Les nouvelles routes de la soie chinoises en Asie centrale. Un projet mutuellement bénéfique ? Entretien avec Sébastien Peyrouse
A lire également, l'entretien que nous a accordé Anne de Tinguy à l'occasion de la publication de Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2021, Etude du CERI, n° 261-262, Anne de Tinguy (dir.), février 2022 : "L'Eurasie trente ans après l'effondrement de l'URSS".
Qu’appelle-t-on les Routes de la soie ?
Sébastien Peyrouse : Les Routes de la soie, initiées par la dynastie Han au IIe siècle avant notre ère, tirent leur nom du commerce lucratif de la soie et d’autres marchandises transportées d'Orient en Occident à travers l'Asie centrale pendant plus de quinze siècles. Outre le commerce, ces routes ont également autorisé la circulation de savoirs scientifique et technique et permis de nombreux échanges culturels et religieux.
Dans les années 1990, plusieurs organisations internationales ont initié de nouveaux projets de transport terrestre continental inspirés des routes de la soie historiques afin de restaurer l’Asie centrale dans son rôle de centre du commerce eurasien. Parmi eux, on citera le corridor de transport Europe-Caucase-Asie (TRACECA) ou le programme de coopération économique régionale en Asie centrale (CAREC) dont l’objectif était de promouvoir la libre circulation entre l'Asie et l'Occident à travers le cœur du continent eurasien. Par ailleurs, plusieurs Etats, comme le Japon, la Corée et les Etats-Unis, ont entrepris de mettre en place des corridors commerciaux inspirés du concept des routes de la soie afin de contribuer au désenclavement de l’Asie centrale et de renforcer leurs relations économiques avec les États de la région.
Nombre de ces projets ont toutefois eu un impact limité, fragilisés entre autres par l'incapacité de leurs initiateurs à financer le développement des infrastructures de transport. La Chine a toutefois relevé le défi en 2013 en annonçant un projet dit des Nouvelles routes de la soie consistant à développer et à stimuler la coopération économique mondiale et dans lequel sont aujourd’hui impliqués plus de soixante-dix pays. Ce projet inclut la création d’une ceinture économique de la route de la soie (Silk Road Economic Belt - SREB) composée de voies commerciales traversant le continent eurasien, à laquelle s’ajoutent les routes maritimes reliant la Chine aux cinq continents, et un projet dit polaire (Polar Silk Road).
Vous écrivez que pour la Chine, les routes de la soie constituent une forme alternative de mondialisation. Pouvez-vous développer ce point ?
Sébastien Peyrouse : Par les routes de la soie, les autorités chinoises prétendent instaurer une ère de profit mutuel à l’échelle mondiale en proposant, grâce à des investissements économiques conséquents et à la croissance des échanges, un nouveau modèle inclusif entre Etats. Ce modèle serait appelé à se substituer à ce que Pékin qualifie de mondialisation économique dysfonctionnelle, qui est celle que nous connaissons aujourd’hui et depuis environ trente ans. La Chine s'est ainsi assigné une fonction quasi messianique en souhaitant apaiser les effets néfastes de la mondialisation néolibérale.
Dans de nombreux pays en développement, la Chine a été saluée pour sa fulgurante croissance économique et pour avoir su résister aux pressions d’organisations internationales comme la Banque mondiale et le FMI qui voulaient l’obliger à privatiser ses entreprises publiques et réduire drastiquement ses dépenses publiques. Pékin considère qu’il a aujourd’hui fait preuve de sa capacité à initier des réformes économiques substantielles mais progressives qui lui ont permis de conserver le contrôle sur son économie et de préserver la stabilité politique. Cette approche n’a pas été sans séduire un certain nombre de pays, notamment ceux dirigés par des régimes autoritaires qui revendiquent leur droit à gouverner en fonction de leurs spécificités politico-culturelles, c’est-à-dire leur droit à mener des réformes économiques sans libéralisation politique. L'approche chinoise a également suscité l'intérêt de populations déçues ou appauvries par les réformes libérales menées après la chute de l’URSS. Le modèle chinois est ainsi perçu de manière relativement positive en Asie centrale : dans une étude menée au Kazakhstan par la Friedrich Ebert Stiftung, les Kazakhstanais sont plus nombreux à préférer le modèle de développement de la Chine à celui des États-Unis, même si le modèle russe reste largement privilégié dans le pays.
