De Bombay à Mumbai : une ville en mutation politique, économique et sociale. Entretien avec Christophe Jaffrelot
Christophe Jaffrelot publie avec Vanessa Caru Histoire de Bombay/Mumbai aux Editions Fayard. Le chercheur, qui sillonne la mégapole depuis les années 1980, nous parle de la ville d’hier et d’aujourd’hui et évoque son rapport personnel à Bombay/Mumbai.
Bombay ? Mumbai ? Deux noms pour une ville ? Comment s’explique cette particularité ?
Christophe Jaffrelot : C’est que la ville a changé de nom en 1995, comme tant d’autres en Inde, un pays où, depuis la fin du XXe siècle, les autorités locales manifestent ainsi leur désir de retourner aux sources pré-coloniales de leur identité. En l’occurrence, « Bombay » était la forme anglicisée du nom dont les Portugais avaient baptisé la cité, tandis que les gens du cru disaient « Mumbai », son appellation en langue marathi, du nom de la déesse hindoue patronne de la localité. Le changement de nom est intervenu à la faveur d’une alternance politique, après l’arrivée au pouvoir de la Shiv Sena, un parti ethno-nationaliste combinant régionalisme maharashtrien et défense des traditions hindoues.
Dans quelle mesure Bombay, capitale économique et financière et vitrine de la modernité de l’Inde symbolise-t-elle le dynamisme économique de l'Inde ou plus largement de l’Asie du sud ?
Christophe Jaffrelot : Mumbai est en effet la vitrine économique du pays mais les ressorts de son dynamisme ont beaucoup changé. De la fin du XIXe siècle à la fin du XXe, les fleurons de l’industrie indienne - en particulier dans le secteur du textile - y ont prospéré. Au XXIe siècle, c’est dans les services que la ville excelle, qu’il s’agisse de finances (la ville accueille d’ailleurs la Bourse de l’Inde et les sièges sociaux de nombreuses banques) ou, à un moindre degré des technologies de l’information et de l’entertainment à travers Bollywood, haut lieu du cinéma indien. Mais Mumbai souffre de la concurrence d’autres centres économiques et financiers comme Delhi et Gurgaon (situé dans la banlieue de Delhi) où de nombreuses entreprises - notamment multinationales - établissent leur quartier général pour être proches du pouvoir. GIFT City, le centre financier créé par Narendra Modi au Gujarat, lorsqu’il dirigeait le gouvernement de l'Etat, monte aussi en puissance aux dépens de Mumbai - il faut dire que l’écrasante majorité des hommes affaires officiant à Mumbai est d’origine gujaratie !
De quelle(s) façon(s) le territoire de la ville s’est-elle adaptée à son développement économique et notamment à son intégration au processus de mondialisation ?
Christophe Jaffrelot : Le développement économique s’est d’abord traduit par la densification du bâti - au point qu’il ne reste guère d’espaces verts - et l'extension territorial d’une cité en forme d’entonnoir qui ne pouvait guère progresser que vers le nord, jusqu'à la création d’un ville nouvelle, Nai Mumbai, à l'est. Ces développements sont allés de pair avec l’essor d’infrastructures de transports - des ponts, des voies express, un périphérique, des voies sur berge, un métro, des lignes de trains etc. - qui ont largement défiguré la ville et qui contribuent à la rendre irrespirable. Cependant, comme nous le montrons dans le livre, Mumbai n’est pas une ville globale au sens où on l’entend lorsqu’on évoque les performances économiques de New York, Londres ou même Shanghai. Certes, il s’agit toujours d’une plaque tournante pour le commerce extérieur de l’Inde et sa place financière reste importante mais les volumes échangés restent limités et les ports et les services financiers du Gujarat concurrencent Mumbai de plus en plus souvent.
Au cours des dernières années, la ville a perdu de sa mixité sociale, elle a perdu ses ouvriers. Une Bombay de moins en moins cosmopolite et de moins en moins diverse est-elle encore Bombay ?
Christophe Jaffrelot : La question de la mixité sociale et celle du cosmopolitisme doivent être regardées séparément. Bombay pouvait apparaître comme un lieu socialement mixte jusqu’aux années 1980, lorsque les usines trônaient au coeur de la ville, entourées de chalis (cités ouvrières aux loyers peu élevés), tandis que les patrons vivaient à quelques encablures dans les beaux quartiers. Le monde ouvrier faisait alors entendre sa voix grâce aux élus et aux intellectuels communistes. Toutefois, il ne faut pas idéaliser le passé : la mixité était peu développée car les enfants des pauvres ne côtoyaient pas les mêmes écoles que ceux des riches et la caste dictait sa loi. Ceci posé, en passant de l’industrie aux services, Bombay devenu Mumbai a connu une mue qui s’est traduite par la quasi-disparition de la classe ouvrière. Ses membres, paupérisés, ont été contraints de faire des petits boulots. Quittant les chalis, ils se sont repliés sur des bidonvilles qui accueillent la moitié de la population. A la place des usines, on a vu sortir de terre des immeubles et des logements de standing, signes d’une véritable gentrification. Mumbai accueille en outre, aujourd’hui, plus de milliardaires que Shanghai. Ces deux mondes se côtoient encore moins qu’hier.
