L'Etat face au flux migratoire ne se déterritorialise pas, il se transnationalise

20/11/2024
Ouvrage L'Etat sans frontières. Comment les migrations transforment l'Etat

Accords de double nationalité, externalisation des contrôles aux frontières, multiplication des ministères publics en charge des diasporas… Les États développent un nombre croissant d’instruments pour intervenir au-delà leurs frontières. Comment les politiques ciblant les flux migratoires transforment-elles l’État ? Dans son ouvrage L'État sans frontières. Comment les migrations transforment l'État, Thomas Lacroix explore la relation étroite entre « État transnational », c’est-à-dire l’ensemble des politiques et administrations d’un État destinées à réguler les flux transnationaux, et « société transnationale », soit l’écheveau des institutions sociales permettant de maintenir des liens, des pratiques et des relations par-delà les frontières. Il propose la première théorie globale de l’État transnational en lien avec une théorie sociale de la société transnationale. Entretien.

La première partie de l'ouvrage est consacrée à l'analyse et à la conceptualisation de ce que vous qualifiez de société transnationale. Au-delà de la simple représentation des « socialités » transfrontalières, vous mettez en lumière les structures fondamentales qui les sous-tendent. D'où vient le concept de « société transnationale » ?

Thomas Lacroix : À ma connaissance, le terme a été forgé par Raymond Aron, qui faisait référence à la présence et aux activités transfrontalières d’acteurs non-étatiques, qu'il s'agisse d'entreprises privées, de migrants ou encore de touristes. Il voulait attirer l'attention sur le fait que les acteurs non-étatiques ont une influence - directe ou indirecte - sur les relations internationales. Il a utilisé ce concept pour établir une distinction analytique entre le « transnational », c'est-à-dire le domaine des acteurs privés dont les activités dépassent les frontières des États, et l'« inter-national », qui est le domaine des États et de leurs interactions. 
Aron a utilisé ce concept de manière assez vague, et s'il a reconnu leur importance, les acteurs transnationaux n'ont jamais été au centre de son attention. Mon objectif ici est d'étayer cette notion. Ma conception de la « société » s'inspire fortement du philosophe allemand Jürgen Habermas, qui définit globalement une société comme un système ouvert de secteurs interdépendants : la sphère privée des relations interpersonnelles, la sphère économique des relations entre les entreprises, et la sphère politique, où les relations sont médiées par la représentation politique. Enfin la société civile assure le lien entre la sphère des relations interpersonnelles et les secteurs spécialisés de la société. À cet égard, Habermas souligne l'importance de la communication et de la production d'un « monde vécu » intersubjectif rendant possible l’intercompréhension au sein d’un même système social. Si par définition les sociétés transnationales n'ont pas d'État, je me concentre sur les familles, les entreprises et les organisations de migrants pour analyser les différentes dimensions de la société transnationale et la manière dont elles interagissent.

Vous avez écrit que « décrire le transnationalisme migratoire comme une “société transnationale” peut être perçu comme une provocation ». Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?



Thomas Lacroix : Dans les années 1990, les chercheurs adoptant une approche transnationaliste ont développé une critique du concept de société. Ils préféraient utiliser des termes tels que réseau, champ social ou formation sociale plutôt que « société », ce dernier étant rejeté en raison de sa dépendance à l'égard du « nationalisme méthodologique », c'est-à-dire parce qu'il véhicule une image de la réalité sociale limitée par les frontières de l'État. 
Je n’adhère pas à cette critique. Les études transnationalistes (malgré les efforts de certains) finissent par décrire le transnationalisme des immigrants comme un processus flottant complètement déconnecté des sociétés non-migrantes. Il me paraît essentiel au contraire de reconsidérer le concept de société lui-même plutôt que de l'écarter complètement. D'autant plus qu'il n'y a aucune raison de penser que cette notion est le fruit d'un nationalisme méthodologique. Les travaux de Pierre Clastres et d'autres tenants de l'anthropologie anarchiste ont montré que l'idée de société peut être abordée sans, voire contre, l'État.
Mon objectif dans cet ouvrage est donc de revisiter le concept de société et de l'appliquer à l'étude des phénomènes transnationaux. Ce faisant, j'espère tracer un continuum entre les processus sociaux des migrants et des non-migrants et la manière dont ils s'entrelacent et s'alimentent mutuellement. Au cœur de cette hypothèse, je postule que les migrants sont aussi des non-migrants : ils sont aussi des parents, des travailleurs, des activistes, des croyants, etc. qui doivent faire face aux attentes sociales à la fois ici (dans le pays d'accueil) et là-bas (dans le pays d'origine). Ils sont intégrés dans un environnement social complexe et multi-scalaire. À cet égard, le transnationalisme des immigrants est imbriqué dans les sociétés non migrantes.

