L'Indo-Pacifique : quels contours ? quels enjeux ?
La notion d’Indo-Pacifique est en passe de structurer le discours géostratégique non seulement de nombreux pays de la région (à commencer par le Japon – son berceau originel – et l’Australie), mais aussi de plusieurs pays occidentaux. Les Etats-Unis ont déjà rebaptisé leur United States Pacific Command en United States Indo-Pacific Command. En Europe, la France a été l’un des premiers pays de l’UE à faire de l’Indo-Pacifique une de ses priorités géopolitiques, comme en a témoigné le discours d’Emmanuel Macron du 2 mai 2018 à Garden Island (Sydney). Depuis, l’Allemagne a formulé sa propre vision de la zone en octobre 2020, suivie peu après par les Pays Bas. A cette liste de pays européens, il faut ajouter le Royaume-Uni qui cherche lui aussi à se tourner vers l’Asie, notamment pour amortir les conséquences du Brexit.
Parmi les Occidentaux, la stratégie dite Indo-Pacifique oscille entre deux pôles. Pour les Etats-Unis de Donald Trump, il s’agissait principalement de constituer une coalition acquise à une politique de "China containment", coalition dont le noyau dur devait être le "Quad" (Etats-Unis, Australie, Japon, Inde). Pour la France et l’Allemagne, si cet objectif est parfois évoqué, il s’agit officiellement de veiller – de manière "inclusive" et sans hostilité déclarée vis-à-vis de Beijing – au respect du droit international dans la zone, en défendant notamment la liberté de navigation et en promouvant un multilatéralisme plus large (et, à travers lui un monde multipolaire). Au niveau européen, des nuances parfois très fortes subsistent toutefois. Si la France privilégie une approche stratégico-militaire (à laquelle les contrats d’armement qu’elle a remportés en Inde et en Australie ne sont pas étrangers), l’Allemagne a de l’Indo-Pacifique une vision davantage économique et commerciale. Et si la France s’appuie surtout sur l’Inde et l’Australie, pour l’Allemagne, l’Asie du Sud-Est constitue le centre de gravité géographique de l'Indo-Pacifique. Paris et Berlin convergent néanmoins de plus en plus sur un point : ils souhaitent européaniser leur politique – ne serait-ce que pour mutualiser certains coûts financiers – en obtenant de l’UE qu’elle s’y investisse.
Pour les leaders asiatiques de l'Indo-Pacifique, inscrire leur Etat-Nation dans un cadre ainsi dénommé n’est pas neutre. Dans le passé, la formule la plus utilisée – l’Asie-Pacifique – renvoyait davantage à un répertoire identitaire. L’Indo-Pacifique est une notion plus ouverte car plus purement géographique : elle désigne l’aire qui s’étend d’un océan à l’autre et où des non-asiatiques peuvent apparemment jouer un rôle légitime. Pour autant, cette référence n’efface pas les nationalismes. En Indonésie, par exemple, le Président Joko Widodo a pu, lors de la campagne électorale de 2014, établir un lien entre cette notion et l’âge d’or des royaumes de Majapahit et Srivajaya.
Cette tension entre intégration régionale et repli ou instrumentalisation nationaliste se retrouve dans le domaine économique. Si l’Asie-Pacifique, telle qu’elle s’était incarnée dans le Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC) à partir de 1989, visait à regrouper des poids lourds de la région, des Etats-Unis au Japon en passant par l’Australie, la Corée du Sud et Taiwan, l’abandon par Donald Trump du Trans-Pacific Partnership (TPP) – pièce maîtresse du pivot vers l’Asie voulu par Obama – a laissé le champ libre à la Chine, l’architecte du Regional Economic Cooperation Partnership. Le fait que certains pays de la région – comme l’Inde, de plus en plus protectionniste – aient refusé de rejoindre cet RECP reflète certaines appréhensions vis-à-vis de la montée en puissance de la Chine.
Pour faire avancer la réflexion, le CERI et le GIGA, un de ses partenaires européens les plus anciens, ont constitué un groupe de recherche commun, l’Observatoire Franco-Allemand de l’Indo-Pacifique. Celui-ci a vocation à être le creuset d’une recherche située à l’intersection des relations internationales et des aires culturelles : d’un côté, il sera question de rapports de pouvoir, de coalitions (anti-chinoises notamment), de manœuvres militaires conjointes ; d’un autre côté, seront explorées les dimensions historique, sociologique et culturelle, essentielles à l’intelligence du "projet indo-pacifique".
Cette recherche s’attachera non seulement à définir les contours géographiques de cette notion à géométrie variable qu’est l’Indo-Pacifique, mais aussi à la positionner par rapport à la Chine. Le poids des (inter)dépendances économiques, commerciales et industrielles sera analysé en détail, à l’instar des infrastructures (portuaires et autres) déjà réalisées ou en devenir, tant les enjeux de connectivité sont importants dans la zone. Un autre thème de travail concernera les formes que revêt la coopération militaire, des ventes d’armes aux manœuvres conjointes en passant par les questions d’interopérabilité. Les attentes des pays de la région vis-à-vis des Occidentaux seront elles aussi examinées, de manière à saisir jusqu’où ces Etats souhaitent-ils voir les Américains et les Européens s’impliquer – et de quelle manière.