Le monde en 2030 – L’Inde une superpuissance ethno-religieuse ?
Luc de Barochez, avec la contribution de Christophe Jaffrelot
ÉPISODE 4. Tous les regards sont tournés vers la Chine, mais, petit à petit, l’Inde devient un géant incontournable. En partenariat avec Sciences Po Ceri.
Dans la décennie qui vient, l’Inde deviendra le pays le plus peuplé du monde, devant la Chine. À la faveur d’une rapide croissance ces dernières années, elle est devenue la troisième économie de la planète en termes de parité de pouvoir d’achat. Son système politique est fondé, depuis l’indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne en 1947, sur la démocratie multipartite. Elle a la bombe atomique et de grandes ambitions spatiales. L’Inde, à première vue, a beaucoup d’atouts pour devenir, d’ici une génération, une superpuissance mondiale.
Et pourtant, les nuages s’accumulent à l’horizon. Loin d’apporter les « dividendes démographiques » promis, l’augmentation de la population (15 millions d’habitants en plus chaque année) se traduit par une progression rapide du chômage, surtout parmi les jeunes. Le nombre de jeunes Indiens de 15 à 25 ans ni en emploi, ni en formation, ni en recherche d’emploi a triplé depuis dix ans, pour atteindre environ 100 millions de personnes. C’est considérable.
Vers une « démocratie ethnique »
L’Inde est en outre l’un des pays les plus exposés aux ravages du dérèglement climatique. Son agriculture en souffre d’autant plus qu’elle reste un pays rural (62 % de sa population vit hors des villes). Des erreurs commises par les autorités ont aggravé cette fragilité. L’encouragement de la canne à sucre, par exemple, se révèle catastrophique. Inadaptée au climat local fondé sur la mousson, cette culture consomme beaucoup trop d’eau, aggravant le stress hydrique du pays.
Surtout, la démocratie indienne, célébrée comme la plus grande du monde, est en pleine régression. Sous l’impulsion du Premier ministre Narendra Modi, au pouvoir depuis 2014, elle tend à devenir une « démocratie ethnique » où les hindous, majoritaires, seraient fondés à jouer un rôle dominant car considérés comme des citoyens de plein droit en raison de privilèges culturels et historiques. Les minorités, au premier rang desquelles les 180 millions de musulmans, mais aussi les chrétiens, craignent de plus en plus de devenir des citoyens de second rang.
« L’hypothèse d’une démocratie illibérale et d’une démocratie ethnique – les deux vont souvent de pair – est crédible dans les dix ans qui viennent en Inde, sans que celle-ci ait besoin de modifier sa Constitution », explique le politologue Christophe Jaffrelot, spécialiste du sous-continent et directeur de recherche au Ceri Sciences Po-CNRS. « Les minorités deviendraient des citoyens de seconde zone, comme en Israël, où la notion de "démocratie ethnique" a vu le jour, et certaines institutions clés perdraient à ce point leur indépendance qu’elles ne pourraient plus jouer leur rôle de contrepoids face à l’exécutif », analyse-t-il.
Modi, chantre de « l’hindouité »
Dans son dernier livre (L’Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique, Fayard, 2019), Christophe Jaffrelot montre comment Narendra Modi a polarisé la société indienne en jouant du clivage entre la majorité hindoue et la minorité musulmane, ce qui lui a permis de surmonter les oppositions de castes qui surdéterminaient la politique indienne ces dernières décennies. L’adhésion à la thèse de « l’hindouité », la suprématie de la majorité hindoue, « est une tendance lourde, une lame de fond qui s’étend géographiquement, souligne l’expert du Ceri. Des régions qui en étaient exemptes y succombent et des groupes qui étaient épargnés, notamment les basses castes, finissent par s’y mettre ».
Narendra Modi, lui-même issu d’une basse caste, et son parti nationaliste hindou, le Bharatiya Janata Party (BJP), ont remporté les élections générales en 2014 puis ont été réélus, avec une avance écrasante, en 2019. Modi pourrait très bien être encore au pouvoir dans dix ans, car la Constitution lui permet de se représenter autant de fois qu’il le souhaite. Nehru, le premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante, était resté au pouvoir pendant près de dix-sept ans.
