Petits arrangements avec la race dans les organisations internationales (1945-2019)
Entretien avec Juliette Galonnier et Patrick Simon
Critique internationale, Revue comparative de sciences sociales, n° 86, janvier-mars 2020
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la nécessité de condamner le racisme – qui a atteint une dimension génocidaire – est centrale pour la communauté internationale. En témoignent l’Acte constitutif de l’Unesco en 1945, la résolution 103(1) des Nations unies en 1946 et la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. Pourtant, dans tous ces textes, il est question de persécutions et de discriminations « raciales » et la notion de race elle-même n’est jamais explicitement remise en cause. Pourquoi cette ambigüité entre dénonciation ferme et hésitations langagières ?
En dépit d’une opposition de principe au racisme, de nombreux pays européens sont des puissances coloniales qui mettent en pratique de manière extensive des politiques raciales dans les territoires sous domination, tandis que la ségrégation raciale est la norme aux États-Unis. La condamnation des persécutions raciales vaut donc essentiellement pour le génocide des juifs européens. Par ailleurs, il n’y a pas encore, à cette époque, de révision substantielle du concept de race en tant que tel, et celui-ci continue à être utilisé dans les travaux scientifiques, notamment l’anthropologie physique, la biologie humaine et la géographie humaine. L’idée qui prévaut est que ce sont les doctrines racistes de hiérarchisation des races, non la notion de race elle-même, qui sont responsables des persécutions et discriminations.
L’objectif d’une déracialisation radicale des représentations et des classifications des populations n’est pas encore à l’ordre du jour. Le consensus scientifique sur l’inanité du concept de race mettra d’ailleurs du temps à s’établir. En témoignent les débats virulents qui entourent les quatre « Déclarations sur la race » de l’Unesco (1950, 1951, 1964, 1967) et la grande indétermination qui caractérise les programmes successifs sur la race dans cette organisation. Ces ambivalences, à la fois diplomatiques et scientifiques, traversent les textes princeps votés par la communauté internationale dans les années 1940-1960 et se traduisent par des contradictions dans les expressions utilisées. Dans la période actuelle, elles ressurgissent avec le développement de la génétique des populations, qui pose de nouveaux défis au Comité international de bioéthique de l’Unesco, lequel cherche à soutenir la recherche sur la diversité du génome humain tout en évitant que réapparaissent des classifications biologisantes des populations.
Les recommandations des organisations internationales dans la lutte contre le racisme suscitent des réactions variées de la part des États et révèlent notamment une opposition entre pays race-blind et pays race-conscious. Quels sont respectivement ces pays et comment expliquer ces différences de positions face au référentiel racial ?
Les réactions des États à l’action antiraciste des organisations internationales sont dictées par plusieurs facteurs. D’abord, nombreux sont ceux qui soutiennent au début cette action parce qu’ils sont convaincus que « le racisme, c’est chez les autres » ou qu’il est l’apanage de l’Afrique du Sud de l’apartheid. Ils n’envisagent pas forcément de devoir se soumettre eux-mêmes à l’examen critique de leurs politiques internes. Ensuite, la lutte contre les discriminations raciales est aussi instrumentalisée dans les rapports de pouvoir diplomatiques, comme on a pu le voir lors de la guerre froide. Plus profondément, une opposition idéologique se dessine en effet entre pays race-blind, où les références à la race disparaissent des discours et des politiques, et pays race-conscious, où la race reste une catégorie mobilisée pour décrire le monde social et conduire des politiques.
Les premiers, notamment en Europe continentale, se refusent à utiliser des catégories ethno-raciales dans leurs politiques publiques, arguant que l’utilisation même de ces catégories serait une forme de racisme. C’est le cas bien sûr de la France où est promu un universalisme abstrait et où il est proposé de supprimer le terme « race » de la Constitution. On retrouve cette posture dans d’autres pays qu’en Europe, quoique pour d’autres raisons. Le Venezuela a par exemple longtemps invoqué le caractère « métissé » et « mélangé » de sa population pour expliquer son refus de différencier ses citoyens. Certains pays africains s’inquiètent également des menaces que des politiques prenant en compte les différents groupes pourraient faire peser sur leur fragile unité nationale. Les pays race-conscious, à l’inverse, estiment qu’il est nécessaire de rendre visibles et de mesurer les discriminations raciales pour mieux les combattre. Ces différences dans la façon de cadrer les questions raciales s’expliquent par l’histoire des idées politiques propre à chaque pays, ainsi que par les configurations d’acteurs engagés dans la lutte contre le racisme.
Enfin, on peut souligner que certains pays évoluent. C’est le cas par exemple du Portugal qui, à la suite des recommandations onusiennes, a formé en 2017 un comité d’experts pour examiner la possibilité d’inclure une question sur l’appartenance ethno-raciale dans son recensement 2021. Malgré l’avis positif du comité, le gouvernement a finalement renoncé, invoquant la « trop grande complexité et sensibilité » du sujet pour le recensement, mais il s’est engagé à conduire une enquête sociale sur la diversité ethnique du pays. Une affaire à suivre…
En fait, la question qui se pose est de savoir comment ignorer, voire nier la notion de race, tout en en tenant compte pour lutter contre ses effets réels sur le monde social. Quelles sont les stratégies des organisations internationales face à ce dilemme ?
