Les ministères des Affaires étrangères : des institutions à revisiter par les sciences sociales
Christian Lequesne a récemment dirigé le dernier numéro de la revue The Hague Journal of Diplomacy, portant sur les ministères des Affaires étrangères. Dans un post publié sur le blog de la revue, Christian Lequesne introduit le sujet. Il a accepté de répondre à nos questions sur les débuts du projet, sur la manière dont les ministères des Affaires étrangères étaient étudiés auparavant et le sont aujourd’hui et sur les raisons pour la recherche, de s’intéresser à cet acteurs classique mais en mutation, des affaires internationales.
Pouvez-nous nous présenter les début de ce projet de numéro spécial et nous présenter brièvement les contributeurs : sont-ils tous des universitaires?
Christian Lequesne : J’ai commencé à travailler sur les pratiques diplomatiques en 2014, quand je suis retourné à temps plein à la recherche après avoir dirigé le CERI. Ce nouvel objet m’a vite passionné et a donné naissance à mon livre sur le ministère français des Affaires étrangères Ethnographie du Quai d’Orsay, paru en 2017. Avec cette recherche, j’ai découvert une nouvelle communauté internationale de chercheurs, celle des spécialistes des études de la diplomatie, notamment grâce à ce formidable forum qu’est l’International Studies Association (ISA). Comme mon livre sur le Quai d’Orsay a suscité un certain intérêt, j’ai décidé de creuser de manière comparative la question des administrations diplomatiques. En 2017, j’ai proposé une table ronde à l’ISA de Baltimore qui a donné naissance à un forum Why studying foreign services remains a research priority? publié en 2019 dans la revue Diplomacy and Statecraft.
Je me suis dit alors que l’on pouvait faire davantage pour réunir les chercheurs qui s’intéressaient à la question, par exemple un numéro spécial de revue. J’ai proposé l’idée à Jan Melissen, l’un des co-rédacteurs en chef du Hague Journal of Diplomacy. Après deux réunions de travail à La Haye et à Bruxelles organisées grâce au Fonds Tremplin de la Direction scientifique de Sciences Po, Jan s’est montré enthousiaste et le projet a été lancé. Deux ans plus tard, voici le résultat qui, je l’espère, sera une référence pour la littérature de relations internationales.
Vous écrivez que l’intérêt des chercheurs pour les acteurs classiques du pouvoir, tels que les ministères des Affaires étrangères a baissé, et que la continuité attire moins que la nouveauté. Mais vous indiquez également que « la diplomatie du XXIe siècle se transformera énormément, et plus vite » que cela n’a été le cas dans le passé. Cela signifie-t-il que la recherche universitaire devrait revenir à l’étude de la diplomatie ?
Christian Lequesne : Bien sûr et ceci n’a rien d’étonnant. Les sciences sociales préfèrent toujours l’étude des phénomènes et des institutions nouvelles plutôt que celle de ce qui existe depuis longtemps. Ce qui est vrai de l’étude des administrations diplomatiques l’est aussi de celle des parlements nationaux. J’ajoute que les sciences sociales n’échappent pas parfois aux a priori. Pour certains chercheurs, s’intéresser aux administrations diplomatiques, c’est regarder essentiellement les institutions « d’en haut » dont l’activité consiste à boire du champagne et à manger des petits fours. Tout ceci ne correspond plus à la réalité, mais c’est bien parce qu’il existe encore de telles représentations qu’il faut s’intéresser aux ministères des Affaires étrangères. Je vois cependant parmi la jeune génération beaucoup de chercheurs français qui ont compris l’intérêt de renouveler l’étude de la diplomatie en la considérant comme un véritable objet scientifique. Ceci est très encourageant.
Quelles méthodologies de recherche recommandez-vous pour l’étude des ministères des Affaires étrangères ?
Christian Lequesne : Ma réponse doit être liée à mes trente-deux ans passés au CERI : je recommande d’abord et avant tout de faire du terrain. Il n’est pas simple en tant que chercheur d’avoir accès aux administrations diplomatiques, car celles-ci n’aiment pas beaucoup être transformées en objets de recherche, mais c’est pourtant ce que le chercheur doit faire. En pratique, il existe deux méthodes. La première consiste à avoir des entretiens réguliers avec les praticiens, une méthode dont les chercheurs en sciences sociales maîtrisent bien les techniques et savent éviter les biais.
