Le Siècle de la Turquie. Retour sur un siècle d’histoire républicaine de la Turquie Entretien avec Bayram Balci et Nicolas Monceau
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La République de Turquie célèbre son centenaire en 2023. Avec l'ouvrage Turkey, A Century of Change in State and Society qu'ils ont coédité et publié chez Palgrave Macmillan, Bayram Balci et Nicolas Monceau proposent une réflexion opportune sur cet anniversaire, qui coïncide également avec les élections présidentielle et législatives qui se sont tenues au printemps dernier.
Cent ans de changements, donc, pour un pays en mouvement perpétuel. Quels sont les grands moments de transformation de la République turque ?
Au cours de son siècle d'existence, la Turquie a connu de multiples changements dans de nombreux domaines : religieux, politique, diplomatique, etc. Ces mutations ont été produites par des politiques mises en œuvre par les dirigeants successifs du pays mais aussi, souvent, sous l’influence du contexte international. Ainsi, plusieurs dates charnières dans l’histoire de la République peuvent être mises en exergue depuis la fondation du pays en 1923. L’ouvrage aborde ces grandes transformations dans le détail mais nous pouvons évoquer les moments les plus forts.
Fondée par Mustafa Kemal (le futur Atatürk) en 1923, la République de Turquie connaît un régime de parti unique jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En s’appuyant sur le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP), Atatürk dirige la Turquie durant tout l’entre-deux guerres en mettant en œuvre des réformes profondes d’occidentalisation et de laïcisation afin de moderniser le pays. La disparition d’Atatürk en 1938 n’entraîne pas de changement majeur dans le mode de gouvernance du pays, puisque son successeur, Ismet Inönü, poursuit la politique de contrôle absolu du CHP.
Le changement intervient avec l’émergence de la guerre froide, d’un monde bipolaire et d’une menace croissante de l’URSS sur la Turquie qui conduit les dirigeants turcs à se tourner vers les pays occidentaux, États-Unis et Europe. Ce rapprochement les entraîne à rompre avec le système autoritaire du parti unique, pour entrer dans une phase plus libérale, conformément aux demandes des États-Unis qui exigent que les pays qui les rejoignent adhèrent au libéralisme politique et économique. Parmi les conséquences de ces évolutions, le CHP perd les élections législatives du 14 mai 1950 au profit du Parti démocrate (Demokrat Parti, DP) qui vient d’être crée et qui est devenu le principal parti d’opposition d’orientation conservatrice et libérale, moins attaché au dogme de Mustafa Kemal Atatürk. Durant toute la guerre froide, la Turquie fait partie de la famille occidentale, elle est membre de l’OTAN, adhère au conseil de l’Europe, et dès 1987, est candidate à la Communauté économique européenne (puis à l’Union européenne).
La fin de la guerre froide et la chute de l’URSS auront des effets majeurs sur le pays, notamment en matière de politique étrangère. La disparition de la menace soviétique à l’est de la Turquie conduit, parmi d’autres facteurs, cette dernière à mener une politique étrangère de plus en plus autonome vis-à-vis de ses partenaires traditionnels, États-Unis et Europe. Parallèlement, notamment au moyen de son soft power de plus en plus influent, Ankara s’affirme progressivement comme un acteur majeur dans les Balkans, dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient.
Contrairement aux attentes, l’arrivée au pouvoir en 2002 du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkinma Partisi, AKP) ne constitue pas une date charnière. En effet, bien qu’issu de l’islam politique, l’AKP entend se démarquer de ce courant (du moins dans les premières années) en rejetant tout héritage. Une formation politique islamiste, le Parti de la prospérité (Refah Partisi), fondé par le père historique de l’islam politique en Turquie, Necmettin Erbakan, avait déjà dirigé le pays de juin 1996 à juin 1997, dans un gouvernement de coalition, avant d’être contraint de démissionner sous la pression de l’armée. En revanche, la longévité du pouvoir de l’AKP (à la tête du pays depuis 2002) et de Recep Tayyip Erdoğan (Premier ministre de 2003 à 2014 puis président de la République) représente un élément essentiel de l’histoire de la Turquie.
