des pays de la rive sud de la Méditerranée et de la péninsule arabique. Les chiffres publiés par Le Monde qui s’appuient sur les statistiques à présent bien connues de l'université John Hopkins (en date du 18 mai 2020) indiquent que dans ces pays le nombre des cas confirmés est inférieur à 200, souvent à 100, et dans plusieurs pays même à 10 pour 1 million d’habitants. Le nombre de décès demeure dans presque tous ces pays inférieur à 10 pour 100 000 habitants. Ces mêmes chiffres sont respectivement de 2 126 et 419 pour la France, de 4 937 et 519 pour l’Espagne, et de 4 544 et 273 pour les États-Unis. Pour ceux qui encore y croient, « l’exceptionnalisme arabe » ne se manifesterait non pas par la survie de régimes autoritaires, souvent difficile à défendre, mais par les plus grandes chances de survie des populations qui vivent sous leur règne. 

Dans certains pays, la réaction du gouvernement devant la menace du coronavirus a été forte et rapide, voire prophylactique. Ainsi, la Jordanie a parfois renforcé les mesures de confinement par un véritable couvre-feu (des peines de prison de plusieurs mois étaient prévues pour toute personne qui ne le respecterait pas) ; les États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont rapidement construit des hôpitaux de campagne destinés au traitement des victimes. Comme dans d’autres pays à travers le monde, les écoles, les lieux de culte, les restaurants et les lieux publics ont été plus ou moins systématiquement fermés pour limiter les contacts entre les individus et donc la propagation de la maladie. Les frontières ont également été fermées et les gens priés de rester chez eux. Certaines de ces décisions ont affecté des pratiques religieuses institutionnalisées, comme le « petit » pèlerinage à la Mecque (l’oumra) et les repas publics souvent organisés lors de la rupture du jeûne durant la période du ramadan. En Syrie, les forces armées ont temporairement suspendu la conscription ; dans plusieurs pays, des prisonniers (à l’exception des prisonniers politiques) ont été libérés, du moins temporairement. L’autoritarisme a sans doute parfois facilité la mise en œuvre de telles mesures, notamment les plus contraignantes comme les couvre-feux. 

Comme souvent toutefois, les actions très répressives reflètent la conscience qu’ont les dirigeants de leur incapacité à relever les défis par des mesures plus subtiles, plus complexes et plus appropriées. Il est en effet plus facile d’arrêter les quelques personnes qui ne respectent pas un couvre-feu que de vérifier si celles qui quittent leur domicile le font pour une raison légitime. Souvent, les mesures, y compris l’éloignement physique (plutôt que « social »), n’ont pas été ou n’ont pas pu être appliquées de manière cohérente. Un tel manque de capacités (et de ressources) n’est pas surprenant dans les pays qui, à l’exception des États membres du CCG, figurent parmi les pays à revenu « inférieur » ou « intermédiaire inferieur » ; il n’est pas non plus inattendu au Liban, en Irak et en Algérie, pays à revenu certes « intermédiaire supérieur » mais dont la répartition est fortement concentrée. La pression sur les ressources, déjà perceptible habituellement, a souvent renforcé les tentatives d’ignorer la maladie, même si le déni n’est pas l’apanage des gouvernements dépourvus de moyens ou communément qualifiés d’autoritaires ; les réponses apportées à la crise par certains pays européens ou par les États-Unis l’ont amplement démontré. 

Le manque de capacités, souvent aggravé par des politiques qui (re)produisent la pauvreté et les inégalités, et le manque de transparence associé à l’autoritarisme contribue également à expliquer les faibles taux de contagion et de mortalité signalés par les pays arabes. Il ne s’agit pas de prétendre que seules les politiques en place et le contexte socioéconomique expliquent la propagation de la maladie. Cette dernière dépend évidemment de bien d’autres facteurs, qui vont des dynamiques de mobilité au climat, en passant par le hasard. L’importance relative des différentes causes ne pourra être évaluée que plus tard. Toutefois, les gouvernements qui sont déjà appelés à mettre en œuvre des politiques d’austérité ne reconnaissent pas facilement l’existence de ce nouveau et coûteux défi. Les certificats de décès peuvent facilement faire état d’une pneumonie plutôt que du Covid-19. Les gouvernements n’ont ni le budget ni les moyens techniques nécessaires pour suivre l’évolution de la situation, tester la population et traiter les malades. 

