La Slovaquie à la croisée des chemins. Entretien avec Jacques Rupnik
Il y a trois ans, les Slovaques ont choisi de mettre fin à 14 ans de gouvernement du Parti social-démocrate SMER de Robert Fico (avec une interruption de deux ans entre 2010 et 2012), quel bilan tirez-vous du changement de gouvernement dans le pays ?
Jacques Rupnik : Durant ses premières années au pouvoir à la fin des années 2000, Robert Fico a bénéficié d’une forte croissance économique et il avait évité les dérapages nationalistes et autoritaires qui avaient marqué la Slovaquie de Vladimir Meciar, permettant un arrimage en douceur à la social-démocratie européenne (adhésion à l’internationale socialiste). Le nom du parti de Fico, Smer, signifie « direction » en slovaque, mais Fico n’a jamais précisé quelle était la direction qu’il souhaitait suivre. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’il a ajouté le terme « social-démocrate » à son parti.
L’assassinat du journaliste d’investigation Jan Kuciak et de sa fiancée Martina Kusnirova le 21 février 2018 qui enquêtait d’un peu trop près sur les activités de réseaux criminels dans le détournement de fonds européens a provoqué une crise politique et la chute (provisoire) du gouvernement de Robert Fico, remplacé par son second Peter Pellegrini.
Les élections de 2020 ont permis l’alternance du pouvoir. Les gens ordinaires O(LaNO) ont remporté le scrutin, son dirigeant Igor Matovic faisant campagne sur un seul thème : la lutte contre la corruption. Le dégagisme a permis de gagner les élections mais pas de gouverner de manière cohérente comme on l’a vu pendant la pandémie de la Covid (un avion a été affrété pour rapporter des vaccins Sputnik de Russie et autres improvisations du genre).
La coalition entre deux partis populistes des Gens ordinaires et de Nous sommes une famille (SME Rodina) représentait vraiment le degré zéro de la politique, une sorte d’antipolitique. Finalement, entre incompétence et improvisations, la coalition et même le parti au pouvoir se sont divisés et Igor Matovic a démissionné de son poste de Premier ministre, remplacé par son ministre des Finances Eduard Heger (dont il a pris le ministère) qui a été victime d’un vote de défiance au parlement et qui a dirigé durant deux mois (avril-mai 2023) un gouvernement de transition avant d’être remplacé par une coalition conduite par Ludovit Odor qui qui expédie les affaires courantes jusqu’au 30 septembre.
Le paysage politique slovaque est fragmenté et le pays est divisé par la question sociale (l’inflation touchant surtout les couches populaires et par la guerre en Ukraine.
Peut-on réellement envisager une coalition sociaux-démocrates-extrême droite à la tête de la Slovaquie à l’issue du scrutin de septembre prochain ?
Jacques Rupnik : C’est tout à fait possible mais loin d’être acquis. Le populisme nationaliste et une prise de distance à l’égard du soutien à l’Ukraine pourraient constituer les fondements d’une telle coalition. Smer va probablement gagner les élections législatives avec plus de 20% des suffrages mais il lui faudra trouver des partenaires de coalition. Je vois deux possibilités pour lui pour former un gouvernement. Première option : s’allier avec l’extrême droite et le parti qui représente la minorité hongroise si celui-ci obtient les 5% nécessaires pour entrer au parlement. Fico s’est récemment rapproché d’Orban et ce dernier exerce une influence importante sur l’orientation politique du parti hongrois.
Ce scénario est toutefois loin d’être sûr et Smer dépend aussi du comportement de la formation Hlas-SD (la Voix-Social-démocratie) qui a été créée après une scission de Smer par Peter Pellegrini (devenu brièvement Premier ministre après la démission de Fico à la fin de l’année 2019). Les électorats de deux partis sont très proches mais les relations entre leurs deux dirigeants sont exécrables. D’où une autre option : une coalition de Hlas-SD de Pellegrini avec le principal rival de SMER, Progresivne Slovensko (Slovaquie progressiste), parti libéral dirigé par Martin Simecka, député européen et proche de la présidente Zuzana Caputova. Slovaquie progressiste était crédité de 15% à 18% des suffrages à la fin du mois d’août et il pourrait représenter une alternative modérée et pro-européenne à Smer. Tout dépendra des petits partis qui seront capables de franchir le seuil des 5% des voix et qui pourront devenir des partenaires de coalition.
Un sondage réalisé par l’institut SANEP fin août créditait le Smer de 20% des voix (en baisse) et 16% à Slovaquie progressiste (en hausse) et 15% à Hlas-SD.
Robert Fico s’oppose au soutien de Bratislava à l’Ukraine et adopte une attitude pro-russe. Quel écho a celle-ci au sein de la population ?
Jacques Rupnik : Fico se démarque du gouvernement actuel et du parti Slovaquie progressiste sur le soutien à l’Ukraine, une position qui lui permet d’obtenir un soutien important, cette opinion étant probablement majoritaire au sein de la population. Faible sympathie pour l’Ukraine, crainte de voir les fonds européens aller vers un pays voisin plutôt qu’en Slovaquie qui doit subir les conséquences de la guerre, tout cela aliment un vieux fond de russophilie … "Une partie de la société est prête à voter pour des partis qui ouvertement méprisent la démocratie et se réclament de la Russie qui a agressé l'Ukraine. Il n'y a pas d'Etat au sein de l'Union européenne (à l'exception sans doute de la Bulgarie) où le régime de Poutine serait aussi populaire. Dans le dernier sondage une majorité (certes, courte) de Slovaque est contre l'aide militaire à l'Ukraine", écrit dans l'hebdomadaire Respekt du 15 août 2023 Milan Simecka, journaliste et père du dirigeant de Slovaquie progressiste.
Une enquête d’opinion révèle un contraste très tchéco-slovaque sur le soutien à l’Ukraine. 70% des Tchèques considèrent la Russie comme une menace pour 50% des Slovaques. De même, 36% de ces derniers voient les Etats-Unis comme une menace pour 21,5% des Tchèques1.
La Slovaquie va-t-elle rejoindre les démocraties illibérales que sont la Hongrie et la Pologne (qui vote elle aussi cet automne) ?
Jacques Rupnik : Si Fico l’emporte (ce qui est très probable) et s’il réussit à constituer une coalition gouvernementale (ce qui l’est moins), la Slovaquie pourrait se rapprocher de la Hongrie sur la question ukrainienne et fragiliser encore un peu plus la solidarité occidentale face à la Russie. Le pays pourrait en effet aussi évoluer sur le plan interne vers un régime « illibéral » qui le rapprocherait de la Pologne et de la Hongrie. La République tchèque resterait alors une exception dans ce paysage mais la Slovaquie évoluerait, quelques mois avant les prochaines élections européennes, vers une recomposition eurosceptique qui ne constitue plus l’apanage de l’Europe centrale.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Robert Fico en 2017. Crédit photo Alexandros Michailidis pour Shutterstock.
Photo 1 : Parlement slovaque(2022). Crédit photo NGCHIYUI pour Shutterstock.
Photo 2 : Photographie du journaliste assassiné Jan Kuciak et de sa fiancée devant le bâtiment où siège le gouvernement à Bratislava (mars 2018). Crédit photo Rosalicka pour Shutterstock.
- 1. « Cesko a Slovensko ve vztahu k Ukrajine : dva svety » (Tchéquie et Slovaquie par rapport à l’Ukraine : deux mondes »), Denik N, 31 octobre 2022.