Le réseau transnational de Fethullah Gülen au cœur du soft power turc

Bayram Balci

14/01/2014

Dès son arrivée au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP) a bénéficié de l’appui sans faille du mouvement de Fethullah Gülen avec lequel il partage une idéologie islamique modérée et libérale. Les deux parties ont été unies durant la dernière décennie par leur opposition à l’establishment kémaliste et militaire, longtemps omnipotent en Turquie. L’affaiblissement de ce dernier et les évolutions divergentes des deux piliers de cette « coalition » dirigée par Recep Tayyip Erdoğan et Fethullah Gülen ont fait voler en éclat cette alliance fragile et révélé des antagonismes profonds entre le Premier ministre et le chef de la confrérie de Gülen, désormais engagés dans un conflit direct.
Ainsi, la récente décision du gouvernement turc de modifier le statut des dershane (centres de préparation aux concours d’entrée aux lycées et aux universités, gérés pour la plupart par le mouvement de Fethullah Gülen), voire de les interdire, est une réponse aux mandats d’arrêts émis contre des proches du Premier ministre, et notamment contre les fils de trois de ses ministres, par des procureurs notoirement proches de Gülen en décembre dernier. Le Premier ministre veut lutter contre l’influence du mouvement Gülen aussi bien en Turquie qu’à l’étranger. Ce dernier de son côté, qui représente quasiment à lui seul le soft power de la Turquie, s’appuie sur son influence et son puissant réseau transnational, actif dans des domaines aussi variés que l’éducation, les médias, le commerce pour s’opposer au gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan.


Une présence sur les cinq continents

Le mouvement de Fethullah Gülen n’est certes pas le premier dans l’histoire de la Turquie à s’être exporté. Dans les années 1970 et 1980, plusieurs organisations islamiques turques ainsi que des associations alévies et kurdes se sont implantées en Europe, apportant divers services éducatifs, culturels et religieux aux Turcs installés à l’étranger pour les aider à préserver leur identité religieuse et culturelle. Ces organisations ont parfois agi en complément de l’Etat turc, qui de son côté a déployé son propre dispositif d’aide pour maintenir un certain contrôle sur ses communautés expatriées. Elles se sont également parfois retrouvées en compétition avec les autorités. Ces initiatives privées se limitaient aux pays dans lesquels résidaient des Turcs et s’adressaient de manière exclusive aux migrants d’Anatolie, sans réel contact ou interaction avec les autorités des pays dans lesquels ils vivaient.
Le mouvement développé par Fethullah Gülen n’émerge qu’à partir du début des années 1990 mais va rapidement s’imposer comme une force d’influence majeure tant par ses ramifications dans le monde que par l’ampleur des activités proposées aux migrants turcs mais aussi aux communautés hôtes. En surfant sur la vague de la mondialisation, sa stratégie transnationale et multisectorielle permet à Fethullah Gülen et aux siens de s’imposer comme le mouvement socioreligieux le plus influent qu’a connu la Turquie.

