Le difficile apprentissage de la sécurité globale
La crise du coronavirus nous place d’emblée devant une série de contradictions brutales dont la résolution, incertaine pour le moment, annonce probablement des années d’atermoiement et de paralysie du jeu international. La première d’entre ces contradictions a trait au positionnement des vieilles puissances, aujourd’hui davantage affectées par la pandémie que ne le sont les pays en développement : cet ancien monde de la puissance et de la modernité découvre, soudainement et dans la peur, la tragédie du « risque global », un phénomène pourtant entré depuis longtemps dans la banalité des chroniques internationales mais qu’on avait tendance à négliger ou à traiter avec indifférence et distance. Il faut rappeler, à ce propos, que la faim dans le monde affecte, de façon sévère ou modérée, 825 millions d’humains et en tue chaque année 9 millions. Il convient aussi de garder en tête qu’une maladie parasitaire, le paludisme, touche de nos jours, comme depuis un certain temps, 220 millions de personnes entraînant annuellement dans la mort plus de 450 000 d’entre elles, sans compter l’irréversibilité des dégâts physiques et intellectuels dont bien d’autres, notamment les plus jeunes, sont victimes. Ajoutons les risques environnementaux, plus ou moins conscients, qui animent les rhétoriques tout en ne pesant encore que très marginalement sur les politiques publiques.
En fait, deuxième contradiction majeure, les transformations du monde ont complétement bouleversé notre grammaire de la sécurité, donc la nature même du jeu international, alors que les dirigeants de la planète n’ont pas voulu le voir : dès 1994, le PNUD nous avait pourtant avertis, affirmant, dans son Rapport mondial sur le développement humain, que nous étions passés d’une insécurité militaire à une insécurité principalement humaine qui enjoignait aux Etats de délivrer l’homme et la femme d’une peur générée par des paramètres déterminants de leur survie : alimentaire, environnemental, sanitaire, économique, individuel (les menaces sur les libertés essentielles), culturel, économique et politique. Le rapport et ses thèses ont été ignorés, sauf par quelques rares Etats, à l’instar du Canada, ou de quelques pays scandinaves…Bien plus : Qui, aujourd’hui, dans le feu de la crise sanitaire, évoque le mot même de sécurité humaine ? La cécité se mêle à l’obsession pour reconstruire perpétuellement la sécurité en ces termes exclusivement militaires qui font notre histoire longue et notre mémoire westphalienne…
La réflexion amorcée depuis quelques années a certes permis de progresser quelque peu dans la découverte de cette mutation qui, aujourd’hui, devient centrale : la substitution d’une sécurité globale à la vieille sécurité nationale qui est à la base de tout ce qui a été construit et pensé en termes de vie politique nationale et internationale. Cette – légère – prise de conscience a été amorcée, graduellement, depuis une cinquantaine d’années, dans le secteur de l‘environnement, et plus précisément du changement climatique. Cette lente maturation tient au fait que le risque écologique touche de plus en plus le monde développé alors que les autres concernent surtout le Sud. On commence à comprendre que désormais la vraie menace ne vise plus spécifiquement un territoire national, qu’elle n’est pas le fait d’un ennemi-stratège, ni ne mobilise une armée cherchant l’invasion ou le « terrassement » de l’autre. L’insécurité globale tient à une vulnérabilité nouvelle, issue, non de l’ambition du rival, mais de la mécanique du monde : le Covid-19 s’apparente à cette logique qui commence aujourd’hui à faire sens dans l’esprit de chacun, touché dans son corps, de façon on ne peut plus individualisée. Pourtant, la mutation reste rhétorique et nous place au cœur de la contradiction suivante : si on devine la pertinence de cette nouvelle conception de la sécurité, aucune de nos institutions, nationale ou internationale, n’est faite ni surtout repensée pour la traiter. Tout notre tissu institutionnel est composé en fonction d’une syntaxe nationale de la sécurité. Au-delà d’une OMS moquée et privée de moyens, d’institutions multilatérales tétanisées, la réponse reste pensée en termes nationaux, suggérant dramatiquement que l’addition de 193 politiques sanitaires conçues dans l’urgence ne permettrait en rien de progresser, bien au contraire. Pire encore, on pratique la surenchère en se livrant à un inquiétant processus de renationalisation des performances, cruellement visible à travers la guerre des chiffres et des statistiques, la guerre des masques, celle des tests et désormais des vaccins : autant de piteuses batailles de la Marne qui devraient désigner un vainqueur, mais aussi des ennemis, dont la Chine est l’incarnation providentielle.
