Les Etats d’Asie centrale face aux turbulences du monde
Traditionnellement, les pays d’Asie centrale sont des alliés de la Russie. Depuis février 2022, ils ont néanmoins choisi la neutralité tout en exprimant parfois leur soutien à l’Ukraine. Quelles sont les répercussions de la guerre entre l’Ukraine et la Russie dans la région ?
Bayram Balci : Plus qu’alliés, je dirais que les Etats d’Asie centrale sont liés à la Russie, une liaison forcée puisqu’avant d’avoir leurs frontières actuelles, ces régions ont été colonisées par l’Empire russe, puis, par une Union soviétique qui malgré son socialisme universel imposait le fait russe à toutes les Républiques. Avec la fin de l’URSS en 1991, les liens de dépendance, voire la suprématie russe, ont persisté dans les Etats indépendants d’Asie centrale. Cette relation particulière entre une Russie ancienne puissance tutélaire et toujours partenaire décisive et des Etats d’Asie centrale attachés à leur souveraineté mais toujours dépendants de Moscou expliquent la position prudente adoptée par chacun des Etats d’Asie centrale vis-à-vis de la guerre en Ukraine.
Le choc d'une guerre longue en Ukraine : le temps joue-t-il vraiment en faveur de la Russie ?
Entretien avec Anne de Tinguy
En 2023, les évolutions en Eurasie restent dominées par la guerre d’agression contre l’Ukraine déclenchée le 24 février 2022 par la Russie, une guerre qui a de fortes répercussions au sein de l’espace postsoviétique...
De ce fait, aucun des Etats d’Asie centrale n’a soutenu l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Cependant, du fait de leur dépendance avec la Russie mais surtout de la présence de travailleurs centrasiatiques en Russie, ces Etats ne peuvent se permettre d’entrer en opposition directe avec Moscou. Aussi, leur soutien à Kiev prend des formes spécifiques : ils continuent à avoir des liens avec l’Ukraine et ils se gardent de reconnaître l’annexion des régions de Donetsk, de Kherson, de Louhansk et de Zaporijjia par la Russie ou encore celle de la Crimée. Enfin, lors des votes à l’Assemblée des Nations unies sur l’attaque russe sur Kiev, les Etats d’Asie centrale ont préféré s’abstenir.
Enfin pour être complet, je dirais que l’agression de l’Ukraine par la Russie affaiblit cette dernière en Asie centrale, à plusieurs égards. Son prestige se dégrade car elle confirme l’image qu’elle avait déjà dans la région, à savoir celle d’un pays dominateur, belliqueux et guerrier, et ses actes inquiètent. Cette méfiance envers Moscou dans l’ensemble de l’espace ex soviétique explique le faible enthousiasme que suscitent les propositions d’intégrations régionales patronnées par la Russie, telle que l’Union économique eurasiatique initiée par Vladimir Poutine, dont font partie sans trop y croire le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizstan ou encore l’Organisation du traité de sécurité collective, sorte d’OTAN emmené par Moscou.
Toutefois, comme la Russie est dans la région depuis plus de deux siècles, et qu’elle est encore là présente, active et influente qu’on le veuille ou non, chez les élites d’Asie centrale ont fait de son mieux pour la ménager. De plus, il y a encore une relative interdépendance entre les économies de ces pays et celle de la Russie, et à ce titre, les autorités locales sont condamnées à gérer la relation avec la Russie d’une manière subtile. Rien que la présence de centaines de milliers de travailleurs en Russie, surtout Ouzbeks, Tadjiks, Kirghizes et Turkmènes, obligent les pays à ne pas entrer en opposition frontale avec la Russie.
Enfin, les sanctions mises en place par les Européens contre la Russie ont boosté les échanges entre la Russie et les Etats d’Asie centrale, obligeant ces derniers à composer avec Moscou.
Existe-t-il néanmoins des différences d’appréciation du conflit entre Moscou et Kiev entre les Etats d’Asie centrale ?
Bayram Balci : Le Tadjikistan préfère ne pas critiquer trop ostensiblement l’attitude de la Russie car la surveillance de sa frontière avec l’Afghanistan des Talibans est assurée par la Russie qui y a installé une base militaire et qui entretient un important bataillon.
Le Kazakhstan entretient une relation avec la Russie similaire à celle qui existe entre la Russie et l’Ukraine. En effet, le pays compte encore une importante minorité russe, notamment dans le nord du pays. Aussi, la population kazakhe craint que Moscou puisse un jour recourir aux mêmes arguments qu’il a utilisés en Ukraine, à savoir l’a nécessité de porter secours à la minorité russophone, pour s’emparer d’une partie du territoire du Kazakhstan.
D’autres pays, comme l’Ouzbékistan mais surtout le Turkménistan, où l’influence russe a nettement reculé depuis le retour à l’ indépendance, peuvent avoir une attitude plus critique vis-à-vis de la Russie.
Quelles relations les pays d’Asie centrale entretiennent-ils avec Israël ? Ne craignent-ils pas l’embrasement de la région ?
Bayram Balci : Les questions moyen-orientales si présentes dans nos médias et dans notre vie politique en Occident ne sont pas aussi essentielles dans les débats politiques en Asie centrale. Dans des pays à majorité musulmane, de plus en plus en interaction avec le monde moyen-oriental, la question palestinienne n’est pas très présente et elle mobilise peu. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation.