En Asie
Après les réformes libérales introduites par Turgut Özal à partir de 1980, les années 1990 et surtout 2000 sont celles du décollage de l’économie turque qui connaît alors un taux de croissance spectaculaire, notamment grâce aux « tigres » anatoliens, ces entreprises dont les dirigeants sont souvent idéologiquement proches du mouvement de Fethullah Gülen. Celui-ci mène une action multisectorielle, qui dépasse largement la sphère religieuse à laquelle les précédentes organisations se cantonnaient.
Les années 1990 sont celles de l’éclatement du bloc soviétique et de l’émergence de peuples turcophones. Ankara voit s’élargir sa sphère d’influence et qui va désormais de la Méditerranée aux confins de la Chine. Ainsi,, l’Asie centrale s’ouvre et devient le premier champ d’expérimentation du mouvement de Fethullah Gülen qui saisit l’opportunité et investit massivement les secteurs de l’éducation et de l’économie mais aussi celui des médias.. Contrairement à ses prédécesseurs, il ambitionne dès le départ de dépasser la seule clientèle turque, expatriée ou locale, pour toucher et intégrer l’ensemble de la société d’accueil, conformément à son discours et à son plan d’action universaliste. Le succès est tout de suite au rendez-vous. La stratégie Gülen fonctionne et s’exporte facilement avec l’aval de la diplomatie turque ; le mouvement prend une dimension transnationale qui n’a depuis cessé de s’affirmer. Depuis 1991, la plus belle réussite des Turcs dans les Républiques turcophones d’Asie centrale revient tout entière ou presque aux efforts et à la clairvoyance de Fethullah Gülen. Aujourd’hui, le mouvement est mondial et présent sur les cinq continents mais c’est toujours en Asie centrale qu’il est le plus implanté et qu’il contribue de la façon la plus importante au soft power de la Turquie.
Le secteur éducatif est de loin celui où la communauté de Gülen a le plus investi. Il gère aujourd’hui une trentaine d’écoles au Kazakhstan, une quinzaine au Kirghizstan et en Azerbaïdjan et une dizaine au Tadjikistan. L’Ouzbékistan comptait plus de quinze établissements jusqu’à leur fermeture complète en 2001 et la détérioration des relations turco-ouzbèkes, notamment après le soutien apporté par Ankara à l’opposition ouzbèke. Au Turkménistan en 2011, seules deux des dix écoles que comptait le pays ont survécu à la décision du gouvernement turkmène de réduire le poids du mouvement et de réformer son système éducatif public. Au-delà des établissements scolaires, le mouvement opère au Kazakhstan, en Azerbaïdjan, au Turkménistan, au Kirghizstan et même en Géorgie où des personnalités issues (ou proches) du mouvement de Fethullah Gülen gèrent des universités privées. Tous reçoivent une aide financière de centaines de PME dont les dirigeants sont, à des degrés divers, proches des idées de Fethullah Gülen.
Durant les premières années de leur implantation en Asie Centrale, ces écoles se livraient à une discrète propagande religieuse, réalisée notamment lors d’activités extra-scolaires mais aujourd’hui leur mission est exclusivement éducative. Elles sont particulièrement appréciées pour la qualité de leur enseignement, qui met l’accent sur l’informatique et les matières scientifiques, enseignées en anglais tandis que les sciences humaines et sociales le sont dans les langues vernaculaires, mais aussi en russe et en turc anatolien. Sélectives, ces écoles attirent les meilleurs élèves, triés sur le volet et souvent issus des couches les plus privilégiées de la population. L’esprit missionnaire et dévoué du corps enseignant et le contexte de crise du système éducatif public consécutive à l’effondrement de l’URSS dans ces pays a permis aux établissements de Gülen de s’imposer rapidement dans chacun de ces pays. La plupart des diplômés de ses lycées intègrent les meilleures universités du pays, et certains obtiennent même des bourses pour aller étudier en Turquie, voire en Europe ou aux Etats-Unis. Parce qu’elles offrent de véritables opportunités et qu’elles proposent un enseignement de qualité, les écoles du mouvement sont appréciées par les personnalités influentes d’Asie centrale qui prêchent leur cause auprès des autorités de leur pays1. Les succès obtenus dans cette partie du monde ont permis une implantation dans d’autres parties de la planète, notamment en Europe occidentale où la communauté de Fethullah Gülen est aujourd’hui le mouvement socioreligieux turc le plus dynamique et le mieux structuré.

