Liberté d’expression et politiques du style. PARISS, nouvelle revue de sciences sociales
Une nouvelle revue de sciences sociales a vu le jour au printemps 2020. Publiée deux fois par an par Brill, Political Anthropological Research on International Social Sciences (PARISS) vise à promouvoir une pluralité de manières de penser, de chercher et d’écrire, afin d’offrir un espace de publication aux auteurs contemporains des sciences sociales venus d’au-delà du monde anglo-saxon. La revue s’intéresse aux sciences sociales, aux relations internationales, aux études globales, à la sociologie et à l’anthropologie, aux approches transdisciplinaires, aux arts et aux humanités. Ses quatre co-éditeurs Tugba Basaran, Monique J. Beerli, Didier Bigo et Emma Mc Cluskey ont répondu à nos questions.
Vous collaborez tous les quatre depuis plusieurs années sur différents projets. Qu’est-ce qui vous a amené à lancer une nouvelle revue, dans un paysage (les revues académiques) déjà très dense ? À quelles lacunes, à quelles absences cherchez-vous à répondre ?
PARISS Co-editors : Cette initiative est une tentative d’améliorer la collaboration entre plusieurs traditions intellectuelles et méthodologiques, et une manière de relier la théorie et la pratique ; elle vise aussi à traverser et faire se croiser des cultures académiques déjà établies. Nous quatre (les corédacteurs en chef) avons vécu ces expériences d’entre-deux au sein de différentes cultures académiques, notamment entre les cultures francophone et anglophone, et nous avons rencontré en route des obstacles stylistiques, linguistiques, mais aussi culturels, disciplinaires et académiques, les derniers se masquant derrière une orthodoxie portant sur les premiers. Pour illustrer ce propos, prenons plusieurs exemples : à la grande surprise d’un certain nombre de chercheurs anglophones, Anthony Giddens est considéré par les francophones comme un analyste politique et connu avant tout pour son inspiration de la troisième voie ; inversement parmi les anglophones, Raymond Aron est un économiste, Pierre Bourdieu un sociologue de l’éducation et Michel Foucault un philosophe ou un historien. Il en résulte des incompréhensions. Des termes simples comme « discours » ou « héritage » portent des significations différentes selon qu’ils sont évoqués dans le monde universitaire francophone ou anglophone. Le travail intellectuel se perd souvent dans la traduction.
Les divisions et les barrières existent également entre les disciplines, les méthodologies, à propos des styles d’écriture acceptables. Ces frontières du légitime à l’écrit déterminent la place de ce qui doit être dit et de la façon dont les choses doivent être exprimées. Nous en avons fait là aussi l’expérience personnelle par nos itinéraires intellectuels cheminant entre l’anthropologie, le droit, la sociologie, et les relations internationales. De nombreuses fragmentations du savoir viennent des frontières disciplinaires et intra-disciplinaires qui attribuent le pouvoir au politique, l’autorité au droit, les relations sociales à la sociologie. Ces barrières, ces interdits sur la forme de l’écriture tiennent moins à la langue qu’à des logiques disciplinaires cherchant à disqualifier les autres formes de savoir considérées dès lors comme des formes d’expression non-scientifiques, par exemple les récits des sciences humaines et de littérature dans le positivisme des sciences sociales aux Etats-Unis qui veut toujours s’en distinguer et qui dit s’inspirer des sciences « dures ». Ces exclusions épistémiques sont redoublées par celles des soi-disant méthodologies en termes de niveaux d’analyse qui cherchent en fait à construire des séparations fortes entre les individus, le national, et l’international (man-state-and war), afin de justifier leurs différents pré-carrés alors que ces distinctions n’ont pas de réelle pertinence intellectuelle pour penser l’international.
Le dépassement de la multiplicité de ces divisions ancrées dans les cultures et les traditions intellectuelles requiert un engagement commun durable pour publier en anglais mais différemment. La revue que nous avons lancée se veut une plateforme qui rend ce dépassement possible. Nous cherchons, à travers Political Anthropological Research on International Social Sciences (PARISS), à encourager une recherche en sciences sociales transversale qui puisse remettre en cause les approches conventionnelles du travail académique publié en anglais. Reste que tirer des lignes transversales exige non seulement une manière différente de penser mais aussi des pratiques intellectuelles qui offrent de nouveaux espaces, innovants et critiques. C’est ce que nous souhaitons faire avec PARISS.
La revue s’intéresse beaucoup à la question du « style ». Quels changements PARISS souhaite-t-elle introduire en matière de style sur le plan académique ? Y trouvera-t-on une plus grande liberté d’expression dans cette revue ?