Vous avez réuni pour ce livre des spécialistes de la Turquie, politistes, économistes, spécialistes des relations internationales. Quelles perspectives complémentaires les différents contributeurs de l’ouvrage ont-ils apportées ?
En effet, cet ouvrage collectif a été rédigé par des universitaires spécialisés dans les études turques et issus de plusieurs disciplines. Il fait suite à un précédent ouvrage que nous avions déjà codirigé, intitulé Turkey, Russia and Iran in the Middle East: Establishing a New Regional Order qui a été publié dans la même collection chez Palgrave Macmillan en 2021.
L’ouvrage de 2023 se structure en six chapitres qui visent à aborder les principaux domaines de l’évolution de la République turque depuis 1923, de la politique et de la citoyenneté aux relations avec l’Europe en passant par l’économie, les liens entre religion et État, les minorités (en particulier la question kurde) et la politique étrangère.
Le premier chapitre est consacré au républicanisme turc qui a introduit il y a cent ans dans le pays une lecture laïque et idéalement égalitaire de la communauté politique et la souveraineté populaire, des éléments constitutifs du nouvel État. Il propose une lecture de l’histoire politique turque, aborde les échecs et les réussites de la citoyenneté turque moderne jusqu’en 2023.
Le deuxième chapitre analyse l’économie de la Turquie au cours du siècle dernier dans une perspective d'économie politique critique, en se concentrant sur l’intégration du pays dans l'économie mondiale et sur ses transformations sociopolitiques internes.
Le troisième chapitre analyse les principales transformations de la relation entre la religion et l'État. La contribution insiste sur la démocratisation relative de la laïcité turque : les libertés religieuses ont en effet augmenté sous le pouvoir de l’AKP mais seulement pour les musulmans sunnites, sans que les Alévis et les athées ou les agnostiques ne bénéficient des mêmes droits.
Le quatrième chapitre du livre traite de la construction de la nation turque et de la question kurde. L’auteur, Evren Balta, analyse les différentes périodes de l’émergence du mouvement national kurde dans le pays, des premières décennies du régime républicain caractérisées par un déni de l’identité kurde jusqu’à l’effondrement du processus de paix engagé avec le mouvement national kurde entre 2013 et 2015 en raison de la guerre civile syrienne qui a conduit Ankara et les principaux groupes kurdes de Syrie à adopter des approches divergentes, puis à s’affronter sur le sol syrien. En effet, le processus de dialogue entre l’Etat turc et le PKK a volé en éclat. Si l’Etat turc a décidé de soutenir la révolution syrienne pour faire chuter Bachar el-Assad, le PKK a choisi de rester neutre, voire de collaborer avec le pouvoir centrale de Damas qui lui est devenu favorable du fait de la politique turque de soutien à la rébellion syrienne.
Le cinquième chapitre, signé par Ilhan Uzgel, traite de la politique étrangère de la Turquie à l’égard des puissances occidentales. Membre de l’OTAN, le pays développe néanmoins un partenariat stratégique avec la Russie de Poutine, non dénué d’ambiguïtés et de tensions régulières.
Le sixième et dernier chapitre de l’ouvrage analyse les rapports entre la Turquie et l’Europe en insistant sur leur ambiguïté. Nicolas Monceau retrace l’histoire de ces relations, semées d’embûches et d’ambiguïtés. La Turquie républicaine se rapproche de l’Europe définie par Atatürk comme un modèle de civilisation et le pays devient candidate à l’adhésion à l’Europe communautaire en 1987. La Turquie et les pays européens ont longtemps entretenu des relations marquées par des incompréhensions et des méfiances réciproques, voire parfois par des périodes de tensions dont témoignent la suspension du processus d’adhésion au cours des dernières années.
Les relations diplomatiques entre les pays occidentaux et la Turquie ont souvent été ambivalentes… Comment nous parleriez-vous des rapports entre la Turquie et l’Europe ?
Hier comme aujourd'hui, les relations entre la Turquie et l'Union européenne soulèvent des questions sur la nature du projet européen, l’identité de l’Europe, ses frontières géographiques, etc. Ces différents points ont renforcé les clivages partisans en Turquie où la société est divisée sur les relations à entretenir avec l’Europe et provoqué des débats publics souvent passionnés au sein des États membres, à propos du caractère spécifique de la candidature turque.