L’observation participante constitue la deuxième méthode. J’ai eu la chance de vivre cette expérience au sein du Quai d’Orsay en 2014, tout comme Iver B. Neumann a pu le faire au sein du ministère norvégien des Affaires étrangères pour son livre At Home with the Diplomats: Inside a European Ministry of Foreign Affairs, paru chez Cornell University Press. Mais il faut négocier pour se faire accepter.
Une chose est certaine : on ne peut pas limiter la connaissance des administrations diplomatiques aux seuls témoignages des acteurs, et encore moins aux seules mémoires des ambassadeurs. Une intrusion des chercheurs dans l’univers de la diplomatie est nécessaire. Certains diplomates comprennent bien l’intérêt d’un tel regard extérieur. Le chercheur ne doit jamais oublier que la diplomatie n’existe que parce que des gens la font et il s’agit de comprendre ce rapport à la pratique. Pour atteindre cet objectif, il faut aller à la rencontre des diplomates, se faire admettre pour comprendre comment ces derniers pensent et vivent leur quotidien. J’ai beaucoup ri en lisant le commentaire d’un jeune chercheur français qui s’est demandé si je n’avais pas écrit mon livre sur le Quai d’Orsay parce que je rêvais moi-même d’être diplomate. Ce commentaire est néanmoins très révélateur. Il témoigne d’une posture présente chez certains chercheurs qui consiste à penser que fréquenter les praticiens équivaut à se compromettre avec un pouvoir auquel on ne peut qu’aspirer. Alors que la vraie question n’est pas d’aimer ou de détester les diplomates ; elle est de les connaître pour comprendre qui ils sont et ce qu’ils font.
Le numéro spécial de la revue que vous avez dirigé examine les MAE sous trois perspectives : la diversité des acteurs, les pratiques renouvelées et une nouvelle concurrence. Pourriez-vous rapidement présenter ces trois thématiques ?
Christian Lequesne : Nous ne savons pas grand-chose des diplomates en 2020. Dans de nombreux pays, le diplomate continue à être recruté uniquement pour sa proximité avec le pouvoir politique. Dans ceux où il existe des concours et une diplomatie de carrière, nous avons peu d’éléments tangibles sur les origines sociales des diplomates. C’est ce qui amène l’opinion publique à penser parfois que les diplomates sont tous des aristocrates ou des grands bourgeois. Or rien de tout cela ne tient vraiment la route aujourd’hui.
Les administrations diplomatiques ont leur part de responsabilité dans cette image fausse car elles ne favorisent pas l’accès des chercheurs à ce travail sur les origines de leur corps. Il serait pourtant dans leur intérêt de montrer que la diversité est bien présente au sein des ministères des Affaires étrangères. Cette diversité s’exprime aussi à travers le genre. Le métier de diplomate longtemps réservé aux hommes est aujourd’hui de plus en plus souvent occupé par des femmes. Les questions de vie privée, telles que les préférences sexuelles, sont moins stigmatisées que dans d’autres administrations. Enfin, il y a la question de la diversité ethnique débattue aujourd’hui dans la sphère publique et à laquelle les administrations diplomatiques doivent faire face.
J’aime le concept de pratique que l’on trouve dans la sociologie de Pierre Bourdieu, mais aussi dans une école de relations internationales qui s’est développée en Amérique du Nord autour d’auteurs comme Emanuel Adler ou Vincent Pouliot. Les pratiques correspondent aux actes à la fois matériels et discursifs des agents. En diplomatie, ils ont beaucoup évolué en raison de l’émergence d’un nombre toujours plus large d’acteurs, mais aussi de l’utilisation des nouvelles technologies, en particulier les médias sociaux. Ceci aboutit à une diplomatie beaucoup plus publique, où le diplomate doit maîtriser les pratiques de l’information publique plutôt que celles du secret.
