Le quotidien économique dans un Proche-Orient en guerre

10/10/2018

Entretien avec Thierry Boissière et Laura Ruiz de Elvira, coordinateurs du dossier Le quotidien économique dans un Proche-Orient en guerre, Critique internationale, n° 80, juillet-septembre 2018

La principale question qui sous-tend votre démarche et celle de vos auteurs est : « Comment les populations et les différents acteurs sociaux et politiques adaptent-ils leurs pratiques et leurs stratégies économiques quotidiennes dans les contextes marqués par la guerre ? ». Pouvez-vous revenir sur l’originalité de cette problématique d’une économie quotidienne dans la guerre par rapport aux études plus courantes portant sur l’économie de guerre, sur les causes (le temps d’avant) ou sur les conséquences (le temps d’après) des conflits ?

Nous nous inscrivons en effet dans une démarche relativement récente et de plus en plus investie par les sciences sociales, qui consiste à considérer la guerre comme un processus en soi qu’il convient d’étudier, en tenant compte de sa temporalité propre (le temps de la guerre) et de ses aspects les plus banals, les plus pratiques : comment les gens vivent et survivent lorsque la guerre vient s’imposer dans leurs vies ? Comment arrivent-ils à reconstruire un semblant de normalité et de quotidien ? Comment peuvent-ils encore faire société ? Dans cette optique, la question économique apparaît comme une question centrale, dans le sens où elle englobe à la fois ce qui relève des grandes structures et dispositifs de production et d’échange, généralement mis à mal et transformés par le conflit, et les pratiques ordinaires du quotidien, celles par exemple liées à l’économie domestique, à la consommation, au travail, à la mobilisation des ressources, aux pratiques de la survie.

Dans cette démarche, la guerre est considérée, certes, comme un processus destructeur et meurtrier, mais aussi comme un processus productif et créateur. Les populations prises directement ou même à distance dans le conflit n’ont souvent pas d’autre choix que de « faire avec » une situation à la fois dramatique, en rupture avec l’ordinaire d’« avant », mais dans laquelle il est tout de même possible d’inventer de nouvelles pratiques, de mettre en place des dispositifs inédits (comme par exemple l’économie du passage dans la Syrie en guerre décrite par Leïla Vignal ou celle des tunnels entre Gaza et l’Égypte analysée par Taher Labadi) et de développer une économie quotidienne fondée essentiellement sur l’informel, la débrouille, le bricolage, le contournement, même si les pratiques violentes de prédation et de captation sont aussi présentes.
Étudier l’économie dans la guerre, c’est donc aussi prendre en compte la question de l’adaptabilité, de l’adaptation, de la normalisation et de la routinisation des populations et des institutions concernées.

Vous employez, dans votre présentation du dossier, des mots qui rendent compte de cette capacité d’adaptation des populations civiles : survivre, se débrouiller, gérer, s’habituer, s’autonomiser, être résilient. Comment l’« anormalité » d’une guerre civile ou d’un conflit armé, qui se traduit par la perte des repères établis en temps de paix, la destruction des institutions et l’affaiblissement, voire l’effondrement de l’État, peut-elle être « gérée » au point de devenir « normale », et d’aboutir à une réinvention du quotidien ? Pour reprendre le titre de l’état de littérature dressé par Laurent Gayer dans ce même numéro en écho à votre dossier, comment se met en place cette « normalité de l’anormal » ?

La normalisation du quotidien en temps de guerre ne passe pas nécessairement par une habituation aux situations extrêmes générées par le conflit, mais plutôt par une routinisation de certaines pratiques quotidiennes, en particulier celles liées à la sphère domestique, à l’approvisionnement, aux déplacements. Malgré la violence, le danger, les bombardements, parfois les massacres, les fragmentations territoriales, mais aussi l’éloignement, l’exil, la dispersion et la rupture relative d’avec les communautés d’origine, la précarité économique et politique, les individus tentent de reconstruire un semblant de normalité et cette reconstruction passe d’abord par une forme de routinisation dans les gestes, les parcours et les déplacements quotidiens, la consommation et l’approvisionnement, les relations de voisinage, avec les commerçants du quartier par exemple, et tout cela sans qu’il y ait pour autant une véritable habituation. La guerre reste toujours présente au quotidien ou en arrière plan ; elle reste cet événement majeur qui a produit et qui continue à produire et renforcer une rupture entre la vie d’avant et celle du présent, et à laquelle on ne peut s’habituer.

D’un point de vue méthodologique, comment avez-vous procédé et quels ont été les obstacles ou les difficultés auxquels vous et vos auteurs avez été confrontés selon vos terrains, vos disciplines (économie, géographie, science politique et anthropologie), vos modalités d’enquête et vos interlocuteurs (individus, groupes, institutions) ?