Les transports par voie terrestre peuvent-ils réellement concurrencer les transports maritimes ? Les difficultés de sécuriser le transport, le coût, les délais semblent constituer de véritables obstacles au transport par voie terrestre.
Sébastien Peyrouse : Depuis 1950, le commerce maritime s'est considérablement développé. Plus des trois quarts des marchandises devraient être transportées par voie maritime d'ici 2050, tandis que les transports routiers et ferroviaires représenteront respectivement 17% et 7% des mouvements de marchandises. Le trafic terrestre sera principalement utilisé pour des transports plus courts, le transport maritime devrait couvrir la majorité des mouvements de marchandises sur les longues distances.
Bien que 1,7 fois plus long en moyenne que le transport terrestre, le transport maritime présente de nombreux avantages. Il évite les nombreux aléas liés aux passages de frontières et à la corruption dans les pays de transit et il est donc considéré plus fiable que le transport routier ou ferroviaire. De plus, le transport maritime est en moyenne cinq fois moins cher que le transport terrestre. Ainsi, même si le manque d’infrastructures de transport, les problèmes liés à la bureaucratie et à la corruption endémique de nombre d’Etats d’Eurasie s’améliorent à plus ou moins long terme, la part des flux commerciaux entre la Chine et l'Europe susceptible d’être transférée des routes maritimes vers les routes terrestres restera probablement faible.
Les défis auxquels fait face le transport terrestre ne font cependant pas des Routes de la soie terrestre un concept dénué de sens. Le transport terrestre, plus rapide, est adapté à l’acheminement de marchandises périssables. Par ailleurs, même si la part des biens acheminés par voie ferroviaire ou routière reste faible par rapport au total de marchandises, il n’est pas insignifiant en valeur absolue et il peut contribuer au développement des économies des Etats de la région.
Quels bénéfices les populations des pays d’Asie centrale peuvent-elles espérer des routes de la soie ?
Sébastien Peyrouse : Une amélioration des infrastructures terrestres, conjuguée à des investissements conséquents dans de multiples secteurs économiques peut contribuer au développement du commerce local et régional, stimuler l'emploi et donc profiter aux populations. Certaines routes construites grâce aux prêts chinois ont d’ores et déjà permis aux populations de certaines régions isolées comme la région montagneuse du Pamir au Tadjikistan d’accéder à de nombreux produits jusque-là inaccessibles et aux marchandises chinoises plus abordables que leur concurrentes turques, russes ou occidentales.
La matérialisation des avantages promis par les Routes de la soie dépendra toutefois de la capacité de la Chine et des Etats d'Asie centrale à les rendre durables et à préserver un équilibre entre la puissante économie chinoise et les économies beaucoup plus fragiles des Etats centre-asiatiques. Nombre d’experts craignent que les Routes de la soie enferment les Etats de la région dans un rôle d'exportateur de matières premières vers la Chine et de récipiendaire de la puissante industrie manufacturière chinoise, qu’elles ne permettent pas un réel développement de l'industrie locale et qu’elles conduisent encore certains pays à un état de surendettement à l’égard de la Chine susceptible de menacer leur souveraineté économique, voire politique.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : One belt - one road, les nouvelles routes de la soie, copyright Shutterstock
Photo 1 : Route de la Soie entre la Chine et l'Inde, copyright Rudra Narayan Mitra pour Shutterstock
Photo 2 : L'une des seules autoroutes du Kazakhstan, subventionnée par la Chine, copyright oliverdelahaye pour Shutterstock
Lire Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2021, Etude du CERI, n° 261-262 , Anne de Tinguy (dir.), février 2022.