Pandémie et Etats dans la péninsule arabique : premiers jalons réflexifs

04/06/2020

Avec retard par rapport aux pays européens, les sept pays de la péninsule arabique1 ont longtemps semblé épargnés par la pandémie de Covid-19. Les chiffres se sont emballés au cours du mois de mai 2020, au cœur du ramadan, en particulier au Koweït, au Qatar et au Yémen. Partout, les statistiques (dont l’exactitude demeure, comme ailleurs, sujette à caution) restaient néanmoins modestes comparées à celles de l’Europe de l’ouest. Au 26 mai 2020, à l’exception du Koweït qui atteignait les 39 morts par million d’habitant, aucun des pays de la péninsule ne dépassait officiellement les 14 morts par million d’habitants, alors que cette macabre statistique en France s’établissait à cette même date les 440 . 

Pourtant, la péninsule arabique a très tôt pris une série de décisions radicales,  sans doute à contretemps car calquées sur les phases européenne et américaine de la pandémie. Elles répondaient à une injonction, implicite mais forte, concernant la « bonne gouvernance » sanitaire. La pandémie paraît en effet avoir rapidement imposé une nouvelle norme internationale, redéfinissant les termes de ce que signifie agir et « regarder à la façon d’Etat » pour reprendre la fameuse réflexion du politiste James Scott2

Les premières fermetures de frontières, d’aéroports, de mosquées et d’écoles, la mise en vigueur de couvre-feux et de mesures économiques drastiques ont été prises dans la région dès février 2020, parfois avant même le signalement des premiers cas, actant un quasi-gel des activités jusqu’à la rentrée de septembre, ainsi pour les écoles en Arabie Saoudite où une fermeture de six mois a été prononcée fin mars. De fait, la longueur de la phase de confinement associée à une diffusion apparemment faible du virus (ainsi qu’à la croyance en sa disparition avec la chaleur) a affecté les comportements de la population pendant le mois de ramadan. En préparation de l’Aïd el-Fitr, grande fête familiale célébrant la fin du ramadan, les discours des autorités se sont faits plus alarmistes, appelant à ne pas baisser la garde et à « rester à la maison (khalik fil-bayt) », certains gouvernements, comme celui du Koweït, ont imposé un couvre-feu total. Cette politique de prévoyance s’est accompagnée de nuances d’un pays à l’autre. Elle confine à la panique quand les chaînes d’approvisionnement en nourriture sont affectées. Néanmoins, malgré des différences réelles, cette logique partagée par les sept sociétés constitue un matériau intéressant pour la recherche. A ce stade préliminaire de nos interrogations, nous faisons l’hypothèse que les politiques publiques mises en place pour faire face à la pandémie peuvent être lues à la lumière de la transformation des Etats dans la péninsule arabique. Peut-être plus que nulle part ailleurs, ces derniers ont fait de la pandémie à la fois un test et un mode de (re)légitimation de leur pouvoir.

Faire valoir un Etat protecteur, efficace et moderne

En prenant des décisions contraignantes, les six monarchies du Golfe (soit l’entièreté de la péninsule, Yémen exclu) ont tôt veillé à se positionner comme les garantes de la bonne santé de leurs populations. Face à des Etats libéraux et démocratiques incapables de faire face au virus, la logique autoritaire autour du pouvoir charismatique de l’émir, du sultan, du roi ou de facto du régent (au Koweït, aux Emirats arabes unis et en Arabie Saoudite) a souhaité montrer sa grande efficacité. Les politiques publiques radicales (qui imposaient par exemple au Koweït la fermeture des supermarchés à l’exception des coopératives publiques), la communication très centralisée (la diffusion de la presse papier a été interrompue en Oman) et la mise en place de plans de relance budgétaire (les Emirats arabes unis ont par exemple drastiquement réduit les taxes sur les entreprises) avaient pour but de montrer la réactivité des gouvernants face à la crise.  

