La sainte Russie contre l’Occident. Entretien avec Kathy Rousselet
Comment est né ce livre, quels désirs vous ont portée à l’écrire ?
Kathy Rousselet : Ce livre est né de la nécessité de poser des mots sur une tragédie insensée. Même si, comme d’autres, je sentais monter les tensions depuis plusieurs années entre la Russie et l’Ukraine, et entre la Russie et l’Occident, même si la guerre n’a pas commencé en 2022, mais en 2014, le 24 février 2022, tout a basculé. Les relations entre la Russie et l’Ukraine ne seront plus jamais les mêmes, celles entre la Russie et l’Europe non plus et la Russie a pris un tournant extrêmement préoccupant.
J’ai beaucoup suivi les relations entre le patriarcat de Moscou et le pouvoir politique russe au cours des dernières décennies, j’ai réalisé des enquêtes dans des paroisses en Russie, j’ai mené des entretiens avec de nombreux religieux. J’ai pris conscience de la complexité des liens du politique et du religieux dans le pays mais aussi de la pluralité existant au sein de l'Église orthodoxe russe. C’est avec ce regard que j’ai analysé les homélies et les discours du patriarche Kirill mais aussi d’autres religieux de l'Église russe depuis le début de la guerre en Ukraine de 2022. Avec ce livre, j’ai voulu faire comprendre à un public un peu plus large que celui auquel je m’adresse habituellement pourquoi, alors que dans les années 1980 le développement de la religion orthodoxe apparaissait comme le signe d’un pays qui s’ouvrait à l’Occident, le patriarche contribuait aujourd’hui à opposer la Russie au monde occidental.
Enfin, de façon plus générale, j’ai voulu faire connaître l'Église orthodoxe russe. Il ne faut pas oublier qu’elle est présente également en Europe occidentale, et notamment en France.
Pourriez-vous nous dresser un rapide panorama des relations entre l’Église orthodoxe et l’Etat au XXe siècle, à la période soviétique ?
Kathy Rousselet : Cette époque se caractérise par un athéisme d’Etat, par les persécutions religieuses et, notamment sous Nikita Khrouchtchev, par la destruction du patrimoine religieux. L'Église orthodoxe russe était alors marquée par la compromission de ses hiérarques avec le pouvoir, ce qu’on a appelé le « sergianisme », du nom du métropolite Serge (futur patriarche) qui en 1927 avait déclaré : « ... les joies et les succès de l'Union soviétique sont nos joies et nos succès et ses malheurs sont aussi nos malheurs ... Toute attaque contre l'Union soviétique sera considérée comme une attaque contre nous-mêmes ».
L’Église a largement dû sa survie au sentiment patriotique qu’elle a officiellement véhiculé. Dès la fin des années 1950, la hiérarchie de Église orthodoxe a été appelée à promouvoir la paix dans le monde ; alors que des chrétiens orthodoxes étaient persécutés, elle a joué un rôle dans la diplomatie soviétique.
Cependant, l'Église orthodoxe russe ne peut pas être réduite à sa hiérarchie ni son histoire aux compromissions de cette dernière avec le pouvoir. Des laïcs et des membres du clergé ont tenté de résister. On a beaucoup parlé en Occident des dissidents religieux et notamment du père Gleb Yakounine. Si l'Église était largement coupée de la société soviétique, les nouvelles recherches en histoire sociale montrent combien des pratiques religieuses se sont maintenues.
Quelle a été l’évolution de l’Église orthodoxe en Russie depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir en 2000 ?