En Europe
Dans le domaine éducatif, le mouvement a créé en Europe des centaines d’associations qui proposent des cours de soutien scolaires à des enfants souvent – mais pas exclusivement – issus de l’immigration turque et de milieux sociaux défavorisés. En plus de travailler à l’intégration des populations les plus vulnérables, des entrepreneurs influencés par les idées de Fethullah Gülen ont créé des écoles privées en France, en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas et même en Europe du Nord. Celles-ci dispensent une éducation en conformité avec les normes et les programmes prévus par les autorités nationales.
Les entrepreneurs et commerçants turcs se sont organisés dans de nombreux pays européens pour encourager la coopération économique avec Ankara. Ils ont créé pour ce faire des associations d’entrepreneurs : la FATIAD, en France ; la HOGIAF aux Pays-Bas, etc. On mentionnera également l’implantation de la TUSKON (Confederation of Businessmen and Industrialists of Turkey) qui dispose d’une branche européenne à Bruxelles. Connue pour être l’organisation patronale du mouvement de Gülen, celle-ci est moins influente que la TÜSIAD qui représente le patronat laïc, mais son activisme mérite d’être signalé. La TUSKON soutient les petites associations d’entrepreneurs turcs en Europe, qui organisent régulièrement rencontres, forums et voyages en Turquie et jouent ainsi un rôle de facilitateur des investissements entre l’Europe et la Turquie.
Enfin, les centres de dialogue interreligieux œuvrent également à la promotion de la Turquie et des idées de Fethullah Gülen. En France, la Plateforme de Paris organise régulièrement conférences et débats avec des personnalités universitaires, religieuses, politiques. Des organisations similaires existent en Allemagne et en Belgique. Des soirées de rupture de jeûne (iftar) pendant le ramadan et des dîners permettent aux Européens de rencontrer des Turcs et de tisser des liens avec eux. Enfin, l’université de Louvain a créé en 2010 une chaire Fethullah Gülen pour promouvoir les idées du responsable religieux.
Le mouvement de Gülen est sans conteste très actif dans la diffusion de la culture turque. Une visite dans un centre urbain européen regroupant de nombreuses personnes originaires de Turquie suffit pour s’en convaincre. Si les mouvements de Süleyman Tunahan ou du Milli Görüs, deux courant religieux influents en Turquie et dans la migration turque, sont centrés sur l’islam, gèrent des mosquées et fournissent des services religieux aux seuls migrants turcs, la communauté de Gülen n’affiche quant à elle que très discrètement son identité musulmane. Elle préfère s’investir dans la gestion des écoles et des centres culturels et, surtout, s’adresse à un public qui va au-delà des seuls Turcs : ses établissements sont en effet ouverts à tous, ce qui favorise l’interaction entre les populations autochtones et les Turcs et l’intégration de ces derniers dans les pays d’Europe. Le mouvement Gülen aide les Turcs à réussir dans leur société d’accueil et à rester fidèles à leurs racines. En d’autres termes, le succès du mouvement de Fethullah Gülen provient autant de la réussite de ses élèves et de la satisfaction de leurs parents que du prestige et de la bienveillance dont il bénéficie auprès des autorités locales et politiques pour le travail d’intégration et le rôle de médiateur social qu’il assume.