La situation de quasi-régence dans trois pays de la péninsule et l’arrivée au pouvoir en Oman d’un nouveau sultan, Haytham ibn Tariq, le 11 janvier 2020 (après cinq décennies de règne de Qaboos ibn Saïd) ont aussi imposé des enjeux de légitimation politique. Dans ce contexte, la gestion de la pandémie permet d’assurer la crédibilité du nouveau pouvoir. Elle ouvre un nouveau champ sanitaire d’intervention, jusque-là quelque peu négligé par les gouvernements concentrés sur les enjeux économiques (mettre en place la diversification des ressources), sociaux (lutter contre le chômage), sécuritaires (gérer les rivalités géopolitiques avec l’Iran) ou sociétaux (parvenir à mettre à distance les acteurs religieux). Ce champ sanitaire impose une technicité nouvelle pour des pouvoirs qui valorisent leur capacité d’adaptation. Au Koweït par exemple, la pandémie a coïncidé avec la nomination d’un nouveau Premier ministre, Sabah al-Khaled, à l’issue d’une période d’instabilité et alors que la santé de l’émir, Sabah al-Ahmed, âgé de 91 ans, est chancelante. 

Le savoir-faire des Etats se révèle également par la constitution d’institutions ad hoc. Ainsi, en Oman, le 10 mars 2020 a été créé le Comité suprême de suivi du coronavirus (al-lajna al-‘uliya li-mutaba‘a al-kuruna), qui rassemble plusieurs experts et ministres, dont ceux de l’Intérieur et de la Santé. Par des conférences de presse régulières, ce comité a annoncé la mise en place de procédures facilitées de licenciement pour les travailleurs étrangers, il encadre les conditions de réduction du temps de travail des Omanais, il a déclaré la mise en quarantaine de quartiers touchés par le virus et d’autres mesures d’exception. 

La promotion d'une telle assemblée sur la scène publique transforme les équilibres du pouvoir et sa communication. Elle valorise aussi l’idée d’un Etat fondé sur l’expertise et la science mais qui demeure bienveillant et qui préfère conseiller plutôt qu’imposer. Elle impose enfin une centralisation des réponses à la crise, jusque dans l’aide humanitaire distribuée aux travailleurs étrangers qui ont perdu leurs revenus et qui sont aujourd’hui dans l’incapacité de rentrer dans leur pays. Les initiatives individuelles de distribution de denrées ont été interrompues, laissant les organisations agréées, notamment Dar al-‘Atta, seules en mesure de répondre aux besoins. 

La crise sanitaire permet d’appréhender combien l’agir étatique peut s’incarner de différentes façons. En effet, ailleurs dans la région, les décisions ont donné lieu à une logique répressive plus affirmée, tel au Qatar où les personnes qui ne portent pas le masque sont passibles d’une peine de trois ans de prison. Une peine identique s’applique au Koweït à ceux qui ne respectent pas le couvre-feu. Parallèlement, les politiques étatiques s’appuient sur le rôle protecteur de la police, dorénavant équipée de drones pour surveiller les mouvements de la population dans les quartiers ou sur les plages. Le confinement accélère la dématérialisation des procédures administratives ou, comme au Koweït, la mise en place d’une carte d’identité électronique via une application disponible sur les portables. Dès lors, les rumeurs sur un tracking caché mis en place par les autorités pour surveiller les habitants qui ne respecteraient pas le confinement se propagent.  

Le récit des institutions et des médias possède également une coloration de fierté patriotique. L’Arabie Saoudite a été prompte à communiquer sur le choix de 6 000 de ces citoyens, en formation médicale à l’étranger, qui sont demeurés dans les structures hospitalières qui les accueillaient au moment de la crise. Le ministère des Affaires étrangères du royaume a mis en avant leur courage et leur geste de solidarité à l’égard des structures sanitaires, notamment européennes, sous forte tension. Le message négligeait de s’interroger sur le fait que ces professionnels de santé pourraient arriver à manquer dans leur pays d’origine si la situation dégénérait en Arabie Saoudite.