La Turquie possède des liens anciens et étroits avec l’Europe. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe et la Turquie se sont rapprochées et elles ont développé des relations dans différents domaines : politique, économique et commercial, militaire, culturel, etc. Après la signature du traité de Rome en 1957, Ankara a demandé à être associé à la Communauté économique européenne (CEE) en 1959, ce qui a conduit à l’adoption d’un accord d’association en 1963 puis, beaucoup plus tard, à la mise en place d’une union douanière en 1996. L’obtention du statut de pays candidat en 1999 et l’ouverture des négociations d’adhésion en octobre 2005 ont constitué des étapes décisives mais l’enthousiasme que ces événements ont suscité a rapidement fait place à un blocage du processus de négociation qui s’est considérablement ralenti.
A l’instar du Conseil européen, plusieurs États membres (Chypre, Grèce, Allemagne, Autriche et France) ont bloqué l’ouverture de nouveaux chapitres en raison de la question chypriote (Chypre est divisée depuis 1974 à la suite de l’occupation militaire du nord de l’île par la Turquie) ou pour d’autres raisons d’ordre politique (question des droits de l’homme en Turquie), économique, culturel ou géographique. Seuls dix chapitres de négociation ont été ouverts entre 2006 et 2013. Les négociations ont été interrompues pendant trois ans, entre juin 2010 et novembre 2013.
Reléguée au second plan, voire complètement occultée, la candidature turque a ensuite été réinscrite à l’agenda européen au cours des années 2013-2015 en raison de la crise migratoire à laquelle l’Europe a été confrontée. Ankara est devenu un acteur clé de la politique européenne en la matière. Ce rapprochement singulier avec l’Union européenne s’est traduit par l’adoption de plans d’action et d’accords conjoints sur les réfugiés (notamment l’accord Union européenne-Turquie de mars 2016) et a conduit à une relance des négociations d'adhésion avec l'ouverture de trois nouveaux chapitres entre 2013 et 2016. Ce nouveau partenariat turco-européen a provoqué un important débat en Europe.
En 2023, les Européens sont plus que jamais confrontés à un dilemme entre la nécessité de coopérer avec la Turquie pour la gestion des migrations et la lutte contre le terrorisme international et la volonté de dénoncer les dérives autoritaires et l’interventionnisme du régime d’Erdoğan. Cette ambivalence entre coopération et dénonciation exige de l’Union européenne une clarification de son attitude à l'égard de la Turquie.
L’avenir dépend de nombreux facteurs, notamment l’issue du conflit en Syrie, qui auront une influence sur le nombre de réfugiés syriens en Turquie ; l’évolution politique intérieure de la Turquie (vers plus d’autoritarisme ou au contraire vers une plus grande libéralisation) ; l’issue (et l’application) des accords avec l’Union européenne sur les réfugiés ainsi que, entre autres incertitudes en Europe, l’impact du Brexit, la sortie de la crise de la Covid-19, l’issue de la guerre en Ukraine.
Lorsqu’on parle de la Turquie, on pense souvent à deux figures politiques : Atatürk et Erdoğan. La comparaison entre les deux hommes est-elle pertinente ?
Fondée par Atatürk, la République de Turquie a été profondément transformée et continue de l’être par l’actuel président Erdoğan qui vient de débuter son troisième mandat à la tête du pays. Au pouvoir depuis vingt ans, il peut conserver son pouvoir jusqu’en 2027. La comparaison entre les deux hommes est délicate car chacun est le produit de son temps et de son époque. On peut observer des ruptures et des continuités.
Lorsque l’on parle de rupture de l’histoire républicaine du pays avec son passé ottoman, il faut inévitablement faire référence à Mustafa Kemal, fondateur et premier président de la République de Turquie, et aux nombreuses réformes qu’il a mises en œuvre afin de construire l’État-nation turc et d’établir une civilisation moderne très différente de l’État et de la société ottomans. C’est dans les domaines de la religion et de la conception de la citoyenneté que la rupture de la République avec l’héritage ottoman a été la plus évidente. Alors que l’Empire se définissait par son caractère multiethnique et multireligieux, la République de Turquie s’est construite sur le culte de l’homogénéité ethnique et religieuse.
Jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le rapport de l’État turc à la religion était en rupture totale avec les principes et les pratiques ottomanes. Les nombreuses réformes de sécularisation mises en œuvre par Atatürk et les kémalistes durant l’entre-deux-guerres comme l’abolition du califat (1924) et l’inscription du principe de laïcité dans la Constitution (1937), la fermeture des écoles religieuses et des tribunaux islamiques, l’abandon de la charia au profit du droit positif, avec notamment l’adoption d’un code civil (1926) inspiré de la Suisse en témoignent.
Une certaine continuité existe cependant entre Atatürk et Erdoğan. On la constate notamment dans la vision qu’ils partagent de la place que doit avoir la Turquie sur la scène internationale. Même si Atatürk donnait le sentiment d’être pro-occidental, il accordait une réelle importance à l’indépendance du pays, sur les plans économique et politique mais aussi en matière de politique étrangère. Ainsi, on pourrait estimer que l’autonomie stratégique de la Turquie recherchée et promue par le président Erdoğan possèderait une dimension kémaliste. On trouve chez chacun des deux hommes un attachement au principe de non-alignement, une forme de tiers-mondiste qui se manifeste aussi bien dans le kémalisme que dans l’« erdoganisme ». Enfin, les deux hommes partagent la volonté d’acquérir une autonomie militaire sur le plan national. En 2023, la Turquie produit elle-même 80% de ses besoins en armement. Certains principes chers à Atatürk ont également été défendus par Erdoğan. Si celui-ci apparaît à maints égards comme l’antithèse d’Atatürk, notamment dans son rapport à la religion, il peut aussi endosser son costume ou reprendre une partie de son héritage.
Comment les célébrations du 100e anniversaire de la République turques se préparent-elles ?
Les célébrations de la proclamation de la République de Turquie, le 29 octobre 2023, donneront certainement lieu à l’organisation de nombreuses manifestations - scientifiques, culturelles et artistiques - au cours de l’automne. Le président Erdoğan et les gouvernements de l’AKP ont toujours accordé une grande importance à l’histoire du pays, y compris celle d’avant la République turque. Ainsi, l’année 1453, date de la conquête de Constantinople par les Ottomans, est chaque année commémorée avec faste à Istanbul. De même, le président Erdoğan aime à rappeler l’année 1072, qui marque l’arrivée des Turcs sous diverses vagues tribales qui ont fondé des Etats, celui des Selkoukides notamment, Etats qui ont joué un rôle crucial dans l’histoire du monde musulman.
Ankara est déjà engagé dans les préparatifs de la célébration du centenaire de la fondation de la République. Une chanson a été écrite pour l’occasion qui reprend des genres musicaux très populaires dans le pays. Le président turc accorde une grande importance aux diverses activités et festivités prévues à l’occasion du centenaire du pays, baptisé en Turquie « Le Siècle de la Turquie », qui a fait l’objet d’une vidéo réalisée par son parti. Les célébrations mettront en avant les grandes réalisations du pays, notamment en politique étrangère et plus particulièrement en matière d’industrie d’armement qui permet à la Turquie d’assurer son indépendance stratégique, un point qui a toujours fait l’unanimité parmi les élites politiques turques.
Afin de contribuer aux réflexions suscitées par ce centenaire, le groupe de recherche Turquie 2023 organise un colloque international à Sciences Po le 4 octobre 2023. Plusieurs chercheurs français et internationaux interviendront sur les évolutions de la République de Turquie depuis un siècle en abordant les questions politiques, économiques, de politique étrangère, religieuses, etc.
Propos recueillis par Miriam Périer
Photo 1 : Drapeau turc par sondem pour Shutterstock.
Photo 2 : Marine turque par arda savasciogullari pour Shutterstock.
Photo 3 : Couverture du livre Turkey, A Century of Change in State and Society.
Photo 4 : Portrait d'Erdoğan par TPYXA illustration pour Shutterstock.
Photo 5 : Portrait d'Atatürk par ZMD Design pour Shutterstock.