Les organisations internationales n’ont pas nécessairement une réponse homogène à ce dilemme. Dans le dossier, nous traitons d’organisations du système onusien (l’Unesco ; son Comité international de bioéthique, CIB ; le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, CERD), de l’Organisation internationale du travail (OIT) et d’institutions judiciaires supranationales (la Cour européenne des droits de l’homme, les Tribunaux pénaux internationaux). Leurs objectifs et champs d’intervention sont différents, ce qui implique des rapports spécifiques à la question de la race et du racisme. Ce qui nous a intéressés, c’est de revenir sur les débats et compromis inhérents à la mise en œuvre de textes qui enjoignent de lutter contre le racisme sans toutefois définir précisément ce que sont les caractéristiques raciales. En entretenant ce flou conceptuel, les textes laissent aux acteurs qui officient dans les différents organes de traités, comités et tribunaux (juges, diplomates, chercheurs), le soin de résoudre les dilemmes qu’ils suscitent. Celui du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) est particulièrement flagrant : faut-il reconnaître ou non les Tutsis comme un groupe racial ? Le faire reviendrait à entériner la propagande raciste du régime à leur encontre, mais ne pas le faire empêcherait toute poursuite pour crime de génocide. Les textes du dossier s’attachent à montrer comment, concrètement, ces organisations internationales formalisent la race pour prendre en compte ses effets réels sur le monde social.
Plusieurs d’entre elles se sont engagées dans ce que nous avons qualifié de tournant pragmatique. Après que l’Unesco eut entrepris de disqualifier les justifications scientifiques du racisme en plaidant pour l’abandon de la référence à la race, la mise en place d’organes chargés de lutter contre le racisme et les discriminations a changé les perspectives. Devant objectiver les manifestations de racisme et leurs conséquences dans les États membres, ces organisations ont adopté une stratégie de mise en visibilité des inégalités vécues par des personnes ou des groupes en raison de leurs caractéristiques ethniques et raciales supposées. Ce faisant, elles considèrent, d’une part, que la race n’a pas de réalité biologique car elle est avant tout une construction sociale, attribuée et fondée sur des stéréotypes et préjugés, d’autre part, qu’elle n’en possède pas moins une puissante capacité de stigmatisation et, à ce titre, présente des conséquences déterminantes sur les conditions de participation à la société des personnes qui sont catégorisées selon ses lois.
L’approche pragmatique est incarnée par le CERD qui demande aux États d’inclure dans leurs rapports des données démographiques « ventilées » par catégories ethniques ou raciales, ou à défaut utilisant des informations considérées comme équivalentes (l’origine migratoire, la langue) : l’enjeu est de pouvoir mesurer les progrès accomplis dans la lutte contre les inégalités raciales en recueillant des données concrètes sur le sujet, même si elles recourent à des catégories imparfaites. On la retrouve également dans la stratégie de l’OIT qui adopte un « essentialisme pratique » vis-à-vis de la catégorie « autochtone », laquelle se voit redéfinie en fonction d’impératifs bureaucratiques et institutionnels de lutte contre les discriminations, et non en raison d’une quelconque réalité anthropologique. Cette logique de pragmatisme, qui laisse de côté les débats théoriques et normatifs sur la race, pour se concentrer sur des principes d’action, se retrouve dans plusieurs institutions internationales.
Les contributions réunies dans ce dossier couvrent une période de plus de soixante ans. Toutes rendent compte de l’impossibilité constatée par les organisations internationales d’imposer une improbable nomenclature de la race. Assise-t-on aujourd’hui à une nouvelle évolution du « réalisme racial » qu’elles sont parvenues à mettre en œuvre et à faire accepter ?
Dans la période actuelle, la stratégie de réalisme racial se trouve renforcée et légitimée par le « tournant des indicateurs » qui touche tous les domaines de protection des droits humains. De plus en plus, il s’agit de mesurer et de quantifier les inégalités en collectant les données les plus détaillées possibles et en les ventilant en fonction d’un certain nombre de catégories : âge, sexe, niveau d’éducation, niveau de revenu, handicap, et… race/ethnicité. Cette data revolution généralise donc l’usage de la quantification arrimée à des catégories ethniques et raciales : l’impératif de collecte de données sur le sujet se retrouve dans un nombre croissant de recommandations édictées par les organisations internationales (ONU, UE, agences régionales). Là aussi, la posture est pragmatique : il ne s’agit plus de s’engager dans des débats théoriques sur la race ou la pertinence des catégories ethno-raciales, mais d’en reconnaître et d’en mesurer les effets bien réels sur le monde social, et ce dans une logique de résultats.
Propos recueillis par Catherine Burucoa