La supériorité supposée de chacune des monarchies sur les autres mais aussi des autres formes de régime s’inscrit dans un contexte de rivalités régionales. La crise entre le Qatar et ses voisins qui a débuté en 2017 n’a pas été mise en sourdine. La coopération entre pays de la péninsule a été absente, y compris même quand il s’est agi d’organiser le rapatriement de concitoyens éparpillés à travers le monde. A un autre niveau, l’Iran est dès février apparu comme le premier foyer de la pandémie et la gestion de celle-ci par les autorités de la République islamique a été critiquée dans la presse des monarchies du Golfe. Les premiers cas recensés dans la péninsule ont d’ailleurs été des personnes en provenance d’Iran. Le Bahreïn, dont le pouvoir connaît des tensions avec l’Iran, a même un moment refusé de rapatrier certains de ses citoyens bloqués en République islamique à la suite d’un pèlerinage chiite. L’Arabie Saoudite a pris ses premières mesures de confinement dans la région orientale (anciennement Hasa), majoritairement chiite, imposant également aux citoyens du pays de signaler auprès des commissariats leurs précédents déplacements en Iran. 

Expliciter la « préférence nationale » ? 

L’image d’efficacité qui est mise en avant par les autorités s’accompagne de logiques autres que la pandémie vient exacerber et précipiter. Tout d’abord, alors que les sept Etats de la péninsule sont des économies rentières, tirant des hydrocarbures la majorité de leurs revenus, tous se sont engagés dans d’ambitieux projets de diversification de leur économie nationale. Ces projets de planification, plus ou moins autoritaires et médiatisés, sont rendus plus nécessaires que jamais mais ils sont dans le même temps menacés par l’effondrement des prix du pétrole et du gaz, chute accentuée par la pandémie. Avec un baril qui plafonne à 30 dollars US quand les budgets de 2020 ont été élaborés à partir de scénarios d’un baril à 80 dollars US, les déficits sont abyssaux et les investissements difficiles. Le maintien du système d’Etat-providence dans les six monarchies, qui permet par exemple fréquemment aux fonctionnaires de cesser de travailler après moins de 25 années de carrière et de percevoir 80% de leur dernier salaire n’est guère soutenable. Des mesures fiscales sont donc attendues : l’Arabie Saoudite a annoncé un triplement de la TVA qui atteindra alors à terme 15% ; en Oman, les niveaux de rémunération de la grille salariale pour les nouveaux entrants dans la fonction publique ont été réduits de 23%.

Parallèlement, la pandémie a sans doute explicité les logiques de préférence nationale mises en œuvre par les politiques publiques des six monarchies. Celles-ci se caractérisent par la présence en leur sein d’une très forte proportion de travailleurs étrangers (appelés wafidin), qui dépasse dans chacun des Etats le tiers de la population et qui atteint même 90% au Qatar et aux Emirats arabes unis. Ces expatriés représentent dans tous les secteurs économiques la majorité de la main-d’œuvre. En raison des pressions économiques aggravées par la croissance démographique des jeunes nationaux qui arrivent sur le marché de l’emploi, des politiques publiques de nationalisation de l’emploi existent depuis plusieurs décennies. « Saoudisation », « omanisation » ou « koweïtisation » visent à interdire l’accès des étrangers (auxquels les Etats ne délivrent plus de visa de travail) à un nombre croissant de professions et ces mesures se conjuguent avec des logiques néo-libérales de flexibilisation de l’emploi.  

La pandémie de Covid-19 semble avoir accru la volonté de faire des étrangers une variable importante pour faire face à la crise. Certes, les Etats ont veillé à contredire les logiques xénophobes en communiquant sur la gratuité des soins qui, si besoin, sont prodigués à tous, y compris aux personnes vivant illégalement sur leur territoire ou en affirmant que les discours anti-étrangers sont sanctionnés. Il reste que les statistiques diffusées sur les cas de Covid-19 différencient systématiquement les nationaux des étrangers. 