Kathy Rousselet : Formellement, d’après la Constitution de 1993, l'Etat russe est un Etat laïque. Les amendements de 2020 n'ont pas fondamentalement modifié la donne sur ce point, même s’il y est fait référence à la mémoire des ancêtres qui ont transmis des idéaux et la foi en Dieu. Ceci ne veut pas dire qu’il y ait égalité entre les religions. La Russie est un Etat multiethnique et multireligieux, mais le préambule de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses adoptée en 1997 reconnaît « le rôle spécial de l'orthodoxie dans l'histoire de la Russie, dans l'évolution et le développement de sa spiritualité et de sa culture ». L’Église orthodoxe russe est devenue le principal mouvement religieux avec lequel les différentes administrations entretiennent des relations. Elle est celui qui reçoit le plus grand nombre de subsides. Le pouvoir distingue les religions dites « traditionnelles » et « non traditionnelles ».
Depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, l’Etat a trouvé dans l'Église orthodoxe russe un appui symbolique. A la période soviétique, le pouvoir utilisait l'athéisme pour développer les « valeurs spirituelles et morales » jugées indispensables à l'édification du peuple soviétique. Après 1991, et notamment avec Vladimir Poutine, c’est l'Église orthodoxe russe qui est utilisée pour nourrir ces valeurs spirituelles et morales. Le président russe pense la religion en continuité avec le communisme. L’Église a reçu en échange de ce traitement particulier des moyens pour se redresser ; elle a obtenu gain de cause sur un certain nombre de dossiers, même s’il ne faut pas en exagérer l’influence. Les liens sont nombreux entre les élites politiques, économiques et religieuses.
Néanmoins, si l'Église semble présente dans l’espace politique, dans un sondage datant de décembre 2021 et interrogeant les Russes sur les personnes faisant autorité dasn le pays, Kirill n’était pas mentionné. Environ 70% de la population se disent orthodoxes mais très peu sont pratiquants. L’influence de l'Église sur la société reste faible.
Enfin, dans une Russie soumise à un pouvoir de plus en plus autoritaire, l'Église n’a plus guère d’autonomie.
Vous montrez les craintes qu’a suscitées la création d’une Église d’Ukraine en 2018, « une tragédie faisant planer la menace d’un conflit militaire direct » écrivait le père Kotchetkov. Pouvez-vous revenir sur cet épisode ?
Kathy Rousselet : Il existait, dans les années 1990, plusieurs Églises orthodoxes en Ukraine, dont une seule était reconnue par l’ensemble des Églises orthodoxes : l'Église orthodoxe ukrainienne dépendant du patriarcat de Moscou. Après la Révolution orange de 2005, puis l'Euromaïdan de 2013-2014, le pouvoir politique ukrainien a estimé que l’indépendance politique de l’Ukraine devait s’accompagner de son indépendance religieuse. L’idée de la création d’une Église autocéphale, présente dès le début des années 1990, a fait son chemin. Pour Petro Porochenko, président de l’Ukraine avant Volodymyr Zelensky, il s’agissait d’une question de sécurité nationale. En 2018, deux ans après le concile panorthodoxe de Crète boudé par l'Église russe, le patriarcat de Constantinople a décidé de soutenir l’idée d’une Église autocéphale ; début 2019, il a octroyé l’autocéphalie à une nouvelle Église orthodoxe : l'Église orthodoxe d’Ukraine.
Pour le patriarcat de Moscou, qui se pose en concurrent du patriarcat de Constantinople et pour lequel l’Ukraine fait partie de ce qu'il appelle la « Sainte Russie », il s’agissait d’un véritable camouflet. Derrière cette décision se trouvent bien sûr également des considérations financières, l'Église ukrainienne représentant une part considérable des paroisses du patriarcat de Moscou (au début de la guerre de 2022, elle en représentait plus du tiers).
Ce que le patriarcat considère comme un « schisme » a été présenté par Vladimir Poutine dans son allocution du 21 février 2022 comme un grief supplémentaire contre l'Ukraine ; il a insisté sur les discriminations dont les chrétiens de l'Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou feraient l’objet. Le pouvoir russe comme le patriarche ont vu dans la création de la nouvelle Église, tout comme dans la révolution de Maïdan, l’ingérence des Etats-Unis.
Vladimir Poutine et le patriarche Kirill se retrouvent sur la question de la place de la Russie dans le monde. Que diriez-vous de cette dernière ?