Dynastie Nehru-Gandhi
En face, l’opposition est fragile et divisée. Le Parti du Congrès, qui a dirigé l’Inde pendant des décennies, reste la principale alternative. Le Congrès gouverne, seul ou en coalition, presque autant d’États que le BJP de Modi. La figure montante du parti est Priyanka Gandhi, héritière de la dynastie Nehru-Gandhi qui pourrait bien remplacer un jour son frère Rahul, qui n’a pas convaincu à la tête du mouvement. « On a le sentiment qu’elle seule peut prendre la relève, mais son frère va-t-il lui passer la main ? Ils s’entendent bien. Et le parti n’est pas mort, en dépit des coups reçus du BJP », note Christophe Jaffrelot.
Depuis sa réélection en mai 2019, Narendra Modi a accéléré la mise en œuvre de son programme nationaliste. Il a beaucoup réduit l’autonomie dont jouissait le Jammu-et-Cachemire, État septentrional qui est le seul de l’Union à avoir une majorité musulmane. La population y est depuis soumise à un couvre-feu et ses droits ont été largement supprimés, dans une région qui compte parmi les plus militarisées du monde. Pour le politologue du Ceri, « cette démarche justifiée par la lutte antiterroriste risque en fait de radicaliser la jeunesse. On pourrait assister à une recrudescence des attentats, d’autant plus que le Pakistan (qui revendique le Cachemire indien) va chercher à exploiter la situation ».
Guerre culturelle
En raison de ces tensions, la décennie qui s’ouvre sera marquée par une rivalité indo-pakistanaise accrue. Pour la première fois depuis un demi-siècle, l’Inde a frappé le territoire pakistanais en 2019 à la suite d'un attentat en février au Cachemire qui a fait 41 tués parmi les militaires indiens. « On ne peut pas exclure un dérapage, car, avec cette intervention, le gouvernement indien a mis la barre très haut ; si, maintenant, une réplique doit être apportée à une attaque attribuée au Pakistan, pour être significative, il faudra qu’elle soit encore plus forte », indique l’expert.
Les actions contre la minorité musulmane dépassent largement le cadre du Cachemire. Dans l’État oriental de l’Assam, 1,9 million de personnes, dont une majorité de musulmans identifiés comme illégaux, sont menacées d’expulsion vers le Bangladesh, certaines ont été placées en camp de détention. Le même scénario menace de se reproduire dans d’autres États à la suite de l’amendement de la loi sur la citoyenneté (qui empêche les musulmans de demander le statut de réfugié) de décembre 2019 et de la mise en place d’un registre national des citoyens. L’Inde séculariste et multiculturelle est-elle définitivement morte ? « La majorité hindoue semble éprouver un tel sentiment de puissance que refaire une place substantielle aux minorités paraît très compliqué », dit Christophe Jaffrelot.
La guerre culturelle menée par le BJP de Modi est aussi un moyen de détourner les électeurs des préoccupations économiques et sociales grandissantes. Le ralentissement de la croissance, la crise agricole, devenue structurelle, la faiblesse de la classe moyenne (qui représente seulement 10 % de la population), la fragilité de l’industrie, les défaillances du système éducatif, la pauvreté du système de santé, le manque de réformes et la tentation protectionniste ralentissent considérablement le développement du pays.
Une alliance avec la Chine ?
L’Inde autoritaire, xénophobe et violente qu’on voit émerger contredit l’image généralement répandue en Occident d’un pays bienveillant, démocratique et pluraliste. « L’image de l’Inde est abîmée, observe Christophe Jaffrelot, mais, globalement, le multipartisme se maintient, les libertés individuelles ne sont pas autant menacées qu’en Chine et surtout l’Occident semble miser sur l’Inde pour faire contrepoids à la Chine. Du coup, on lui passe beaucoup de choses. »
« Je ne suis pas sûr que ce soit un bon pari, car l’Inde est, elle aussi, dépendante de la Chine », dit-il. Celle-ci est déjà son deuxième partenaire commercial. Les technologies chinoises, bon marché et robustes, intéressent grandement l’Inde. Et les deux puissances pourraient bien partager de plus en plus un antilibéralisme qui les unirait contre l’Occident. Une telle évolution est contradictoire avec l’idée que l’Inde est un allié qui permettra de résister à la Chine et à la Russie. L’Inde, dans la décennie qui vient, risque fort de ne plus être la puissance débonnaire qu’on aime à se représenter.
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