La question se complique davantage dans les pays marqués par de violents conflits souvent qualifiés de « guerres civiles ». Ici, l’action militaire, sa préparation et ses conséquences placent de vastes territoires et populations hors d’atteinte des mesures de protection, que celles-ci soient mises en œuvre par les gouvernements, leurs adversaires politiques et territoriaux ou par des acteurs non gouvernementaux. Un récent rapport du Center on International Cooperation de la New York University (CIC/NYU)1 sur la situation sanitaire dans la région d’Idlib en Syrie a recensé un médecin pour quelque dix mille habitants. De toute manière, il est difficile de s’attendre à des données fiables dans des lieux où même les hôpitaux sont bombardés. 

De fait, les pays déchirés par la guerre, qui ont la plus faible capacité de collecte de données, sont ceux qui recensent le plus faible taux de cas de Covid-19 : pour 1 million d’habitants, on en compte 4,4 au Yémen, 3,6 en Syrie et 9,7 en Libye. Le Soudan, plus apaisé qu’auparavant mais dont les ressources sont très limitées, compte déjà 54,7 cas pour 1 million d’habitants. Parmi les pays à revenu « intermédiaire supérieur », l’Égypte enregistre 124,2 cas ; le Liban, 133 ; l’Algérie, 166,2 et le Maroc 190,6 cas ; en revanche, la Tunisie n’enregistre que 89,6 cas pour 100 000 habitants. Avec l’un des revenus par habitant les plus élevés de la région, l’Arabie Saoudite compte 1 624 cas pour 1 million d’habitants. Meurtri par un conflit interne, qui n’est cependant pas une guerre ouverte, l’Irak fait figure d’exception avec 7,2 cas. 

La propagation de la maladie a jusqu’ici peu contribué à atténuer ou même à mettre fin aux conflits internes et leurs ramifications interétatiques. Au Yémen, un cessez-le-feu annoncé au début du mois d’avril 2020 par l’Arabie Saoudite a été rejeté par les Houthis. En Libye, les deux camps opposés– d’un côté, le Gouvernement d’entente nationale présidé par Fayiz al-Sarraj, de l’autre, l’Armée nationale libyenne de Khalifa al-Haftar – continuent de se faire face. En Syrie, l’armée maintient sa pression contre la région d’Idlib, dernier bastion de l’opposition armée au gouvernement Assad, même si l’action militaire s’est quelque peu atténuée. Aucun conflit n’est plus proche de sa résolution aujourd’hui qu’il ne l’était avant le début de la pandémie. La maladie n’a pas non plus réduit la contestation populaire, encore largement pacifique, à laquelle le gouvernement libanais et les forces politiques sur lesquelles il s’appuie sont confrontés depuis le mois d’octobre 2019. 

En Irak en revanche, la pandémie n’a pas empêché les forces politiques concurrentes de trouver au début du mois de mois de mai un accord pour la formation, longtemps reportée, d’un nouveau gouvernement. En Algérie, elle a mis fin, sans doute temporairement, à un cycle d’un an de manifestations de masse contre le gouvernement et l’armée, en raison des risques sanitaires liés à l’action collective, mais aussi parce que les manifestants cherchent à faire preuve de civisme. Dans  les États les plus consolidés, les gouvernements ont pour l’instant bénéficié des effets rassembleurs de l’urgence « nationale » et de l’impact sanitaire et économique encore limité de la maladie. Ces effets sont les mêmes en Égypte, en Tunisie et au Maroc, mais cette situation n’est pas nécessairement appelée à durer. 

À plus long terme, la situation va évoluer en fonction des conséquences – directes et indirectes – de la maladie sur les économies du Moyen-Orient. Dans la plupart des pays, le Covid-19 comme les mesures de protection affecteront de manière prolongée l’activité et donc les revenus, en particulier mais pas uniquement ceux des couches sociales les plus vulnérables. Confrontés à une baisse généralisée du prix de l’or noir depuis 2014, les principaux producteurs de pétrole sont confrontés à une nouvelle chute, cette fois-ci soudaine, de leurs recettes qui fragilise davantage leurs économies très dépendantes des hydrocarbures. À environ 30 dollars américains le baril, voire moins, les recettes pétrolières représentent actuellement environ la moitié de celles que les gouvernements avaient budgétisées avant la pandémie, y compris pour l’action sociale. Le prix du gaz naturel a suivi la même tendance. En réduisant la capacité d’investissement, la baisse des revenus rendra également plus difficile la transition vers des économies plus diversifiées, comme le prévoit par exemple le programme Vision 2030 en Arabie Saoudite. 

