Pierre Hassner, l'Européen
Avec le décès de Pierre Hassner, le plus grand spécialiste des relations internationales de ce pays depuis Raymond Aron, le cercle du maître disparu va bien au-delà de la discipline qu'il étudiait et enseignait à Sciences Po pendant plus d'un demi-siècle. Ceci est dû à son exceptionnel brio autant qu'à son approche inclassable, indifférente aux modes académiques ou intellectuelles, sa générosité et sa disponibilité dans un milieu où ce ne sont pas les qualités les plus répandues. Le " charisme " de Pierre Hassner était lié à sa virtuosité à l'oral. Raymond Aron, dans ses Mémoires , décrit ainsi le jeune agrégé de philosophie qui devint son assistant : " Pierre Hassner (...) fit un exposé brillant, étourdissant sur Thucydide. Je le comblais d'éloges qui ne dépassaient pas ses mérites. Je lui dis que jamais, étudiant ou enseignant, je n'avais entendu un discours de qualité comparable. "
L'originalité de l'apport de Pierre Hassner tient sans doute du bon usage de la philosophie politique dans l'étude des relations internationales. L'auteur d'études sur Kant et Hegel était aussi un grand lecteur de journaux. Si, selon la boutade d'Hegel, la lecture du journal a remplacé la prière matinale pour l'homme moderne, Pierre Hassner était, sur ce plan du moins, résolument moderne.
Le spectre des nationalismes
Son paradigme, dans le contexte de la guerre froide, consistait à ne pas se contenter d'une approche limitée à l'affrontement de deux blocs militaro-idéologues, mais à distinguer les relations et rapports de force sur le plan des Etats, l'interaction des économies et l'interpénétration des sociétés. Au lendemain de l'invasion de la Tchécoslovaquie, il écrivait en novembre 1968 : "(...) le bloc de l'Est est soumis à des crises graves et multiples à cause du paradoxe d'un extraordinaire manque d'homogénéité socioculturelle et d'une extraordinaire volonté d'homogénéité politique ". Il ne voyait que deux solutions liées : " réduire la différence sociale et intellectuelle par l'évolution de l'URSS, accroître la diversité politique par une tolérance de sa part. Cela suppose à long terme un Dubcek premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque de janvier 1968 à avril 1969, considéré comme le père du " Printemps de Prague " soviétique et une Europe capable d'offrir de nouvelles structures à une Europe de l'Est plus autonome ". C'est cette approche, où les sociétés deviennent un facteur dans les relations Est-Ouest, qu'il déploya avec le sociologue Pierre Grémion au CERI, au sein d'un groupe de réflexion sur les relations Est-Ouest en Europe. Le processus d'Helsinki et la naissance de la dissidence offraient un champ nouveau pour analyser la décomposition à l'Est et repenser la diplomatie à l'Ouest.
Au lendemain de la chute du Mur, le questionnement change tant sur le nouveau système international que sur la dynamique des sociétés en transition. Il évite les thèses des " grands simplificateurs " comme Fukuyama auteur de La Fin de l'histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992) et Huntington auteur du Choc des civilisations (Odile Jacob, 1996). Il y a bien une mondialisation par le marché mais pas de la démocratie. Le conflit sévit d'abord au sein des civilisations.
Le passage d'un système international bipolaire au " moment unipolaire " puis, dans la phase actuelle, un système apolaire : " L'hétérogénéité est bien plus grande qu'il y a vingt-cinq ans et touche la nature même des acteurs : leur caractère étatique ou non étatique, national, subnational ou transnational, leur culture guerrière ou au contraire tournée vers la recherche du bien-être. Les distinctions classiques entre grandes et petites puissances, entre public et privé, intérieur et extérieur, s'estompent. "
Le rôle des passions collectives
Alors qu'éclatait la guerre dans l'ex-Yougoslavie en 1991, Pierre Hassner publiait dans la revue Esprit (octobre 1991) un article intitulé L'Europe et le spectre des nationalismes, qui réfléchit à la face sombre de l'après-guerre froide et s'interroge sur la capacité du libéralisme à incorporer la recherche de communauté et d'identité qui peuvent se retourner contre lui.
Cela annonce déjà la préoccupation centrale des écrits de la dernière décennie développée dans son dernier livre, La Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique (Fayard, 2015), qui étudie le rôle des passions collectives dans la crise des démocraties libérales et les relations internationales. L'hubris, l'ivresse de la puissance du capitalisme à l'intérieur et de la puissance militaire à l'extérieur ont provoqué un choc en retour avec la montée des populismes nationalistes qui aujourd'hui menacent la démocratie libérale et l'Europe.
Sa lecture de l’international, nourrie de culture philosophique, le rendait inclassable dans la discipline : il était un « réaliste » quand il s’agissait d’appréhender la logique de puissance et les rapports de force entre Etats. Mais, comme son ami Stanley Hoffmann de Harvard, il était un « libéral » attaché à la place des droits de l’homme et la protection des minorités dans les relations internationales.
A la question récurrente : que fait la communauté internationale ? Pierre Hassner répondait simplement qu’elle n’existait pas alors qu’il existe des communautés religieuses, idéologiques ou nationales. Il y a une « société internationale » qui établit les règles de coexistence entre Etats mais pas de « communauté internationale ». Celle-ci n’existe, comme on l’a vu dans les Balkans dans les années 1990, que quand quelques Etats décident d’agir ensemble espérant entraîner les autres. L’ouvrage paru en hommage à Pierre Hassner (sous la direction d’Aleksander Smolar et Anne-Marie Le Gloannec) s’intitule Entre Kant et Kosovo et résume bien la préoccupation centrale de celui auquel le volume était dédié : Comment créer les conditions de la paix (même provisoire, faute d’être perpétuelle) ? Et à quelles conditions peut-on justifier une intervention quand un Etat se dissout ou menace la sécurité de ses citoyens ? Très impliqué au cours des années 1990 dans les débats, théoriques et publiques, sur la « responsabilité de protéger » en Bosnie et au Kosovo, il fut un critique féroce du « wilsonisme botté » de l’administration Bush en Irak et des néoconservateurs américains qui, à ses yeux, avaient kidnappé « l’ingérence humanitaire » à des fins stratégiques qu’il réprouvait (Les Syriens ont payé au prix fort ce détournement.)
Nous, les orphelins d'aujourd'hui
Je suis un Européen est le titre d'un des derniers articles de Pierre Hassner. Il l'était à l'évidence, par sa biographie d'abord. Il l'était aussi par conviction, et d'évoquer une certaine nostalgie pour l'Europe de la période fondatrice, qui, malgré les obstacles, était " pleine de créativité et d'espoir " . Contraste avec la période actuelle où " l'indifférence globalisée " , selon la formule du pape, devient la forme actuelle de " l'européanisation " . La crise de la solidarité européenne tant dans la crise de l'euro que dans la crise des migrants. Alors " si la solidarité comme l'intégration ne sont possibles que par beau temps, que reste-t-il de l'esprit européen? "
Alors que Pierre Hassner venait de terminer en 1990 un exposé éblouissant sur l'Europe au lendemain de la chute du Mur, le modérateur que j'étais cherchait ses mots : " Nous... " Je fus interrompu par Janos Kis, philosophe dissident hongrois : " Nous sommes heureux d'avoir été là. " Nous, les orphelins d'aujourd'hui, sommes " heureux d'avoir été là ".