Nouvelle contradiction : alors que le mal est global, on le nationalise et on le « souverainise », rétablissant les frontières qui devraient tout arrêter, à l’instar de celles qui avaient jadis stoppé net le nuage de Tchernobyl. Au Conseil de sécurité des Nations unies, les cinq membres permanents (P5) ont exécuté un hymne à la souveraineté, dès le début du mois de mars, bloquant toute perspective d’adoption d’une résolution robuste sur le coronavirus. Ils ont ainsi confirmé une vieille tradition du Conseil, répugnant à élargir le domaine de la sécurité aux questions humaines, et notamment sanitaires. Les précédents ont été rares : deux, timides, sur le SIDA, et deux autres, tout aussi imprécis, sur Ebola. Depuis le XIXe siècle et la création de l’Office international de l’hygiène public, lointain ancêtre de l’OMS, le droit international répugne à s’emparer des questions de santé : celle-ci touche trop à l’intimité des Etats, à leur population, à leur économie, à leur système d’éducation, à leur(s)religion(s)… Cependant, ce traitement obstinément souverain d’un risque global relève autant de l’erreur de diagnostic que de la contre-indication : il dénature en fait la sécurité pour la faire régresser jusqu’à la réincarner modestement dans l’idée de résilience nationale. Il n’est plus question d’écarter une menace mais simplement de « tenir le choc » : formule de faible intensité qui risque de présager d’un état durable des nouvelles relations internationales, où victoire est remplacée par résistance et solution par palliatif. Si on regarde bien, ce nouveau modèle couvre tout autant les autres questions-clés liées à la mondialisation (environnement, commerce, violence…).
Voici qui nous conduit à la contradiction suivante. Dans cet effort de résilience, l’appel à l’Etat se fait pressant, la demande de protection est réhabilitée : face aux monstres froids du néo-libéralisme, l’Etat-providence revient à la mode, tandis qu’en même temps, on voit sourdre la conviction, encore mal formulée, que l’Etat ne peut pas tout faire, que le territorial est dépourvu de moyens face au global, que le rayon national n’a pas l’envergure nécessaire pour faire face à une menace par nature inclusive et englobante. En bref, on veut plus d’Etat alors qu’on a conscience qu’il nous faut désormais réduire sa souveraineté dans l’administration du remède… On remarque, dans la même perspective, qu’il n’existe pas d’Europe de la santé, ni d’OMS capable de réguler. En fait, 2020 prolonge 2019, ce temps des cortèges et des mouvements sociaux qui, de Santiago à Paris et de Beyrouth à Port-au-Prince, demandaient plus de social sans savoir précisément à qui s’adresser !
Cette impasse se manifeste par une production rhétorique qui apporte, à son tour, sa propre contradiction. Aujourd’hui comme hier, en 2019, la mondialisation est stigmatisée autant que plébiscitée. Porteuse de tous les maux, et notamment du coronavirus, elle devient en même temps la cible des accusations et le nouveau guichet de toutes les attentes. Télétravail et communication simultanée ont sauvé, en temps de confinement, ce qui restait d’activités économiques possibles, tandis que, de l’invention du vaccin aux politiques de prévention, on s’ingénie à resserrer les maillons nationaux d’une protection encore largement fictive. Faute de savoir le faire, on simplifie à l’extrême : on confond allégrement la mondialisation comme processus technologique, irréversible dans sa progression, irréductible aux naïvetés de la « démondialisation », et la mondialisation comme mode de construction que certains s’entêtent à n’envisager que d’une seule façon, celle d’un néo-libéralisme hérité de l’école de Chicago et d’un scientisme économique qui lui refuse « toute forme alternative »… En fait perce un besoin d’accompagnement social de la mondialisation que beaucoup préfèrent, face à cette confusion, expédier tout de suite dans la sphère des utopies.
C’est ici que réside la dernière contradiction. Le monde a évidemment besoin de son new deal, régissant enfin la sécurité globale, maîtrisant la mondialisation, réformant et élargissant le multilatéralisme, réinventant les données de la construction régionale, posant les bases d’une gouvernance globale, sur les plans sanitaire, environnemental, alimentaire, économique. Mais qui pourrait en être l’entrepreneur ? La peur, l’urgence, le besoin ont été sources d’innovations dans bien des domaines. Qu’en est-il sur le plan international ? Le réflexe a fonctionné, en 1815, avec l’invention du Concert européen, en 1919, avec celle de la SDN, en 1945, avec la création des Nations unies, mais, à chaque fois, l’entrepreneur, Metternich, Wilson ou Roosevelt, avait préservé l’écrin souverainiste : peut-être insuffisamment pour le deuxième d’entre eux, ce qui l’a conduit partiellement à l’échec. Qu’en est-il quand l’ingénierie commande une réduction des souverainetés ? Peut-on aujourd’hui trouver un entrepreneur investi d’une telle charge ? Y en a-t-il un parmi les dirigeants actuels ? Un tel investissement international est-il perçu comme suffisamment rémunérateur par ceux qui ont le regard braqué sur leurs échéances nationales ? Le capital de confiance dont ils jouissent au sein de l’opinion publique, de nos jours faible ou contrarié par des arithmétiques parlementaires complexes, est-il encore suffisant pour être crédible ? Et si tel était le cas, ne susciterait-il pas, contre lui, une invincible coalition de tous les princes nationalistes, si nombreux à peupler la planète ? La contradiction n’est-elle pas insoluble et ne pousse-t-elle pas chacun à préférer, dans ces conditions, un statu quo institutionnel de moindre coût, celui-là même qui ne cesse de se perpétuer depuis 1945 et qui, à la manière d’un cercle vicieux, nourrit les populismes et réactive une concurrence interétatique qui s’entête à aller à contresens de l’histoire ?
