Moyen-Orient, histoire et laïcité. Entretien avec Jean-Pierre Filiu
Historien, spécialiste du Moyen Orient, Jean-Pierre Filiu est l'auteur de l'ouvrage Le milieu des mondes. Pour une histoire laïque du Moyen Orient, de 395 à nos jours (traduit en anglais sous le titre The Middle East: A Political History from 395 to the Present, publié par Polity en october 2023), dans lequel il adopte une approche résolument laïque, par laquelle il explore et nous donne des clés de compréhension d'un millénaire et demi d'histoire de la région, à partir de la fondation de l'Empire romain d'Orient en 395 de notre ère. Jean-Pierre Filiu répond à nos questions dans cet entretien.
Vous proposez une histoire laïque de la région que nous appelons le Moyen-Orient. Pourquoi insister sur cette laïcité nécessaire du regard de l’historien ? Dans l’introduction, vous évoquez une “saturation symbolique”, qu’entendez-vous par ces termes ?
Jean-Pierre Filiu : La laïcité devrait aller de soi dans toute démarche historique digne de ce nom. Mais force est de constater que celle-ci est pour le moins malmenée, voire tiraillée dans le débat français de nos jours. C’est une des raisons pour laquelle j’ai voulu l’afficher comme inspiration de ma démarche, d’autant plus que mon sujet d’étude, le Moyen-Orient, est régulièrement présenté comme fatalement englué dans des problématiques de type religieux. Il y a en effet une forme de « saturation symbolique » du registre religieux dans les discours de mobilisation politique et de justification identitaire. L’historien se doit cependant d’aller au-delà de tels discours, sur lesquels se focalise une approche par trop littéraliste, afin de mettre en lumière les évolutions en profondeur, particulièrement dans la longue durée. Cette entreprise de déconstruction des « grands récits » conduit à désacraliser non seulement les interprétations de type confessionnel mais aussi les fresques idéologiques. Car les « histoires saintes » ne sont pas toutes au Moyen-Orient à caractère religieux, loin de là. Il existe aussi une « histoire sainte » du nationalisme arabe ou de la Perse éternelle, une « histoire sainte » de la colonisation ou de la décolonisation.
Pourquoi avoir choisi l’année 395 comme point de départ de votre ouvrage ?
Jean-Pierre Filiu : Cette date, avec la fondation de l’Empire romain d’Orient, est fondamentalement politique, car cet Empire se sépare alors de son frère jumeau d’Occident, lui aussi chrétien, dans un partage de l’espace méditerranéen qui fonde le Moyen-Orient comme espace autonome. Constantinople fait face à Ctésiphon, capitale de l’Empire sassanide, que les Perses ont choisi d’installer en Mésopotamie plutôt qu’en Perse même. Ces deux empires se réclament chacun d’un monothéisme d’État, le christianisme, alors à la fois « catholique » et « orthodoxe », à Constantinople, et le zoroastrisme à Ctésiphon. Pourtant, ils vont coexister durant le plus clair des deux siècles suivants, développant chacun une bureaucratie de spécialistes de la culture de l’autre, dans une dynamique plus diplomatique que belliciste. Il s’agit d’une belle illustration de l’importance très relative du conflit supposé inexpiable entre religions au Moyen-Orient. En outre, l’année 395 permet d’éviter de choisir comme point de départ le 0 du calendrier chrétien ou 622, l’Hégire de Mahomet de La Mecque à Médine, celui du calendrier islamique. Le choix de l’une ou de l’autre de ces dates, malgré la meilleure volonté du monde, conduit à privilégier la dynamique de développement de l’une ou de l’autre de ces religions aux dépens des processus politiques qui ont ma faveur.
La région suscite un grand nombre d’incompréhensions. Comment les expliquez-vous ?