Kathy Rousselet : Kirill et Vladimir Poutine promeuvent depuis le début des années 2000 la même idée d’une multipolarité du monde, la pensée que la Russie aurait une voie spécifique. Kirill s’oppose à la globalisation du monde libéral et insiste sur la place des traditions.
La carte du monde de Vladimir Poutine et celle de Kirill se ressemblent. Le « monde russe », considéré par le président russe comme sa zone d’influence, appartient, selon Kirill, au territoire canonique de l'Église russe. Et cela concerne tout particulièrement la « Sainte Russie », qui comprend, selon le patriarche, notamment la Russie, l’Ukraine, le Bélarus mais aussi la Moldavie. L’un et l’autre ont développé dans les années 2000-2010 une politique d’influence dans le monde, bien au-delà de l’ex-espace soviétique. Ils se sont soutenus mutuellement.
Toutefois, l’agenda de Kirill ne correspond pas tout à fait à celui de Vladimir Poutine : s’il insiste sur l'héritage de la « Sainte Russie », il a toujours affirmé que les frontières religieuses n'étaient pas nécessairement les mêmes que les frontières politiques. Ainsi, il n’a pas approuvé l’annexion de la Crimée.
Que peut-on dire de la façon dont l’orthodoxie est sollicitée sur ce que vous appelez la fabrique de la tradition ?
Kathy Rousselet : A partir des années 2000, et plus encore à partir de la décennie suivante, l'Église orthodoxe russe a été appelée à montrer que la Russie possédait sa propre voie qui n’était pas celle de l’Occident. Cette tradition spécifique a été construite dans le cadre de débats portant sur des dossiers aussi divers que la réforme de la justice des mineurs, les violences domestiques, l’affaire Pussy Riot ou encore la question des « relations sexuelles non traditionnelles. »
Vladimir Poutine jouissait au début de son mandat d’une forte popularité, mais en 2011-2012 ont éclaté des manifestations contre sa réélection. C’est autour de ces questions sociales, construites de façon à ce qu’elles opposent la Russie à un Occident hostile, que le pouvoir a créé autour de lui, avec l’aide de la hiérarchie de l'Église, un consensus conservateur. La question LGBT+ était d’autant plus facile à utiliser que la population russe, encore très marquée par l'éthique soviétique, était peu tolérante à l’égard de l'homosexualité. Ceci explique la mise en avant incessante de l’homosexualité comme symbole d’un Occident dépravé dans la guerre d’Ukraine.
Quelle a été la position de Kirill lors du déclenchement de la guerre en Ukraine et quelle est sa position actuelle sur le conflit ?
Kathy Rousselet : La première intervention du patriarche, le 24 février, a consisté à appeler à la paix, mais son discours a très vite changé et il s’est radicalisé. Il a d’abord présenté la guerre comme un conflit métaphysique, entre le Bien et le Mal, une façon de lutter contre la globalisation et la culture libérale sécularisée, dont la gay pride serait le symbole. Dans ce conflit de nature civilisationnelle, il appelle à préserver les valeurs traditionnelles pour empêcher une fin apocalyptique du monde.
Tout comme le pouvoir politique, Kirill présente la Russie comme une citadelle assiégée et la guerre en Ukraine comme une guerre défensive. On peut également noter dans ses propos le thème de l’exploit sacrificiel qui renvoie en partie à la rhétorique patriotique soviétique. Le 25 septembre, il a affirmé que les soldats russes qui mourront dans la guerre en Ukraine seraient lavés de tous leurs péchés. On en a un peu vite conclu qu’il appelait à la guerre sainte.
Les propos de Kirill sont à analyser dans un contexte ecclésial marqué par l’influence puissante de courants ultranationalistes. Je pense notamment à Tikhon Chevkounov, métropolite de Pskov et Porkhov, qui, en 2021, louait Poutine, ne regrettant qu’une seule chose : que le président russe ne soit pas immortel. Lors du dimanche du Pardon, il a expliqué la nécessité de la guerre en reprenant la rhétorique de Poutine et en parlant de la nécessité de dénazifier l'Ukraine. Tikhon Chevkounov, proche de Vladimir Poutine, est un possible concurrent de Kirill à la tête du patriarcat de Moscou.
