Les réseaux islamiques entre l’Asie du Sud et le Golfe

22/11/2017

Contrairement au découpage géographique traditionnel qui tend à établir une coupure nette entre les pays du golfe Persique (associés au Moyen-Orient) et le sous-continent indien (perçu comme asiatique), ces deux régions du monde cultivent depuis des siècles des liens commerciaux et culturels qui se sont notamment traduits par des migrations importantes. Dans l’ordre religieux qui nous intéresse ici, ces relations ont pris la forme de routes de pèlerinages qui n’ont pas seulement conduits les musulmans de l’Asie du Sud à La Mecque, mais aussi à Kerbala, Qom et Nadjaf quand ils étaient chiites. En parallèle, des réseaux d’éducation religieuse se sont développés pour former les clercs, ou, plus généralement, les esprits religieux. Depuis les années 1980, la période sur laquelle se concentre cet ouvrage, ces interactions se sont doublées d’une intensification des connexions islamistes dans le cadre des guerres d’Afghanistan et de l’essor de réseaux transnationaux comme Al-Qaïda.

Quelles ont été les principales dynamiques de l’établissement d’un lien religieux entre les monarchies du Golfe, l’Iran, l’Inde et le Pakistan ?

La dynamique transnationale à l’œuvre entre les pays du Golfe et l’Asie du Sud, du point de vue religieux est d’abord surdéterminée par la rivalité qui oppose l’Iran et l’Arabie Saoudite. Celle-ci recoupe naturellement le conflit entre sunnites et chiites qu’on appelle « sectarisme » dans la région. Les grands pays de l’Asie du Sud – et le Pakistan en particulier – sont en majorité sunnites, mais ils comportent une forte minorité chiite que l’Iran a essayée d’utiliser pour exporter sa révolution en 1979 puis dans les années 1980. En réaction, les Saoudiens ont aussitôt cherché à contrer l’influence iranienne en soutenant des mouvements sunnites militants et en finançant des madrasas (écoles coraniques). Certains Etats, le Pakistan notamment, tout en évitant d’exacerber le conflit sectaire, ont accueilli très favorablement cette présence saoudienne.

Ces liens facilitent-ils le déplacement/les mouvements de groupes djihadistes dans la zone ? Les différents pays tentent-ils de coopérer pour contenir leur expansion ?

Les liens existant entre les monarchies du Golfe et le Pakistan ont facilité l’expansion des réseaux islamistes à partir de la première guerre d’Afghanistan (1979-1989). Dès 1979, les moudjahidines menant le djihad contre l’URSS depuis le territoire pakistanais – où ils avaient trouvé refuge après l’invasion soviétique – ont reçu l’aide des Saoudiens et d’autres pays du Golfe. C’est ainsi que le réseau Haqqani a établi des relations – généralement personnalisées – avec des notables du Golfe pour financer sa contribution à la résistance afghane. Symétriquement, des islamistes du Moyen-Orient – à commencer par Ben Laden – se sont installés au Pakistan dans les années 1980 et ont accueilli puis formé des milliers de djihadistes avec le soutien de l’armée pakistanaise et de la CIA.
Si les Etats concernés ont progressivement pris la mesure du risque que l’essor de ces réseaux leur faisait courir, leur coopération est longtemps restée imparfaite. Les réseaux concernés ont souvent fonctionné en dehors des circuits officiels – c’est ainsi que certaines familles royales ont continué de financer des groupes que d’autres, au sein du même Etat saoudien, condamnaient publiquement. En outre, les autorités de certains pays ont fait preuve d’une grande ambivalence : des groupes terroristes qu’elles condamnaient officiellement pouvaient néanmoins leur apparaître comme des ressources à préserver. C’est ainsi que le Pakistan a ménagé le réseau Haqqani pour mieux contrer l’influence de l’Inde en Afghanistan.

L’influence religieuse et culturelle est-elle unidirectionnelle ? En d’autres termes, la culture religieuse ne vient-elle que du Golfe ?