PARISS Co-editors : C’est une excellente manière de formuler un des objectifs clés de PARISS. Nous espérons en effet qu’il y aura une plus grande « liberté d’expression » que dans d’autres revues, et que nous pourrons offrir un espace de réflexion et d’écriture plus hétérodoxe. Nous avons participé à plusieurs controverses sur la « politique du style » au cours de diverses conférences et séminaires au cours des dernières années, et nous estimons qu’il s’agit là d’une initiative qui fait écho aux préoccupations actuelles d’un nombre croissant de chercheurs qui ont un bon niveau linguistique mais dont les articles sont néanmoins rejetés au nom d’une certaine idée du style correct pour un anglais de sciences sociales. En effet, en dépit de la « mondialisation » des sciences sociales anglophones en termes de diversité d’origine géographique, il semblerait qu’il y existe néanmoins une manière unique et harmonisée de « faire » des sciences sociales, à l’anglaise. On aurait pu s’attendre à l’inverse : une pluralisation, une hétérogénéité et une créolisation accrues des manières d’écrire, mais ce n’est pas ce qui s’est produit. Nous avons donc fait le choix d’ouvrir le premier numéro de PARISS par une conversation autour de cette question des politiques du style qui résulte non seulement de nos débats collectifs, mais aussi de leur mise en pratique par une attitude réflexive sur les conséquences des décisions éditoriales émanant des « Conseils aux auteurs » proposés par les éditeurs et les maisons d’édition et des guides d’évaluation des revues. Nous voulons changer les choses dans ce domaine.
Nous refusons les instructions normatives concernant la longueur des textes, la limitation du nombre d’idées ou d’arguments par phrase, l’argument que seul le style direct est capable de produire un argument raisonnable, linéaire et compréhensible par sa simplicité. Portant telles sont les règles qui sont encore pour beaucoup tenues pour acquises et reproduites sans réflexivité, même au sein des revues qui se disent pourtant « critiques ». Si l’on y regarde de plus près, on prend conscience de l’aspect arbitraire de ces conventions et des privilèges qu’elles permettent de défendre.
Community and collective work. Copyright: Shutterstock
Sans prétendre au démantèlement complet de cet ordre établi, PARISS aspire en tout cas à encourager un foisonnement de sciences sociales plus hétérogènes et plus en phase avec les humanités. C’est ainsi que nous avons pensé l’article collectif publié dans le premier numéro (vol 1 Issue 1) comme une sorte « d’anti-manuel ». PARISS tient à offrir un espace ( mais pas une imposition de style différent) qui permettra aux chercheurs de bousculer les conventions et de se montrer créatifs. Prenons un exemple : pour nous, la complexité est précieuse et elle ne devrait jamais être « purifiée » ou aplatie sur l’autel des normes qui régissent les arguments linéaires du style direct car ce dernier gêne toutes les formes de pensées dialectiques ou diacritiques. La complexité n’est en effet pas un ensemble de faits compliqués qui pourraient être réduits à des faits simples en suivant un raisonnement pas à pas. Elle est une manière d’exister au monde, qui ne peut se traduire que par des arguments complexes qui peuvent requérir une manière d’écrire plus holistique.
Tout comme elle cherche à rompre avec ces formes de violence symbolique, la revue cherche aussi à se départir du colonialisme linguistique à l’œuvre dans les revues des sciences sociales. De fait, nous encourageons les auteurs à nous soumettre des articles écrits dans leur langue d’origine et nous faciliterons une traduction en anglais en nous engageant à ne pas détruire le style spécifique à chaque tradition d’écriture des sciences sociales, et en développant des formes vernaculaires de l’anglais. En ce sens, PARISS veut être le miroir de la diversité des styles d’écriture afin de réinventer un anglais universitaire dans un univers constitué de plusieurs univers. Les assemblages, les collages, l’utilisation de métaphores, d’analogies et de récits « fictionnels » qui s’appuient sur des affirmations vérifiables figurent parmi les exemples d’un art d’écrire qui sera privilégié par la revue.
PARISS a pour objectif, selon vos propres mots, d’« offrir un espace pour une recherche exceptionnelle et pourtant marginalisée dans d’autres lieux en raison des conventions académiques ». Pouvez-vous développer cette idée ?
PARISS Co-editors : La raison pour laquelle nous accordons une telle importance aux politiques de conventions stylistiques dans l’édition universitaire, c’est que leurs effets vont bien au-delà des conséquences qu’elles peuvent avoir sur la forme achevée du texte, le format ou même l’esthétique de la production scientifique. Elle porte en elle-même l’exigence d’une critique qui puisse donner lieu à une action contre cette standardisation implicite de la manière dont les chercheurs en sciences sociales devraient écrire et penser quand ils passent à l’anglais, et les effets d’exclusions de certains et de privilèges d’autres que cette tradition stylistique génère. Il faut éviter que les politiques du style finissent par universaliser des critères qui étaient autrefois locaux, circonstanciels et donc particuliers, en favorisant le rejet d’articles au nom d’un certain style, au sein d’une compétition internationale des publications, ou qu’au mieux cela pousse à la marginalisation des formes d’écriture universitaire qui ne se conforment pas aux codes et aux normes hégémoniques des revues orthodoxes qui façonnent la manière dont la « qualité » est conceptualisée, mesurée et définie.