Le déclin du cosmopolitisme renvoie à une logique moins sociale que culturelle, et le processus est plus précoce encore. Jusqu’aux années 1960, Bombay était un haut lieu de la culture progressiste mêlant l’avant-garde picturale (comment ne pas citer ici le peintre M.F. Husain !), la littérature engagée, le jazz, etc. Tous ces courants comme les partis de gauche de Bombay, où communistes et socialistes ont longtemps été respectivement les deuxième et la troisième forces du pays, étaient « branchés » sur le monde. Surtout, les communautés religieuses vivaient en bonne intelligence, comme Rushdie, un enfant de Bombay - et pas seulement de minuit ! - le rappelle aujourd’hui. La ville a basculé dans l’ethno-nationalisme à partir des années 1960 lorsque la Shiv Sena a voulu rendre la ville aux « fils du sol » et qu’elle s’en est prise aux migrants du nord hindiphone et du sud, et plus encore à partir des années 1990, lorsque le même parti a versé dans le nationalisme hindou et s’est attaqué, cette fois, aux musulmans qui ont été victimes d’un véritable pogrom en 1993. La vague d’attentats qui s’est ensuivie, en guise de représailles, a davantage encore éloigné les communautés l’une de l’autre.
Quelles sont les conséquences de la gentrification croissante de Bombay sur sa population et son tissu social ? Quelles sont les limites du développement d’une ville qui compte le plus grand nombre de milliardaires d’Asie mais dont la moitié des habitants vivent dans des bidonvilles ?
Christophe Jaffrelot : La gentrification de la ville a eu pour conséquence de refouler les pauvres à la périphérie de la ville, toujours plus loin vers le Nord ou de les forcer à rejoindre des bidonvilles dont la densité donne le vertige - il suffit de se rendre à Dharavi pour s’en rendre compte. Le problème vient d’abord du prix du mètre carré. Celui-ci est tel qu’aujourd’hui, non seulement les riches sont les seuls à pouvoir à habiter dans le sud de la ville - on pourrait dire en centre-ville -, mais les bidonvilles eux-mêmes sont menacés de disparition. Dharavi fait ainsi l’objet d'immenses convoitises. L’oligarque en chef qu’est Gautam Adani, l’homme d’affaires le plus proche de Modi depuis plus de vingt ans, vient d’obtenir le droit de « redévelopper » Dharavi. On sait ce que cela signifie : nombre de ses habitants vont devoir partir et quand ils s’installeront dans des habitats encore plus précaires en lointaines banlieues, ils perdront leur emploi ou bien ils devront pour rejoindre leur lieu de travail faire des trajets interminables en train ou en bus, des moyens de transport dans lesquels la ville a peu investi et qui sont saturés. Une autre conséquence de la gentrification se lit d’ailleurs dans l’essor des infrastructures de transport destinées aux riches, à commencer par les routes et les ponts à péage.
De quelle façon l'héritage colonial de Bombay continue-t-il de façonner la ville d’aujourd'hui ?
Christophe Jaffrelot : Comme je l’explique dans le livre, Mumbai est l’une des rares villes de l’Inde - et même de l’Asie du Sud - où l’héritage architectural bénéficie d’une certaine protection, et cela grâce à des initiatives privées, de la part de chefs d’entreprise qui ont été portés à la philanthropie avant même que la puissance publique ne s’intéresse au sujet. Du coup, si bien des bâtiments ont disparu, il en reste encore beaucoup - plus que dans la plupart des villes d’Asie du Sud. Certains font figure d’icônes, comme la gare centrale, le tribunal, l’université, l’hôtel de ville, etc. Au-delà de l’héritage colonial, Bombay possède un patrimoine art déco de Bombay qui date de l’entre-deux guerres, mais qui se prolonge au-delà de l’indépendance.
Quel est votre rapport personnel à Bombay ?
Christophe Jaffrelot : C’est l’une de mes villes de cœur, avec Bhopal où j’ai fait mes premiers terrains dans les années 1980. Je me souviens distinctement d’un trajet de bus de nuit (et de jour !) entre Bombay et Bhopal, cela devait être en 1987, au départ duquel j’ai vu un père et son fils ramasser les détritus. Ils étaient en haillons mais dignes et même beaux. Je me rappelle m'être dit qu’une fois que j’aurai fini ma thèse sur les nationalistes hindous, c’est sur cette plèbe que je travaillerai. Je l’ai d'abord fait dans le Nord, dont je parlais la langue, mais avec ce livre, où Vanessa Caru et moi manifestons la même sensibilité à l’histoire sociale, je reviens aux pauvres de Bombay/Mumbai.
La ville représente bien sûr davantage pour moi ! J’en ai arpenté les rues et les bidonvilles pendant trente-sept ans, de 1984 à 2020, au cours d’une bonne centaines de voyage. Mon itinéraire fétiche a longtemps été Delhi/Bhopal/Bombay, puis Delhi/Agra/Bombay, puis Delhi/Poona/Mumbai, puis Delhi/Ahmedabad/Mumbai… Et je me suis fait tellement d’amis à Mumbai !
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Couverture de l'ouvrage Histoire de Bombay/Mumbai (Fayard).
Photo 1 : Capitale financière de Mumbai, le ciel indien. Crédit : Sapsiwai pour Shutterstock.
Photo 2 : Ancienne vue de la baie de Bombay, créée par Chambeyron, publié sur L'Illustration journal universel, Paris, 1857. Crédit : Marzolino pour Shutterstock.
Photo 3 : Les bidonvilles de Dharavi sur les rives d'une rivière, Mumbai. Crédit : Tom Young Wildlife pour Shutterstock.
Le lancement de l'ouvrage aura lieu le 13 septembre prochain à 17h. Informations et inscriptions ICI