Les pays d’Asie centrale se sentent peu concernés par ces questions qui relèvent pour eux d’un conflit entre l’Occident et les pays du Moyen-Orient. Longtemps coupée du Moyen-Orient, du fait d’une domination soviétique qui limitait les échanges entre les musulmans soviétiques et ceux du reste du monde musulman, l’Asie centrale n’a pas été sensibilisée à la cause palestinienne. De ce fait, et par pur pragmatisme, les Etats de cette région ne défendent pas de position particulière dans le conflit israélo-palestinien et s’impliquent pas dans la guerre entre Israël et le Hamas. En outre, Israël est un partenaire important que Etats d’Asie centrale soucieux de diversifier leurs relations, ne veulent pas s’aliéner ou négliger. Certains pays d’Asie centrale comptaient d’importantes minorités juives qui ont immigré en Israël après la chute de l’Union soviétique en 1991, et qui sont aujourd’hui un pont entre leur pays d’origine et leur nouvelle terre d’accueil. C’est le cas des Juifs d’Ouzbékistan, notamment ceux de Boukhara. L’Azerbaïdjan possède un lien fort avec Israël pour des raisons, notamment militaires. En effet, soucieux de récupérer la région du Karabakh, Bakou a reçu de Tel Aviv des armes qui l’ont aidé à s’imposer contre les forces arméniennes en 2020. Aussi, pour ne pas compromettre une coopération importante avec Israël, le pouvoir de Bakou a adopté une position de neutralité dans le conflit entre Israël et le Hamas.
Quid de l’identité et de l’avenir de l’Asie centrale placée entre la Russie et la Turquie ?
Bayram Balci : L’agression de la Russie contre l’Ukraine – et c’était déjà le cas lorsque Moscou a soutenu les séparatistes en Géorgie – oblige l’Asie centrale à s’interroger sur son avenir et sur celui de la Russie dans la région. L’agression de l’Ukraine par la Russie joue contre cette dernière en Asie centrale comme dans le Caucase.
Devant la politique guerrière de Moscou contre une nation qui a été membre de l’ex URSS, les pays d’Asie centrale ont pris des mesures pour se protéger d’une attaque similaire. Leurs élites politiques essaient de développer des partenariats avec de nouveaux pays. Cette diversification était déjà en place avant 2022. Les Etats d’Asie centrale se sont tournés vers la Chine au niveau économique, les Etats Unis et l’Europe mais aussi la Turquie qui profite du déclin de la Russie pour se renforcer en Asie centrale.
Ce processus avait également commencé bien avant 2022. En trente ans de relations avec les Etats d’Asie centrale, la Turquie est parvenue à avoir une forte assise culturelle, économique, politique et depuis peu militaire dans cette région. Des milliers d’étudiants turcs et étudient ensemble dans des universités centrasiatiques et des milliers d’étudiants d’Asie centrale font de même en Turquie. Dans le domaine religieux, le renouveau de l’islam en Asie centrale doit beaucoup à la coopération des pays de la région avec la Turquie dont la Diyanet (organisme officiel de gestion des affaires religieuses) et les organismes non étatiques ont contribué à la formation de nouvelles élites islamiques. Dans le domaine politique, la politique d’intégration régionale proposée par Ankara depuis la fin de l’URSS commence enfin à porter ses fruits. Institutionnalisée depuis 2009, l’Union des Etats turciques, qui a désormais un statut officiel aux Nations unies, sous l’appellation d’Organization of Turkic States, rassemble la Turquie et cinq République turcophones que sont l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Certes il ne s’agit pas d’une structure d’intégration approfondie comme l’est l’Union européenne mais elle a néanmoins le mérité d’exister. Enfin, dans le domaine militaire, la Turquie intervient en Syrie, en Libye, au Karabakh et en Ukraine, notamment grâce à ses drones, ce qui lui a procuré beaucoup de prestige en Asie centrale où existe une forte demande ce coopération militaire.
Si Moscou reste un partenaire incontournable, son soft power tend à décliner en Asie centrale. Les étudiants de cette région continuent d’aller étudier en Russie, il s’agit d’un choix par défaut, ils préfèrent en effet se rendre en Occident ou en Turquie. Les médias russes sont toujours présents en Asie centrale mais ils ont perdu leur monopole sur l’information ; Les économies locales ne sont plus exclusivement liées à Moscou. Enfin, en matière politique, l’Union économique eurasiatique a perdu de son intérêt parmi les élites d’Asie centrale qui suspectent la Russie de l’utiliser à des fins néo-impériales.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Lire l'Etude n° 273-274
Un lancement de Regards sur l'Eurasie. L'année politique 2023 est organisé le 26 février (15h-18h) au CERI, 28 des Saints-Pères (Paris 7e)
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Photo de couverture : Bakou, décembre 2020, parade de soldats azerbaïdjanais, Une nation, deux Etats, Azerbaïdjan et Turquie. Crédit photo : Nurlan Mammadzada pour Shutterstock.
Photo 1 : Almaty, janvier 2022, soldats des forces de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui regroupe l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan. Crédit photo : Vladimir Tretyakov pour Shutterstock.
Photo 2 : Almaty, juin 2022 rassemblement pacifique de soutien à l'Ukraine. Crédit photo : Vladimir Tretyakov pour Shutterstock.
Photo 3 : Boukhara, octobre 2017, intérieur de la synagogue. Crédit photo : MehmetO pour Shutterstock.