Aux Etats-Unis
Aux Etats-Unis, la présence et l’activisme du mouvement de Fetullah Gülen prend de nombreuses formes et est importante du fait du très grand nombre d’établissements gülenistes, mais aussi et surtout de la présence du maître lui-même, qui vit en Pennsylvanie depuis son arrivé en 1999 (officiellement pour des raisons de santé mais également par désir de s’éloigner de la Turquie de l’époque où le climat politique était peu favorable aux mouvements religieux autonomes)). Malgré ses succès et sa popularité, il n’est jamais retourné dans son pays natal où pourtant il reste très présent. D’ailleurs, depuis le 17 décembre 2013, la politique turque est dominée par sa rivalité avec le Premier ministre. Le choix par Fetullah Gülen des Etats-Unis comme pays d’exil s’explique par la présence de nombre de ses disciples dans cette partie du monde depuis la fin des années 1980 ainsi que par les opportunités que peut offrir Washington Contrairement à ce qu’affirment la gauche et certains kémalistes turcs, Fetullah Gülen n’a pas été commandité par les Etats-Unis pour promouvoir un islam modéré dans le monde, même si on a pu observer que son discours a été apprécié par de nombreux cercles académiques et intellectuels américains, notamment au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.
Le mouvement de Fethullah Gülen est présent dans le pays par le biais de centaines d’associations culturelles et éducatives turco-américaines qui organisent régulièrement des événements culturels et des conférences sur la Turquie ou les relations turco-américaines. Elles sont rassemblées au sein d’une fédération, la Turkic American Alliance, dont le siège se trouve au cœur de Washington DC et qui développe ses activités dans les républiques de langue turque. Le 11 décembre 2013, une convention Etats-Unis-Kazakhstan a été organisée en partenariat avec l’ambassade du Kazakhstan. Bien que de création récente – elle a vu le jour en 2010 –, la Turkic American Alliance est bien plus active et plus visible que l’Assembly of Turkish American Associations, fondée par les premiers expatriés turcs et considérée comme plus laïque. L’organisation patronale TUSKON dispose également d’un bureau de représentation à Washington DC ; elle organise des forums et offre ses services aux entrepreneurs turcs et américains pour les aider à travailler ensemble.
Dans le domaine des idées, on ne saurait oublier le rôle de la fondation Rumi Forum, de Rethink Institute et du Fethullah Gülen Institute de l’université de Houston. La première organise très régulièrement des conférences et débats sur des sujets religieux, politiques ou culturels. Une fois par an, en collaboration avec d’autres organisations affiliées au mouvement, ce centre dédié initialement à la promotion du dialogue interreligieux organise un grand colloque sur les idées de Fethullah Gülen. Ces conférences sont très souvent préparées avec l’université de Georgetown, vieille institution jésuite où Fethullah Gülen dispose depuis toujours d’importants soutiens, notamment de la part d’universitaires comme John Voll, John Esposito ou le père Thomas Michel. Le Rethink Institute fonctionne quant à lui comme un think tank. De création récente, il a déjà organisé plusieurs conférences sur des sujets majeurs pour la Turquie tels que la question kurde et le conflit en Syrie. Si l’AKP dispose d’un instrument d’influence comparable au Rethink Institute à Washington DC : le SETAT DC, aucune organisation turque ne peut rivaliser avec le mouvement de Fethullah Gülen en termes d’influence et d’implantation intellectuelle.
Parmi toutes les institutions émanant ou s’inspirant des idées de Fethullah Gülen, les charter schools gülenistes sont celles qui suscitent le plus d’interrogations. On en dénombre près de cent quarante ; la majorité d’entre elles se trouvent au Texas. Leur appartenance au mouvement de Gülen soulève des questions et mérite une explication. En effet, ces écoles publiques en grande difficulté ont été confiées – certains disent « vendues » – à des opérateurs privés (entreprises, associations, églises). La nature religieuse et culturelle du mouvement de Fethullah Gülen échappe complètement aux parents des petits Américains qui les fréquentent. Les entreprises turques qui les gèrent insistent d’ailleurs sur le fait qu’il n’y a pas lieu de parler de charter schools « gülenistes », puisque, selon leurs responsables, les enseignants n’affichent pas leurs convictions religieuses et remplissent leur mission de service public en toute neutralité. Ces sociétés éducatives privées ne possèdent visiblement pas de lien organique avec Fethullah Gülen même si cela reste difficile à déterminer tant la structure du mouvement reste opaque. Ce manque de transparence a conduit le FBI à enquêter à plusieurs reprises sur le fonctionnement de ces écoles, notamment sur le recrutement exclusif d’enseignants en provenance de Turquie. Les accusations de malversations et d’irrégularités dans les demandes de visas faites pour les enseignants turcs se sont toutefois révélées infondées.