Mexican border

 

Vous employez des concepts souvent utilisés dans d'autres disciplines, tels que « monde vécu » et « écotone ». Qu'est-ce que d'autres domaines de connaissance apportent à votre recherche et à votre approche de la migration et de la société transnationale ?



Thomas Lacroix : Comme je l'ai mentionné plus haut, mon objectif est de contribuer à un débat en théorie sociale sur le devenir de la société et de l'État dans un monde globalisé mais mon travail repose sur une critique du dualisme entre les humains et l'environnement, entre le cogito et la res extensa. À cet égard, l'œuvre fondatrice de Bruno Latour a eu une forte influence sur moi. Je rejette également toute approche qui considère la société comme un marché dans lequel les individus rationnels utilisent leur environnement pour maximiser leurs bénéfices et leur bonheur. Les notions courantes telles que l'intérêt, le capital social (et ses dérivés) ou les structures d'opportunité sont absentes de ma boîte à outils conceptuelle. 
J'utilise plutôt des concepts que j'ai rassemblés au cours de ma carrière et que j'assemble en un puzzle complet. J'ai trouvé que la théorie de l'agir communicationnel de Habermas était un outil puissant pour expliquer la construction de la société sans tomber dans le piège du dualisme. Comprendre les migrants comme des « hommes pluriels » (selon l'expression de Bernard Lahire1) s'avère plus appropriée que de les considérer comme des acteurs mus par des intérêts. L'écotone et morale thanatique sont des concepts empruntés au lexique du postcolonialisme. Ces notions m’aident à penser, pour l’un les structures spatiales du transnationalisme migratoire et pour l’autre ses fondements moraux. Je dois beaucoup à ma collaboration de dix ans avec des amis des études postcoloniales, et en particulier avec Judith Misrahi Bark. Derrière les concepts utilisés par les chercheurs, il y a souvent des histoires de rencontres et d'amitiés. 

Dans la deuxième section de votre ouvrage, consacrée à l’État transnational, vous soulignez l’importance de distinguer l’État westphalien et l'État transnational. Pouvez-vous en quelques mots rappeler quelles sont les principales différences entre ces deux concepts concernant, notamment, le territoire et la frontière ? 

Thomas Lacroix : L’État westphalien repose sur le principe d’une superposition entre un appareil politique, un territoire et un champ de souveraineté. Il régule les dynamiques sociales qui se produisent au sein de ses frontières. Or les travaux sur la globalisation montrent que les pouvoirs publics sont aussi amenés à gérer des flux - de personnes, d’argent, d'idées, de biens, etc. - qui traversent le territoire. Pour contrôler ces flux transnationaux, l’État doit lui-même se transnationaliser. Il développe des administrations et des politiques dont le champ d’action dépasse les frontières. Ce livre analyse la façon dont l’Etat s’est transformé pour tenter de gérer des flux migratoires. C’est l’ensemble de ces dispositifs publics, dont la tâche est de réguler ces flux matériels et immatériels, que j’appelle l’État transnational. Ce concept nous invite à découpler action de l’État et territoire et permet de porter le regard sur ce que fait l’État au-delà et en-deçà des frontières : comment la gestion de ces flux produisent une diplomatie spécifique, qui affecte ses relations avec d’autres États mais également avec des partenaires privés comme des entreprises, des organisations internationales ou des associations de la société civile. Elle amène également l’État à agir à une échelle infranationale : les flux globaux ont bien souvent un effet local qu’il s’agit de contrôler ou au contraire d’encourager.