Jean-Pierre Filiu : J’admire votre sens de l’euphémisme avec ce terme d’« incompréhensions ». Je dirais plutôt que le Moyen-Orient déchaîne les passions contradictoires, qui toutes se réclament d’un « grand récit » largement fantasmé. L’historien de cette région se retrouve ainsi confronté à des injonctions parfois virulentes, surtout quand il démonte tel ou tel mythe central pour la propagande de tel ou tel camp. Mais, et j’insiste sur cette dimension plus réconfortante, je rencontre partout une demande de sens, demande profonde et sereine, et pour tout dire citoyenne. C’est à cette demande que je me suis efforcé de répondre par un livre qui déroule des problématiques décalées par rapport aux « histoires saintes » brandies par les uns et par les autres. J’avoue avoir « francisé » systématiquement patronymes et toponymes afin de les rendre plus accessibles aux lecteurs, dans une démarche générale de « désorientalisation » de mon sujet.
Cette approche didactique est servie par une série de vingt cartes, toutes originales, deux pour chaque chapitre, une pour l’ensemble de la région, l’autre pour une zone et une période plus limitées dans l’espace et dans le temps. Chaque chapitre offre aussi une chronologie indicative et une sélection bibliographique, pour tous ceux qui souhaiteraient approfondir le sujet. Plus mon récit se rapproche de la période actuelle (il s’achève en 2020), plus j’insiste sur les aspirations communes aux peuples du Moyen-Orient et à ceux du reste du monde, à commencer par l’Union européenne. Cela me paraît indispensable pour surmonter les « incompréhensions » que vous évoquiez.
Par cet ouvrage, vous appelez au nécessaire dépassement des frontières chronologiques. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Jean-Pierre Filiu : Je suis moi-même contemporanéiste mais je me suis déjà saisi, dans des ouvrages précédents, comme L’Apocalypse dans l’islam, Histoire de Gaza ou Le Miroir de Damas, de la longue durée moyen-orientale. Cela s’est d’abord imposé à moi pour mettre en lumière les mensonges et les manipulations des bourreaux modernes, dictateurs ou djihadistes, qui travestissent le passé pour légitimer leur propre terreur. J’ai cependant souhaité aller au-delà dans le présent livre pour retrouver le souffle du temps long, qui nous apprend tellement sur les dynamiques effectives de construction et de contestation du politique. Je propose désormais une périodisation différente de celle qui est habituellement… « consacrée ». C’est ainsi que je traite des Croisades, événement somme toute périphérique par rapport aux invasions mongoles, dans deux chapitres différents. C’est ainsi que je préfère à 1453, année de la prise ottomane de Constantinople, l’année 1501, qui marque la fondation de la Perse safavide, qui impose le chiisme d’État et contraint, par un tel défi, les Ottomans, jusque-là tournés vers l’Europe, à s’emparer de la majeure partie du Moyen-Orient ou que je traite du « long XIXe siècle », de 1798 à 1914, dans deux chapitres distincts, l’un dédié aux interventions de type impérialiste, l’autre aux évolutions internes à la région, celles-ci étant trop souvent occultées, au moins en partie, par celles-là.
Après cette histoire laïque du Moyen Orient, vers quoi orientez-vous vos recherches ? Vous avez également travaillé sur une grande variété de formats, y compris le roman graphique, qu’en est-il aujourd’hui ?
Jean-Pierre Filiu : J’ai la chance de pouvoir traiter d’une actualité, foisonnante au Moyen-Orient, sur mon blog Un si Proche Orient, dont les billets sont diffusés tous les dimanches matin sur le site du quotidien Le Monde. Je me concentre par ailleurs sur des réflexions au plus long cours. Après ce Milieu des mondes, de très loin l’ouvrage qui m’a demandé le plus de travail, je constitue une documentation diverse, là encore sur la longue durée, sur la diffusion et l’usage des stupéfiants au Moyen-Orient. Mon ambition est de pouvoir offrir, le moment venu, une histoire originale traitant à la fois de drogue et de société.
Permettez-moi de conclure cet entretien en évoquant la collègue et l’amie à qui j’ai dédié mon livre, Fariba Adelkhah, dont l’appel poignant, lancé depuis la prison iranienne d’Evin, résonne toujours avec force : « Sauver les chercheurs, sauver la recherche pour sauver l’histoire ». Liberté pour Fariba !
Propos recueillis par Miriam Périer.
Une version anglaise de cet ouvrage a été publiée chez Polity en octobre 2023.