Imaginez le nombre de manuscrits qui n’ont jamais été publiés parce qu’ils ne correspondaient pas au calibrage attendu des articles scientifiques ou des ouvrages. Rappelons que ces limites ont été imposées à l’origine en raison de l’impression des textes sur papier. De même, combien de textes ont été écartés parce qu’ils développaient un « trop grand nombre » d’arguments ? Pire, comme l’anglais est désormais la lingua franca de la sphère universitaire internationale, de nombreux chercheurs n’osent pas publier en anglais ou n’ont simplement pas les ressources de faire traduire leurs textes dans une langue autre que la leur, inhibant ainsi la circulation internationale des savoirs. Comme nous l’écrivons dans l’article collectif The Art of Writing Social Sciences, ces barrières ont appauvri les débats intellectuels, tout en permettant à une minorité anglophone de dicter les termes de « l’excellence » et de la « bonne » science.
Alors, comment dépasser ces difficultés ?
PARISS Co-editors : Mettre la critique en œuvre est toujours un défi, notamment quand on est devant un Goliath comme l’industrie de l’édition universitaire (anglo-saxonne) mais nous essayons par plusieurs moyens de rompre avec les politiques de style académique et de rendre plurielle la pratique universitaire. La revue a choisi de rendre cette question prioritaire en l’incluant parmi les sept grand thèmes que PARISS abordera dans les trois prochaines années. L’appel à communications donne à ce titre plus d’indications, la revue acceptera des articles s’intéressant aux conventions académiques, aux formes d’ostracisme qu’elles génèrent et aux stratégies permettant d’agir différemment. Ensuite, nous travaillons à transformer le processus d’évaluation et les critères utilisés pour savoir si un travail « mérite » d’être publié.
Cela ne signifie pas que la « qualité » ne figure pas parmi nos préoccupations, mais nous voulons soulever la question de la manière dont cette qualité est évaluée. Enfin, pour faire tomber la barrière de la langue, nous acceptons les propositions d’articles rédigés dans d’autres langues que l’anglais, une pratique inaugurée par International Political Sociology en 2007 et adoptée également par d’autres revues. Nous explorons les ressources qui pourraient nous permettre de faciliter le travail de traduction en anglais ou d’editing d’un article accepté. Ainsi, pour les articles acceptés pour leurs qualités intrinsèques et leur potentiel en dépit d’un éventuel déficit des règles de style, nous avons intégré une discussion avec un des évaluateurs dans le processus d’édition. Ce dernier agira comme un sherpa, guidera l’auteur tout au long du parcours de traduction stylistique et lui permettra de finaliser un article en anglais dans le respect de son style d’origine, de sa pensée et de sa présentation de ses arguments.
La revue – et les éditions Brill – offrent un abonnement gratuit de deux ans à quiconque s’enregistre sur le site de Brill. Comment cela fonctionne-t-il ?
PARISS Co-editors : C’est très facile. Toute personne désireuse d’en connaître plus sur le journal se rend sur le site de Brill et peut ainsi y lire l’éditorial qui y est publié en open access. Si les thématiques et la philosophie de la revue l’intéressent, cette personne peut se créer un compte sur le site, en utilisant le code « PARI4U » qui lui donne un accès à l’ensemble des articles gratuitement pendant les deux premières années de la revue.
Cet offre généreuse de Brill résulte de nos discussions à propos des objectifs de la revue. De nombreux jeunes chercheurs, précaires, ont des obligations bureaucratico-administratives imposées par leurs systèmes nationaux d’enseignement supérieur et de recherche qui les contraints à publier dans des revues « côtées », avec un niveau élevé de citations. Dans la mesure où ce classement ne tient pas compte des revues avant qu’elles atteignent les cinq ans d’existence – souvent plus pour les revues non-anglophones –, les idées novatrices doivent se conformer aux règles stylistiques des revues « anciennes » situées en haut du classement de leur discipline. Dans le cas de PARISS, les lecteurs peuvent juger immédiatement du contenu de la revue en open access et les auteurs auront beaucoup plus de chance d’être cités si leur article est disponible facilement et gratuitement.
Entretien et traduction de l’anglais par Miriam Périer
La page de PARISS sur le site des éditions Brill
La page de PARISS sur notre site.