Les interventions du patriarche sont aussi à comprendre en lien avec la situation religieuse en Ukraine. S’il appelle à lutter contre le Mal venu de l’Occident, Kirill rappelle constamment la fraternité existant entre les peuples issus de la Rus'. Il s’agit bien sûr d’un discours qui accompagne celui du « monde russe », espace d’influence de la Russie mais par ces propos, il tente aussi de maintenir dans son giron l'Église orthodoxe ukrainienne qui avec la guerre s’est de plus en plus détachée du patriarcat de Moscou. Le 27 mai 2022, cette Église a décidé de supprimer de ses statuts toute référence au patriarcat de Moscou. Elle a récemment choisi de produire son propre saint chrême, une façon de marquer son indépendance. C’est pour cette Église, considérée en Ukraine comme un agent de Moscou, une question de survie. Elle a notamment perdu à la fin du mois de décembre l’usage de deux églises de la Laure des Grottes de Kiev, monastère considéré comme le cœur de l'Église orthodoxe ukrainienne.
Le 5 janvier, juste avant le Noël orthodoxe, le patriarche Kirill a appelé à une trêve unilatérale de 36 heures des forces russes, suivi quelques heures plus tard par Vladimir Poutine. Son discours était sans nul doute dicté par le pouvoir politique pour rasséréner la population fatiguée par la guerre. Lors de son homélie de Noël, il a appelé à prier pour la patrie russe mais aussi pour les chrétiens orthodoxes de l'Église orthodoxe ukrainienne, « chassés de la Laure des Grottes de Kiev, cette laure qui a été au cours des siècles gardienne d’une orthodoxie authentique et pure ».
J’ajouterais enfin que les propos de Kirill varient en fonction de ses interlocuteurs, comme le montrent ses réponses à la délégation du Conseil œcuménique des Églises qui lui a rendu visite en octobre dernier.
Existe-t-il un mouvement contre la guerre au sein de l’Église orthodoxe russe ?
Kathy Rousselet : Bien sûr, d’abord en Ukraine, au sein de l'Église orthodoxe ukrainienne, comme je viens de le dire. Elle a marqué son indépendance à l’égard du patriarcat de Moscou. Des prêtres l’ont quittée pour rejoindre l'Église orthodoxe d’Ukraine.
Au début du conflit, une pétition contre la guerre a circulé au sein de l'Église orthodoxe russe. Environ 400 prêtres l’ont signée avant qu’elle ne soit supprimée. En Russie, la plupart des prêtres ne se prononcent pas publiquement, ne serait-ce que parce que la question de la guerre divise les familles. Certains demandent à être déchargés de leur fonction de prêtre. Mais il faut aussi comprendre que les prêtres, ayant souvent des charges de famille nombreuse, n’ont guère d'autres ressources que les dons des paroissiens. En Occident, des paroisses ont quitté le patriarcat de Moscou. Dans les pays baltes, le mouvement d’opposition est assez net et il est soutenu par le pouvoir politique en place.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Sud de l’Ukraine, 11 juin 2022, l'icône de la Mère de Dieu dans une église détruite par les bombardements russes. Photo : Drop of Light pour Shutterstock.
Photo 1 : couverture du livre de Kathy Rousselet, La Sainte Russie contre l’Occident, Salvator, 2022.
Photo 2 : Kronstadt, Russie, 30 juillet 2017, Vladimir Poutine et le patriarche Kirill. Photo : Oleg Kuleshov pour Shutterstock.
Photo 3 : 28 juillet 2013, Le patriarche Kirill et d’autres évêques à Kiev célébrant le baptême de la Rus. Photo : Marina Grigorivna pour Shutterstock.