Patrouille cotiere

À partir de cette classification, vous proposez le concept d’État migratoire transnational…

Thomas Lacroix : L’État migratoire transnational correspond à l’ensemble des administrations et politiques produites par l’État pour la prise en charge des flux suscités par la migration, les flux de personnes bien sûr, mais aussi les flux d’argent et d'idées. Je distingue dans mon travail deux types d'État transnational migratoire : l’État émigratoire a pour fonction la gestion des flux suscités par l'émigration. On pense aux flux des personnes qui souhaitent partir mais il s’agit également des flux générés par les personnes déjà parties : transferts monétaire, les investissements ou encore le transfert d'idées politiques. Quant à l'État immigratoire, il a pour objet les flux d’immigration, générés par des personnes étrangères qui souhaitent s’installer sur son territoire. 

Cette distinction ne recouvre pas celle que l’on fait habituellement entre les pays d'émigration du Sud et les pays d’immigration du Nord. Tout État doit développer des politiques de gestion de ces flux entrant et sortant. La France a mis en place une administration pour gérer la population immigrée mais aussi des services en charge de ses nationaux partis s'installer dans d’autres pays. Mon collègue Christian Lequesne a notamment publié un ouvrage sur la diplomatie des Français de l’étranger. La France a donc construit à la fois un État émigratoire et immigratoire. 

Vous indiquez que votre objectif est de comprendre comment l'État se connecte aux flux transnationaux pour les contrôler. Est-ce bien cela? Pouvez-vous dire un peu plus de cette relation ?

Thomas Lacroix : La thèse que je défends dans ce travail, est que la transnationalisation de l’État suscitée par la gestion des flux de migration possède une dynamique qui lui est propre. Les pouvoirs publics doivent agir là où ces flux se matérialisent pour encourager ceux dont ils tirent un bénéfice et décourager ceux qui sont contraire à ses intérêts. Les politiques doivent comprendre comment ils fonctionnent, comment et où agir dessus et qui les portent. Les Etats s’appuient sur les structures à la fois sociales et spatiales qui organisent les champs sociaux transnationaux. 

La première section de ce travail porte sur ces structures de la société transnationale. J’en décris les éléments fondamentaux que sont les trois institutions sociales migratoires : les familles, les entreprises et les associations de migrants mais également les lieux, que j’appelle écotones, où se territorialisent les flux de la migration. La seconde partie du livre aborde la façon dont L’État prend appui sur l’ensemble de ces structures. Je parle d’un isomorphisme entre l’État et la société transnationale : en interagissant, l’Etat et la société transnationale se transforment mutuellement. C’est vrai pour l’État émigratoire comme pour l’État immigratoire mais pas tout à fait de la même façon. Le premier va plutôt s'appuyer sur les institutions sociales des migrants (les entrepreneurs pour les investissements, les familles pour leurs transferts d’argent, les associations pour leur soutien politique ou culturel). Les seconds vont plutôt agir dans les espaces de la migration pour contrôler les flux de personne : dans les pays de départ pour les dissuader de partir, sur les routes de la migration dans les pays de transit, aux frontières, dans les villes d’installation pour traquer les personnes en situation irrégulière ou soutenir l’installation des migrants légaux. 

Les États de réception comme d’émigration s’efforcent de gérer ces flux pluriels (humains, financiers ou culturels/politiques) afin d’en tirer des effets politiques et économiques. Que représentent ces flux transnationaux pour les États qui cherchent à en tirer parti ?

Thomas Lacroix : Aux yeux des pouvoirs publics, les flux sont profondément ambivalents. Ils sont nécessaires comme apport de devises ou de main d'œuvre, a fortiori dans une économie globalisée. Ils constituent toutefois un défi politique lorsque l’immigration contribue à introduire des idées ou des normes qui sont mal acceptées par la population ou par le gouvernement. L’État transnational a pour fonction de filtrer les flux de migration en fonction de ses intérêts. Les États immigratoires des pays du Nord s’efforcent d’encourager la venue de personnes qualifiées et de dissuader les autres profils de migrants. Les États émigratoires sont quant à eux preneurs des ressources économiques de la diaspora mais ils cherchent à écarter les flux politiques qui sont contraires à leur agenda. On peut penser par exemple aux groupes de dissidents exilés qui s’organisent pour soutenir leur cause dans leur pays d’origine. Cela est aussi vrai pour les pays démocratiques. Riva Kastoryano montre par exemple que la France est très embarrassée par le rapatriement des corps des djihadistes français morts en Syrie : même morts, leurs corps portent une charge symbolique que les autorités ne veulent pas voir importés sur le territoire national. 