L’influence religieuse s’exerce essentiellement du Golfe vers l’Asie du Sud. En effet, le phénomène marquant depuis la seconde moitié du XXe siècle est l’émergence des monarchies du Golfe, et notamment de l’Arabie Saoudite, comme un nouveau référent pour l’islam sunnite. Grâce à l’argent du pétrole, l’Arabie Saoudite a pu devenir le principal centre de formation des clercs sunnites, supplantant notamment l’université égyptienne d’al-Azhar. Riyad diffuse une version « ultra-orthodoxe » du sunnisme – le wahhabisme – au rapport antagonique avec la culture islamique vernaculaire de l’Asie du Sud, qui est, elle, profondément syncrétique car elle s’est développée en symbiose avec l’hindouisme. Dans le monde chiite, l’Iran et les villes saintes du Sud de l’Irak – Najaf notamment – sont depuis longtemps des références en matière d’autorité religieuse et de formation des clercs. L’ouvrage montre clairement la remarquable résilience des réseaux cléricaux de Najaf face à l’activisme de la République islamique d’Iran : ils demeurent très importants dans la structuration de l’enseignement religieux chiite en Asie du Sud.
Cependant, l’influence religieuse n’est pas strictement unidirectionnelle. Ainsi, par l’intermédiaire des migrations de masse de l’Asie du Sud vers les monarchies du Golfe, le soufisme, un courant mystique de l’islam particulièrement bien implanté en Asie du Sud, reprend pied dans le Golfe où il avait été marginalisé par la montée en puissance du wahhabisme. Par ailleurs, la culture religieuse du Golfe n’est jamais transférée telle quelle. Elle est réappropriée et traduite en culture vernaculaire par les acteurs sud-asiatiques, qui ne doivent pas être considérés comme de simples réceptacles passifs des influences extérieures. Dans l’introduction, l’ouvrage montre à quel point l’islam sud-asiatique a d’emblée été marqué par des dynamiques d’hybridation entre influences moyen-orientales et culture locale. C’est toujours largement le cas.


L’Iran joue-t-il un rôle d’interface entre ces deux « blocs », d’un côté les monarchies du Golfe et de l’autre l’Inde et le Pakistan ? Si oui, le pays a-t-il su en tirer parti ?

L’Iran est très majoritairement chiite mais compte une minorité sunnite. Celle-ci a longtemps été considérée comme un problème par la République islamique, d’autant plus que les sunnites iraniens vivent dans des régions frontalières où existent des mouvements séparatistes, par exemple le Kurdistan et le Baloutchistan. Dans ces régions, l’islam sunnite a été fortement influencé par les courants et les mouvements sud-asiatiques, notamment par l’école réformiste de Déoband, née en Inde au XIXe siècle et aujourd’hui très implantée dans toute l’Asie du Sud. Or dans le souci de mieux contrôler sa population sunnite, le régime iranien a cherché à l’organiser en la plaçant sous l’autorité d’un clergé militant mais loyal. Il a aussi compris comment il pouvait utiliser les réseaux transnationaux sunnites comme outil d’influence à l’extérieur de ses frontières. Ainsi, certaines écoles religieuses sunnites et certains oulémas iraniens sunnites ont-ils acquis une influence considérable hors de l’Iran, notamment dans les monarchies du Golfe. Cette influence passe en partie par les diasporas sunnites iraniennes présentes dans les monarchies du Golfe, qui sont des relais de l’influence d’un sunnisme iranien lui-même influencé par l’islam sud asiatique.

En quoi les différentes contributions que vous avez choisies pour cet ouvrage permettent-elles, ensemble, d’avoir une vision globale de la question des connections que vous qualifiez de « pan-islamiques » ? A ce titre, n’aurait-il pas été intéressant de se pencher également sur le Bangladesh ?

Un ouvrage, même collectif, ne peut pas être exhaustif sur un tel sujet. Certains pays manquent à l’appel, à commencer par le Bangladesh qu’il aurait été très intéressant de traiter sous l’angle des réseaux islamistes transnationaux : le pays connait en effet un développement rapide de ces réseaux qui y mènent de plus en plus d’actions terroristes.
Les contributions réunies dans ce livre n’en balisent pas moins de manière très complète un terrain qui, il faut le souligner, était resté quasiment vierge. L’ouvrage couvre en effet plusieurs types de réseau et les grands pays de la zone. Il n’y est pas seulement question des réseaux islamistes, mais aussi des liens résultant des échanges d’étudiants, des routes de pèlerinages. A côté des réseaux sunnites et chiites, ceux qu’entretiennent les milieux soufis sont aussi évoqués. Si l’Arabie Saoudite, le Pakistan, l’Iran et l’Afghanistan occupent le devant de la scène en raison de la densité des réseaux islamistes qu’ils hébergent, l’Inde et les autres pays du Golfe sont aussi étudiés de près.
La qualité intellectuelle du propos mérite aussi d’être mise en valeur. Ce sujet a souvent été traité sur un mode sensationnaliste. Les auteurs que cet ouvrage regroupe adoptent au contraire une approche scientifique. Il s’agit pour eux d’interpréter le phénomène des réseaux islamistes d’un point de vue sociologique, voire anthropologique, sans bien sûr ignorer le rapport au politique (et notamment à l’Etat). En outre, la dimension historique est chaque fois prise en compte de manière à restituer l’épaisseur des phénomènes en question.

Entretien réalisé par Miriam Périer

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