En Afrique
Enfin, après l’Europe et les Etats-Unis, le mouvement de Fethullah Gülen a, ces dix dernières années, investi l’Afrique. L’intérêt de la Turquie pour ce continent est un fait nouveau. Absent de la partie subsaharienne, l’Empire ottoman fut, un temps, influent en Afrique du Nord. La République turque néglige le continent noir. En 1998 cependant, le gouvernent de Mesut Yılmaz inaugure une nouvelle politique africaine, qui ne verra vraiment le jour qu’avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Entre 2002 et 2013, le nombre d’ambassades turques en Afrique passe de dix-neuf à trente-quatre. La compagnie Turkish Airlines ouvre plusieurs nouvelles destinations sur l’ensemble du continent. Le gouvernement invite en Turquie les dirigeants de nombreux pays africains afin de renforcer les échanges économiques.
Les disciples de Fethullah Gülen ont été les précurseurs de cette offensive turque sur Afrique. En effet, ceux-ci y avaient ouvert leurs premières écoles bien avant 1998. L’implantation et les succès du mouvement sur le continent noir ont donné l’impulsion nécessaire à Ankara qui a voulu suivre son exemple. Aujourd’hui, les associations gülenistes gèrent près de quarante lycées et écoles dans des pays francophones et anglophones d’Afrique qui accueillent des populations musulmanes et chrétiennes. Comme partout ailleurs, les écoles gülenistes misent sur l’excellence, un enseignement laïque et moderne, l’apprentissage des langues étrangères et des sciences. Les élites nationales comme les parents apprécient beaucoup l’enseignent ouvert à l’international qui y est dispensé. Le mouvement a également ouvert une université au Kenya.
Il s’est massivement investi dans l’aide humanitaire, notamment en Somalie, pays qui occupe une place essentielle dans la politique africaine de la Turquie, mais également au Niger ou en Afrique du Sud. L’organisation humanitaire Kimse Yokmu, affiliée au mouvement de Gülen, est active dans plusieurs pays africains. De nombreuses associations d’hommes d’affaires gülenistes, qui ont parrainé les premiers lycées turcs en Afrique, font régulièrement le voyage entre la Turquie et l’Afrique pour faciliter les échanges économiques entre Ankara et le continent noir.
La présence dynamique et multiforme du mouvement de Fethullah Gülen en Asie centrale, en Europe, aux Etats-Unis et en Afrique profite à la Turquie tout entière qu’elle rend visible sur la scène internationale. L’Asie centrale demeure une zone vitale pour Ankara même si celui-ci n’a pas réussi à créer, avec les pays de la région, le bloc turcophone dont il rêvait au lendemain de la chute de l’URSS. L’activisme et le lobbying pratiqués aux Etats-Unis assure au mouvement un levier politique indispensable à la Turquie ; l’Europe, qui continue de bouder le souhait d’Ankara de rejoindre les Vingt-huit, n’en demeure pas moins un voisin et un partenaire essentiel où l’influence de Gülen est importante. Quant à l’Afrique, elle offre à la Turquie de nouvelles opportunités économiques et de précieuses voix alliées aux Nations unies. En 2008, la quasi-majorité des pays africains avaient ainsi voté en faveur de la candidature turque au poste de membre non permanent du Conseil de sécurité pour la période de 2009-2010.

Quel avenir pour le mouvement de Fethullah Gülen ?

Le mouvement de Gülen accompagne et renforce l’influence et le rayonnement de la Turquie. Son efficacité réside dans son adaptabilité aux exigences et aux attentes des différents pays. Les références à la religion et le lien avec la Turquie varient selon les sensibilités, la conjoncture, le degré d’ouverture des pays.
En Asie centrale, le mouvement de Fethullah Gülen a diffusé le turc anatolien grâce à son réseau d’écoles et de médias jusque dans les régions les plus reculées. Les écoles de Gülen regroupent de jeunes enfants, vivant en internat et donc très encadrés par leurs professeurs et tuteurs turcs. En 2007, le gouvernement d’Erdogan a créé des centres culturels turcs (Yunus Emre) sur le modèle des Goethe Instituten, British Councils ou Instituts Cervantès. Ankara a également ouvert deux universités (à Bichkek et Almaty) et une poignée d’écoles secondaires, mais ces établissements sont loin d’avoir l’influence des écoles de Gülen.
La diffusion de la langue et de la culture turques explique le succès du mouvement Gülen en Turquie et le respect dont il jouit dans le pays. Contrairement à l’anglais ou même à l’arabe, le turc n’est pas une langue  parlée par de nombreuses personnes dans le monde. Elle est pourtant en passe de devenir une langue véhiculaire au sein d’une partie de l’élite. Nous avons ainsi pu voir des Turcs d’une cinquantaine d’années, laïcs et plutôt hostiles à Fethullah Gülen, pleurer d’émotion en entendant de jeunes Kirghizes interpréter des chansons de leur jeunesse. Le mouvement organise également chaque année en Turquie des olympiades de langue turque, dans lesquelles concourent des élèves des écoles de Gülen du monde entier. Médiatisées à outrance, ces rencontres renforcent dans le pays l’image positive du mouvement auprès de l’opinion et de la classe politique.
En raison de son approche multisectorielle et transnationale, le mouvement de Fethullah Gülen jouit d’un pouvoir d’influence, voire d’intelligence économique, précieux pour la Turquie. En 1990, alors que les Turcs se découvrent des frères centrasiatiques, les hommes d’affaires du mouvement de Fethullah Gülen sont déjà installés dans la région où ils ont développé un réseau de PME mixtes (turco-kazakhs ou turco-kirghizes, etc.) Les liens économiques tissés entre l’Anatolie et les différentes régions du monde par le mouvement ont encouragé la Turquie à s’ouvrir à l’étranger. Très régulièrement, des hommes d’affaires de tous les pays du monde sont invités en Turquie pour y rencontrer des partenaires et signer des contrats. Inversement, quand des entreprises turques veulent investir dans des régions isolées, d’Asie ou d’Afrique, les écoles et les entreprises gülenistes déjà implantées sur ces continents leur offrent conseils et réseaux.
Par ailleurs, le nombre d’étudiants formés dans les écoles de Fethullah Gülen inscrits dans les universités turques, mais aussi américaines, n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui. Leur accession au sortir de l’université à des postes influents au sein d’institutions diplomatiques ou internationales en Europe ou aux Etats-Unis témoigne de la réussite du programme éducatif du mouvement.
La nature religieuse du mouvement n’apparaît pas dans les pays d’accueil. Défenseur d’un islam modéré, Gülen n’a jamais cherché à ériger de mosquée, à ouvrir une madrasa ou à diffuser sa foi dans le monde de manière ostentatoire. Plus que le discours religieux, ce qui intéresse le mouvement c’est d’être influent, d’où la stratégie de séduction des élites partout il est présent, sans prendre position sur les sujets qui divisent. Le mouvement n’a pas pris positions dans les débats sur le voile ou la place de l’islam dans les sociétés européennes. Les différentes associations gülenistes présentes en Occident cherchent davantage à nouer des relations avec les organisations chrétiennes ou juives qu’avec leurs coreligionnaires, ce qui facilité leur intégration au sein des pays concernés.


