Les émotions politiques des combattants, entre guerre et paix
Entretien avec Pénélope Larzillière et Jacobo Grajales, coordinateurs du Thema du n° 91 de Critique internationale, Revue comparative de sciences sociales, avril-juin 2021
Votre dossier s’inscrit dans un mouvement récent des sciences sociales françaises et internationales qui réinterroge l’engagement, et plus généralement les phénomènes sociaux, à l’aune des émotions exprimées par les acteurs. Cette nouvelle approche concerne également les études sur la guerre, alors même que la science politique a longtemps négligé, voire ignoré les sentiments des combattants. Quels sont les éléments qui ont permis ce changement de perspective dans l’analyse des phénomènes guerriers ?
Les études sur la guerre se sont longtemps développées autour d’analyses stratégiques et géopolitiques, alors qu’elles portent sur des phénomènes très chargés affectivement, en raison même de leur violence. Ce n’est paradoxal qu’en apparence, car ces études étaient aussi les héritières d’une vision dichotomique de la raison et des émotions ; et dans cette perspective, il semblait d’autant plus nécessaire scientifiquement d’insister sur les intérêts, les coûts et les bénéfices, l’organisation et les tactiques, au-delà des déploiements émotionnels. La prise en compte de la guerre comme une expérience au sens large, dans ses multiples dimensions, dont la dimension affective, s’est faite progressivement. En relations internationales, ce tournant correspond au développement des études féministes de l’international, qui ont contribué à questionner les focales traditionnelles de la discipline. Il renvoie également à une attention croissante à des niveaux plus mésologique et micrologique, avec notamment l’essor des recherches sur la micropolitique des groupes armés. Surtout, cette évolution s’appuie sur deux changements dans les méthodes et l’épistémologie des recherches en émotions politiques. Le premier tient au renouveau général de l’étude des émotions en sciences sociales. Il ne s’agit plus d’évoquer les passions politiques de foules irrationnelles et émeutières, mais d’inscrire ces expressions émotionnelles dans une véritable sociologie. En ce qui concerne les émotions des combattants, l’apport de l’historiographie est notable, avec le vaste champ des études sur les sentiments des combattants de la première guerre mondiale, par exemple. Le second est dû à un ancrage ethnographique fort, nourri par la progression des recherches de terrain sur la violence et la guerre, qui en montrent les répercussions dans une quotidienneté et dans toute leur épaisseur émotionnelle, ce qui permet un autre regard sur le vécu des combattants.
Quel est l’apport pour l’étude des engagements violents de cette analyse des affects ? Le fait de prendre en compte la part des émotions et des sentiments dans les phénomènes de violence organisée permet-il de renouveler les travaux consacrés aux institutions, organisations et structures sociales impliquées dans ou affectées par ces conflits ?
Nous nous sommes concentrés ici sur l’expression de sentiments moraux, qui associent affect et référence à des valeurs et des représentations du bien commun. En effet, en portant l’attention sur l’expression de ces sentiments, on peut rendre compte de la façon dont ces combattants et ex-combattants perçoivent leur situation et se situent au sein d’une organisation sociale qui est aussi faite d’économies morales. Dans la violence, le conflit et la sortie de conflit, ces économies morales sont redéfinies. Dès lors que les images de soi, de sa place dans une famille et de son identité politique sont en jeu dans ces contextes, les sentiments moraux constituent une entrée privilégiée pour étudier ces transformations. Celles-ci s’inscrivent aussi dans des trajectoires biographiques, de l’engagement au désengagement ou aux reconversions de ces engagements violents. Leur analyse éclaire autrement les situations de violence et de sortie de la violence, en rendant plus complexe le regard, notamment sur les articulations entre violence, émotions et représentations du juste et de l’injuste. À titre indicatif, cet aspect représente souvent un angle mort des politiques institutionnelles de sortie de la violence type désarmement, démobilisation, et réinsertion (DDR). Plus largement, l’apport épistémologique se situe à plusieurs niveaux. À l’intérieur des organisations combattantes, et lors de l’éloignement, on peut voir le jeu qui s’opère entre émotions attendues, émotions suscitées, émotions exprimées autour des engagements violents. Les expressions de ces émotions s’articulent à des réseaux et des contextes spécifiques et les éclairent en même temps. D’un réseau à l’autre, d’un enchâssement social à un autre, par exemple de l’organisation armée à l’entourage familial, des continuités apparaissent, dans des façonnages institutionnels, mais aussi des mises en tensions et des discontinuités, et se traduisent dans une variabilité de l’expression.
Comment abordez-vous ce matériau complexe et mouvant que sont les états émotionnels des combattants et ex-combattants ? Quelles notions notamment mobilisez-vous ? Quels sont les écueils ou les biais à éviter ?
Nous insistons tout d’abord sur les modalités d’expressions, pour éviter un premier biais : ce qui est analysé, c’est bien l’expression de ces sentiments, dans des discours et des pratiques, dans des contextes spécifiques, selon des règles sociales distinctes. Il serait illusoire de considérer que nous avons accès à une sorte de matériau émotionnel « brut », ce qui peut paraître évident, mais ne l’est pas tant que cela avec les émotions, qui sont souvent rapportées à une idée d’« authenticité », de « véridique » per se. Par ailleurs, nous ne cherchons pas à établir des causalités directes, par exemple dans le cadre d’une explication qui voudrait que ces engagements et désengagements violents résultent de tel ou tel sentiment d’injustice ou « choc moral ». Notre approche consiste plutôt à contextualiser l’expression de ces sentiments, à montrer leur inscription sociale et politique, pour éclairer les grilles de lecture et les interprétations, les vécus associés à ces engagements et désengagements violents, et à leur légitimation. Une précaution supplémentaire concerne une analyse en situation de ces sentiments : s’ils renvoient au passé, ce qui nous intéresse est moins la description d’une émotion ressentie auparavant que la façon dont des émotions exprimées dans la situation d’enquête participent à une mise en cohérence rétrospective d’un parcours biographique.
Dans ce travail de recueil et de traitement des témoignages non seulement des combattants et ex-combattants, mais aussi de leurs proches, quelle est la position de l’enquêteur et enquêtrice ?
Il faut souligner la complexité particulière de ces enquêtes sensibles, difficiles d’accès, du fait du rapport à la violence et des contextes conflictuels, certes, mais aussi en raison du type de données traitées. Le recueil et l’analyse de ces données ne sont rendus possibles que par une longue fréquentation des terrains et des recherches inscrites dans la durée. On comprend bien que faire apparaître, par exemple, les disjonctions entre certaines expressions émotionnelles et les attendus de tel ou tel réseau ne va pas de soi. Et il n’y a pas d’évidence décontextualisée, en tout temps, en tout lieu, de l’interprétation émotionnelle. Par ailleurs, le rapport à la violence ajoute une charge émotionnelle pour les enquêtrices et les enquêteurs, tandis que les expressions émotionnelles des combattants et ex-combattants renvoient aussi à des volontés de légitimation et des demandes d’empathie. Ce type d’enquêtes appelle une grande réflexivité sur l’impact du positionnement du chercheur, et sur les situations d’énonciation. Dans notre cas, le travail comparatif, en particulier, a permis d’alimenter cette réflexivité.
Propos recueillis par Catherine Burucoa.