Telle est probablement la tendance pour les années qui viennent, à la manière des fins de cycles, perceptibles au XVIIIe siècle quand s’essoufflait l’absolutisme, ou pendant les années 1930, quand la compétition interétatique livrait ses dernières énergies… Deux pistes plus positives méritent cependant d’être énoncées, qui nuancent ce pronostic. La première touche l’opinion publique internationale : jamais l’espace public international n’a été aussi présent et réactif. La crise sanitaire a touché chaque individu, ou presque, dans sa chair, instillant une peur concrète et personnalisée. Jamais donc une composante de la sécurité collective n’a été à ce point expérimentée : même le risque climatique reste abstrait pour une grande majorité de la population qui n’a jamais eu à en pâtir directement ou qui, du moins, le croit. Le risque sanitaire a suscité, pour sa part, des attentes pressantes de la part de l’opinion publique, inévitablement relayées, à terme, sur le marché politique, enclenchant prises en charge, propositions, efforts programmatiques, intégration de ce problème dans l’ordinaire du marché politique. Cette histoire nouvelle ne peut pas se refermer et va susciter bien des vocations parmi les entrepreneurs politiques.
La seconde piste a plus de visibilité : si, pour le moment, la crise sanitaire épargne la souveraineté et parfois même la relance malicieusement, elle a, de fait, considérablement malmené la puissance, cette reine d’hier. Par une ironie des hasards ou de mystérieuses nécessités, les Etats les plus puissants ont été plus atteints que les autres. Etrangement, les pays du P5 paient plus cher que les autres le prix de cette crise… Le Sud et beaucoup d’émergents semblent, pour le moment, en marge de la pandémie. Plus encore, l’arrogance n’a pas porté ses fruits : ceux des Etats qui ont abordé la crise par bravade, à l’instar des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne ou du Brésil, ont été durement frappés. Ce lien entre puissance et échec reste à construire et ne le sera peut-être jamais. Pourtant, l’image restera et la perception fera à terme son œuvre, affichant la vulnérabilité des plus riches et des plus forts. Nul n’a été épargné : si la Chine a fait preuve de réactivité et d’une bonne capacité à affronter la crise, elle a montré aussi, au-delà des incertitudes statistiques, que son modèle de développement n’avait peut-être pas la solidité qu’on lui prêtait et qu’il laissait échapper des signes de fragilité sur le plan de l’hygiène publique. De même, aucune des puissances du P5 n’a su faire sienne l’audace des propositions de réforme, se réfugiant dans le service multilatéral minimum, voire le dénonçant de manière tonitruante, à la manière de Donald Trump. La Chine qui se veut porteuse du nouveau multilatéralisme a bloqué, de manière connivente, les délibérations du Conseil de Sécurité sur le sujet, alors qu’elle présidait l’instance en mars 2020. Aucun des ressorts classiques de puissance, militaire, économique, technologique, pas même le soft power, n’a démontré son efficacité face à ce défi…
Au bout du compte, cette faillite laissera des traces et des images dans les consciences, face aux certitudes d’hier et aux défis de demain. Dans ces conditions, une politique de puissance reste-t-elle aussi séduisante que jadis ? Bien au-delà, on voit poindre une tentation inédite, une invitation nouvelle à revoir son positionnement international de manière à être plus efficace demain. Pour jouer un rôle normatif plus pertinent dans la construction, devenue nécessaire, d’une gouvernance globale de la santé mondiale, comme des autres sécurités humaines, n’y a-t-il pas de nouvelles places à prendre ? Au-delà de la « ligne bleue des Vosges » d’avant-hier et du regime change d’hier ? Se profile ainsi un nouveau visage de la puissance, gagnant galons et crédibilité en s’activant pour inventer de nouvelles normes, pour arbitrer entre des politiques publiques inévitablement amenées à se coordonner, pour concevoir une solidarité utile, avant même d’être éthique, et pour monter une assistance globale dans les pays où la fragilité de l’équipement sanitaire est préoccupante. C’était jadis l’ambition de nouvelles puissances moyennes, trop petites pour gagner sur les champs de bataille et trop grandes pour ne rien faire, mêlant le Canada de Lloyd Axworthy, le Japon, certains pays scandinaves : on retrouve aujourd’hui en partie les mêmes, enrichis de certains anciens émergents ou de nouveaux Etats du Sud…
On perçoit mieux maintenant que, sans ces initiatives, les frustrations engendrées devant la détérioration de la sécurité humaine tourneront mécaniquement à la violence, et donc à de nouvelles pertes collectives. Cette équation dramatique, propre à une mondialisation non contrôlée, apparaît clairement dans la séquence d’aujourd’hui : sa prise de conscience est, pour le moment, la seule bonne nouvelle.