L’AKP, et notamment le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, a pris l’exacte mesure de l’influence considérable de la communauté de Gülen. Les diplomates turcs se sont toujours montré coopératifs avec les institutions du responsable religieux, est cela avant même l’arrivée de l’AKP au pouvoir. En Asie centrale au début au début des années 1990, le président Turgut Özal s’était personnellement engagé auprès des autorités locales pour qu’elles facilitent le travail des écoles du mouvement. Ses successeurs n’ont jamais manqué de visiter les écoles de Fethullah Gülen et de rencontrer leurs élèves lors de chacune de leurs visites officielles en Asie centrale. Les critiques ne s’exprimaient qu’en privé. Désormais, le succès est tel que les diplomates turcs peuvent difficilement se permettre de négliger le tout puissant Fethullah Gülen et ses bataillons de disciples. Diplomatie turque et réseaux gülenistes travaillent de plus en plus souvent ensemble pour la promotion des intérêts de la Turquie, une coopération qui à mesure qu’elle se renforce, aiguise une certaine rivalité entre les partenaires.
Les multiples activités du mouvement de Fethullah Gülen à l’étranger constituent la plus grande partie du soft power turc. Toutefois, la coopération entre les autorités du pays et le mouvement du dignitaire religieux a fonctionné grâce à la relation qu’entretenaient Recep Tayyip Erdoğan et Fethullah Gülen. Or les deux hommes sont désormais davantage en rivalité que tendus vers la réalisation d’un même objectif. Si le Premier ministre peut effectivement réduire le poids du mouvement de Gülen en Turquie, une telle action, qui nuirait à l’influence d’Ankara à travers le monde, lui serait in fine également préjudiciable au point de vue personnel.
La dégradation des relations de Recep Tayyip Erdoğan et Fethullah Gülen nuit davantage au premier qui s’était construit une solide réputation de dirigeant intègre mais doit aujourd’hui faire face à un important scandale financier. De son côté, le dignitaire religieux se présente comme le champion de la lutte anti-corruption et le défenseur de la démocratie et la justice. Le mouvement de Gülen pourrait donc bénéficier de la conjoncture et sortir gagnant du bras de fer engagé avec le gouvernement de l’AKP et un Premier ministre qui de plus en plus autoritaire. A moins que le mouvement religieux, certes modéré, finisse par pâtir de sa politisation croissante, en Occident, mais surtout en Asie centrale et en Afrique.

  • 1. Victoria Clement, “Central Asia’s Hizmet Schools”, Greg Barton, Paul Weller and Ihsan Yilmaz (eds), The Muslim World and Politics in Transition, London, Bloomsbury Publishing, 2013, pp. 154-167.
Retour en haut de page