Il faut d’abord rappeller que ce dossier est la suite d’un panel qui s’est tenu dans le cadre d’un colloque organisé en octobre 2016 à Beyrouth, à l’American University of Beirut, par l’ERC WAFAW. Notre choix de départ, qui était donc de transformer ce panel en une publication collective, explique l’absence de papiers portant sur d’autres conflits de la région, tout aussi importants, comme celui de l’Irak ou du Yémen, qui sont d’ailleurs relativement peu étudiés. À partir de là, nous avons cherché à développer une réflexion riche et novatrice sur le quotidien économique dans les sociétés prises par la guerre.

Du point de vue empirique, les auteurs de ce dossier ont été confrontés à des difficultés diverses selon leur terrain et son contexte. Nous sommes en effet dans une région, le Proche-Orient, caractérisée depuis longtemps par de fortes tensions sécuritaires et politiques, mais avec des différences importantes d’un lieu à l’autre, notamment en ce qui concerne l’accès et la dangerosité. Enquêter au Liban n’entraîne pas les mêmes difficultés qu’enquêter à Gaza ou sur la Syrie depuis 2011. On passe clairement d’un terrain sensible, le Liban, à un terrain difficile, Gaza et enfin à un terrain encore inaccessible ou difficilement accessible, la Syrie en guerre. Nous avons là finalement autant de contextes correspondant à tout un nuancier d’obstacles et de risques dont le chercheur doit tenir compte, et qui rend nécessaire le choix de la bonne distance d’observation mais aussi d’outils méthodologiques adaptés.

Les auteurs de ce dossier rejoignent ainsi, à travers cette diversité des situations d’enquête, toute une réflexion épistémologique qui se développe depuis plusieurs années dans le cadre de disciplines – l’anthropologie, la sociologie, la science politique, et la géographie – pour lesquelles l’accès au terrain constitue un élément essentiel de leur méthodologie de recherche. D’une présence courte et risquée à une approche de longue durée et plus classique en passant par l’usage d’Internet, des images satellites et des entretiens réalisés en contexte d’exil, les auteurs de notre dossier déploient différentes méthodes d’investigation qui révèlent in fine une réelle diversité des techniques d’accès aux données et des types d’engagement sur des terrains à risques.

Les exemples présentés ici de survie et d’adaptation au quotidien des populations civiles prises dans un présent de la guerre qui souvent s’inscrit dans la durée se situent au Liban, dans la bande de Gaza et en Syrie. D’autres sociétés, qui ne sont pas seulement du Proche ou du Moyen-Orient, sont ou ont été confrontées, selon des durées et des intensités variables, à l’instabilité et à l’incertitude qui découlent des situations de guerres civiles ou de conflits armés. Les analyses que vous et vos auteurs tirez de vos observations s’appliquent-elles à ces autres sociétés ? Et puisqu’il est ici question de bouleversement de l’environnement matériel et social des individus, de déplacements de populations et d’intervention de l’aide humanitaire, peuvent-elles s’appliquer à d’autres situations telles que les catastrophes « naturelles » ou les évolutions induites par le changement climatique ?

Nos analyses sont certes temporellement et géographiquement situées mais elles se nourrissent, d’un point de vue théorique, de toute une littérature sur les conflits et la guerre qui a été élaborée à partir d’autres contextes, par exemple en Afrique ou en Amérique latine. Dans ce sens nous espérons que notre dossier fournira des pistes de réflexion non seulement aux chercheurs travaillant sur les pays du Proche-Orient et du monde arabe connaissant des crises politiques violentes, mais aussi, plus généralement, à tous ceux qui s’intéressent aux processus sociaux observables dans les situations de conflit, quel qu’en soit le lieu.

Quant aux situations issues des catastrophes « naturelles » ou du changement climatique, il nous semble que, bien qu’elles puissent avoir des points en commun avec les conjonctures fluides qui nous intéressent dans ce dossier, à l’instar de l’irruption des acteurs humanitaires internationaux et de la destruction partielle ou totale des infrastructures, l’absence de facteurs clés propres à nos terrains, tels que l’affaiblissement du rôle économique et social des États ou encore la temporalité et l’ampleur des transformations sociales engendrées par le conflit, y rend l’« application » de nos analyses moins aisée.

Il ne s’agit donc pas de tomber dans un exceptionnalisme culturel, religieux ou politique qui verrait dans le Proche-Orient une terre de populations violentes par nature et de conflits (uniquement) sectaires mais, bien au contraire, de tenter de faire « voyager » nos observations dans d’autres régions connaissant ce type de conflits violents.

Entretien réalisé par Catherine Burucoa.

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