Par ricochet, les transferts financiers publics et privés vers les pays pauvres en hydrocarbures risquent de baisser encore davantage ou de se tarir Les premiers concernés sont les nombreux travailleurs émigrés, arabes et non arabes, qui perdent leur emploi et se trouvent contraints de rentrer chez eux, sans travail ni perspective. L’Egypte, à elle seule, compte environ 4,5 millions  d’expatriés dans le Golfe et d’autres pays (légèrement) plus prospères; leurs remises permettent de nourrir ou d’améliorer les conditions de vie d’un cinquième, voire d’un quart de ses 100 millions d’habitants. Le tourisme est également très touché, tandis que peu d’autres sources de devises sont disponibles.

Il est évidemment trop tôt pour savoir comment les choses vont évoluer. Or une questions se pose d’ores et déjà : qui ramassera les morceaux si la crise du coronavirus ébranle encore davantage non seulement des États peuplés pauvres en hydrocarbures qui luttent pour survivre depuis des décennies, mais aussi des États plus riches qui n’ont pas réussi à diversifier leur économie ? 

Mise à jour du 9 juillet 2020

Dans les domaines clefs, les observations notées dans la contribution initiale ont été confirmées par les développements sur le terrain au cours des six dernières semaines. Ce court texte de mise à jour nous permettra de les affiner et de réévaluer certaines de nos remarques.

Selon les chiffres publiés par Le Monde le 8 juillet 2020 (toujours sur la base des données compilées par l'Université Johns Hopkins), les taux d'infection et de mortalité dus au Covid-19 signalés restent particulièrement faibles–- et donc suspects – dans les pays déchirés par de violents conflits internes (qui ont bien sûr des dimensions extérieures importantes). Ainsi, les chiffres du Yémen indiquent 45,6 infections par million d'habitants, ceux de la Syrie seulement 22 infections pour le même ratio. Seuls les chiffres de la Libye témoignent d’une augmentation considérable, avec 176 cas pour un million de personnes.

Tout comme au début de la pandémie, le nombre de cas reste plus élevé dans les pays à revenu intermédiaire sans conflit interne, même si les chiffres doivent toujours être analysés avec précaution. En effet, par manque de ressources, la capacité de ces pays à enregistrer et à examiner les cas (suspects) d'infection est également assez faible. L'Algérie rapporte aujourd'hui 399 infections par million d'habitants, le Maroc, 405 et l'Égypte, 785 ; ces chiffres sont plus de deux fois supérieurs à ceux de la Libye. Deux pays à revenu intermédiaire semblent toutefois avoir fait mieux que les autres : le Liban fait état de  278 infections par million d'habitants, un taux toujours au-dessus de celui des pays déchirés par la guerre, et la Jordanie ne rapporte que 117 cas, moins que la Libye mais bien plus que le Yémen et la Syrie. Avec 239 infections pour un million d'habitants, le Soudan reste un cas à part. Les chiffres sont les plus faibles en Tunisie, qui ne compte pas plus de 104 infections par million d'habitants. Des recherches plus approfondies permettraient de comprendre à quel point la présence d’une véritable société civile ainsi que la transparence et les dynamiques politiques d'un régime formellement démocratique expliquent les différences avec des pays autoritaires se situant dans la même fourchette de revenus et de capacités étatiques. Avec 1 688 infections signalées, l'Irak est une autre exception, peut-être en raison des nombreux échanges de ce pays avec l'Iran, un autre pays très touché par la pandémie.

Enfin, comme au début de la crise, les pays ayant des revenus élevés et des capacités étatiques importantes sont ceux qui enregistrent le plus grand nombre de cas. L'Arabie Saoudite, par exemple, rapporte 6 442 infections pour 1 million d'habitants, soit à peu près autant que les Émirats arabes unis. Les chiffres pour les autres pays du CCG sont encore plus élevés. Ils pourraient bien refléter les habitudes de voyage liées à la dynamique de la mondialisation et très certainement les conditions de travail et de vie des travailleurs migrants qui nous rappellent celles des personnels des abattoirs en Europe et en Amérique du Nord, qui ont été et sont encore des foyers d’infection.

Eberhard Kienle, 9 juillet 2020

  • 1. Hanny Megally/Tayseer Alkarim, Last Refuge or Last Hour? Covid-19 and the Humanitarian Crisis in Idlib, CIC, NYU, May 2020.
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