Quant à la concurrence, oui. Ce qui rend l’étude des ministères des Affaires étrangères pertinente est le fait qu’ils ont perdu le monopole de la confection de la diplomatie. Il existe une concurrence d’acteurs au sein de l’appareil d’Etat et à l’extérieur de celui-ci qui nécessite d’étudier comment le diplomate se positionne dans un travail où tout est réseau, échange et donc concurrence et compromis.
Votre propre recherche s’est-elle concentrée sur l’un de ces trois aspects? Pouvez-vous développer ?
Christian Lequesne : Je m’intéresse à la personne du diplomate, qu’Harold Nicolson appelait le diplomatist. Ma contribution au numéro spécial porte sur la question de la diversité ethnique dans le recrutement des diplomates. Pourquoi les administrations diplomatiques sont-elles devenues sensibles à cette question ? Dans les pays du nord, parce qu’elles ne peuvent pas échapper aux débats de société sur ce sujet. Quid du sud ? En Inde, les musulmans sont très peu nombreux au sein de la diplomatie (et cela ne s’arrangera pas avec Modi), mais il y a quelques ambassadeurs « stars » que l’on met en avant, par exemple dans les relations avec les pays du Golfe. Au Brésil, la politique d’action affirmative menée par Lula, qui a créé un concours spécial pour les afro-descendants, n’a que peu porté ses fruits, car les coûts élevés de préparation de ce concours restent discriminatoires pour les Noirs. Au final, le service diplomatique brésilien compte peu de fonctionnaires noirs, ce qui ne reflète pas la composition de la population. Ce manque pose aussi un problème de légitimité à la politique africaine du Brésil. Toutes ces questions, qui n’ont pas beaucoup été travaillées au-delà de l’exemple des Etats-Unis, sont passionnantes.
Les MAE du monde entier détiennent-ils le monopole de la diplomatie officielle ?
Christian Lequesne : Pas du tout. Aucun ministère des Affaires étrangères dans le monde ne peut prétendre avoir le monopole de la diplomatie. Cette démonopolisation mérite précisément de poser la question de la valeur ajoutée des administrations diplomatiques. Il existe même des pays où les ministères des Affaires étrangères sont limités à l’expression de la parole officielle, alors que les négociations de politique étrangère sont menées par d’autres agences dont les pratiques s’apparentent souvent à ce que le chercheur américain James Der Derian appelle « l’anti-diplomatie ». Le cas de la Russie est intéressant, comme devrait nous le montrer en juin au CERI Katarzyna Syzk dans un séminaire du groupe de recherche Le diplomate, le militaire et l’espion que j’anime avec Hugo Meijer. Voici un pays où les services de renseignement jouent un rôle beaucoup plus important que le ministère des Affaires étrangères dans la décision diplomatique. Au Pakistan, l’armée nationale et les services de renseignement jouent également un rôle beaucoup plus crucial que le ministère des Affaires étrangères en diplomatie. Dans de tels pays, le chercheur doit cependant éviter de prétendre retracer les processus décisionnels avec précision, en cédant à ce que j’appelle la tentation de la « néo-kremlinologie ». Il doit à l’inverse se demander pourquoi il est impossible, dans ces pays, de savoir qui décide de la politique étrangère, au point que les acteurs eux-mêmes sont incapables d’avoir une représentation complète du processus de décision.
La diplomatie actuelle est-elle plus transparente? Qu’est-ce qui permettrait de l’affirmer ?
Christian Lequesne : Plus transparente, je ne crois pas, davantage publique, oui. Les diplomates doivent rendre plus de comptes sur ce qu’ils font, notamment à leur opinion publique nationale. Dans les démocraties, il y a une « domestification » de la diplomatie. Comme on compte plus d’acteurs de politique étrangère, notamment non gouvernementaux, les diplomates doivent s’expliquer. La multiplication des ONG contraint les diplomates à légitimer leurs déclarations, leurs actions et leur expertise, mais cette légitimation n’est pas très différente du reste de l’action publique dans les démocraties. Evidemment, les administrations diplomatiques des régimes autoritaires sont moins contraintes, mais je ne dirais pas pour autant qu’elles échappent totalement au besoin de légitimer leur diplomatie. C’est bien pour cela que la Chine ou la Russie ont des diplomaties publiques.
Propos recueillis par Miriam Périer.