Comment voyez-vous l'évolution de l'État transnational et quelles sont ses conséquences sur les relations internationales ?

Thomas Lacroix : Les flux migratoires ne sont pas des flux de globalisation comme les autres. Ils sont portés par des personnes douées d'agentivité et qui réagissent aux contraintes que les États leur imposent. Lorsque les autorités construisent un mur, les migrants vont tenter de le contourner. En réaction, les pouvoirs publics vont tenter d’adapter et prolonger ce mur. C’est vrai des murs physiques, dont l’extension pousse les migrants vers des routes toujours plus dangereuses et coûteuses. C’est également vrai des murs normatifs : parce que les visas de travail deviennent inaccessibles, les personnes optent pour le regroupement familial, se présentent comme demandeurs d’asile ou encore viennent en dehors des voies légales, ce qui incite les pouvoirs publics à adopter des lois toujours plus restrictives. L’État externalise ses frontières pour agir dès l’initiation des flux, il renforce ses frontières en augmentant ses moyens techniques et humains. Enfin, il intériorise ses frontières en enrégimentant des pans entiers de la société dans ce travail de contrôle, par exemple quand les employeurs sont obligés de contrôler les papiers de leurs employés sous peine d'amende. Je parle du vertige totalitaire qui a saisi les autorités publiques. Bien entendu, les sociétés résistent à cet embrigadement. On voit par exemple le mouvement des villes accueillantes s'étendre en Europe et en Amérique du Nord pour contrebalancer les menaces que constituent ces politiques pour les populations migrantes.

Il me semble enfin que ce vertige totalitaire est à l'origine d’une nouvelle diplomatie. Les États de départ et ceux de transit ont bien compris les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de l’obsession des pays d’immigration. On le voit dans les accords d’externalisation avec des pays comme la Turquie, l’Égypte ou la Tunisie qui sont prêts à coopérer mais moyennant des contreparties financières et politiques importantes. Inversement, ils peuvent utiliser la menace de l’ouverture de leurs frontières comme un moyen de pression diplomatique. Cela s’est vu par exemple quand des milliers de Marocains ont afflué dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla : le Maroc n’avait pas accepté de voir l’Espagne recevoir un général membre du Front Polisario. L'évolution de l'État transnational va, à mon avis, profondément transformer le champ des relations internationales.

Quelle a été votre approche méthodologique pour ce travail ?



Thomas Lacroix : Ce livre n'est pas l'aboutissement d'un programme de recherche avec un cadre méthodologique unique. Il s'appuie sur mon habilitation à diriger des recherches, le diplôme nécessaire dans le système académique français pour pouvoir encadrer des doctorants. Cette habilitation est une synthèse des travaux passés et une esquisse des orientations futures de la recherche. À cet égard, ce livre reflète les voies méthodologiques que j'ai empruntées au fil des ans : enquêtes ethnographiques sur divers groupes d'immigrés (Marocains et Algériens en France, Indiens et Polonais au Royaume-Uni et autres), enquêtes quantitatives axées sur les pratiques transnationales, étude des politiques européennes, nationales et internationales et analyse des municipalités et de leurs actions envers les migrants. Bien que je travaille moi-même sur le qualitatif, je pense que la combinaison de recherches quantitatives et qualitatives est essentielle pour faire progresser notre compréhension des phénomènes transnationaux. Ceci est particulièrement vrai pour ce livre dont l'objectif est d'esquisser une théorie générale du rapport entre Etat et société transnationale. La comparaison de différentes sources de données et d'études de cas provenant du monde entier est motivée par la volonté de produire des résultats généralisables.

Propos recueillis par Miriam Périer

Photo: Frontière mexicaine, photo de David Peinado Romero pour Shuterstock
Photo 2: Tour de contrôle côtière, photo de PHkorsart pour Shutterstock

  • 1. Lahire, Bernard. L'homme pluriel : les ressorts de l'action. Paris : Armand Colin, 2011.
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