Les autorités ont également pu réaliser avec la pandémie la limite d’un système dérégulé qui laisse les employeurs loger des travailleurs paupérisés dans des dortoirs où la distanciation physique et les gestes de protection sont impossibles. Diverses décisions ont confirmé le malaise autour des étrangers : en avril, l’Arabie Saoudite a expulsé des Ethiopiens, une action vivement critiquée par les ONG ; le Koweït a établi une distinction dans le parcours de soins, réservant l’accès à un hôpital de pointe à ses seuls citoyens. Dès lors, il n’est pas surprenant de constater que certains commerçants de ce pays aient institué des quotas différenciés selon la nationalité pour l’achat de denrées alimentaires : cinq paquets de pains pour les nationaux (muwatinin), trois pour les wafidin.  

Les failles du Yémen

Face à ces dynamiques liées à la transformation du périmètre de l’Etat et de ses politiques publiques, le Yémen constitue une indéniable exception. La pandémie a longtemps désintéressé des Yéménites confrontés à la guerre civile depuis 2015, laissant la place à des discours complotistes, tel ceux entendus dans les mosquées tenues par les houthistes qui pointaient du doigt l’origine américaine et sioniste du virus. De façon plus conséquente, certains Yéménites ont fait part de leur désarroi devant l’emballement international généré par la pandémie, qui, au regard de la situation qui est la leur depuis cinq années, leur semblait exagéré. Les crimes de guerre, la malnutrition, les bombardements, le choléra et le blocus, sorte de « quarantaine » avant l’heure, imposé par la coalition, suivie d’impressionnantes inondations ont affecté leur quotidien bien davantage que le coronavirus. Pourtant leur sort est demeuré perpétuellement ignoré des médias et des décideurs.

En dépit de la guerre, il convenait pour les institutions et pouvoirs en lutte armée de de répondre à l’injonction d’agir. Car, en temps de Covid-19, revendiquer les attributs de l’Etat face à ses ennemis et aux yeux de la « communauté internationale » impose de décompter les malades, de désinfecter des rues, d’imposer une quarantaine aux quelques personnes voyageant dans le pays et de mener des campagnes de sensibilisation pour convaincre les citoyens de respecter la distanciation physique. Au Yémen plus spécifiquement, cela impose aussi de prendre des mesures contre le qat, cette feuille mâchée quotidiennement par une large partie de la population et accusée de favoriser la circulation du virus. La fermeture des marchés ou l’interdiction de l’entrée de ce produit dans divers gouvernorats a été un vœu pieu, illustrant in fine l’incapacité des puissances publiques. Le qat est devenu le symbole de l’incurie de l’ensemble des acteurs qui prétendent parler au nom de l’Etat : houthistes à Sanaa, sudistes à Aden et « gouvernement reconnu par la communauté internationale » « confiné » dans son réduit de Mareb ou réfugié à Riyad.  

Cacher la faillite des institutions et « faire comme si » ne peut durer qu’un temps. Les enterrements à l’abri des regards à Sanaa et Aden ont fuité sur les réseaux sociaux révélant l’ampleur réelle de la pandémie et ils sont venus justifier les discours alarmistes des acteurs humanitaires. Le 11 mai 2020, la qualification d’Aden par le gouvernement dit légitime de ville « infestée » a symbolisé les failles institutionnelles alors que cet acteur, dont les membres sont en Arabie Saoudite, n’exerce pas l’autorité effective dans la ville du sud du Yémen. A quoi bon laisser le ministre de la Santé faire une déclaration si ce n’est pour entretenir l’illusion de la souveraineté ? Si les dirigeants houthistes apparaissent volontiers dans les médias vêtus de masques, ils refusent d’admettre la réalité de la pandémie dans les régions qui sont sous leur contrôle, ce qui marque autant la faiblesse de leurs institutions (autres que sécuritaires) que l’extrême fragilité d’une société que la guerre a rendu exsangue.

  • 1. Arabie Saoudite (35 millions d’habitants estimés en 2020), Bahreïn (1,7 million), Emirats arabes unis (10 millions), Koweït (4,2 millions), Oman (5 millions), Qatar (2,8 millions) et Yémen (30 millions).
  • 2. James C. Scott, Seeing Like a State: How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, Yale University Press, 1998.
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