Pour une recherche indépendante sur le nucléaire. Entretien avec Benoît Pelopidas
À l’occasion de la parution de l’ouvrage collectif Nuclear France cette année chez Routledge, nous revenons avec le fondateur du programme Nuclear Knowledges, Benoît Pélopidas, sur les principaux résultats de cette recherche présentés dans l’ouvrage. Nous répondons également à la question essentielle : Pourquoi-est-il essentiel qu’une recherche sur la question nucléaire soit menée de manière indépendante, et quelles conclusions pouvons-nous en tirer ?
Vous venez de publier l’ouvrage Nuclear France en janvier dernier, résultat de plusieurs années de recherches menées dans le cadre du programme Nuclear Knowledges. Pouvez-vous nous rappeler pourquoi il est important de mener une recherche fondamentale indépendante sur la question nucléaire aujourd’hui ?
Afin d’éviter les controverses inutiles, établissons d’emblée que la recherche indépendante n’est pas un label subjectif, et qu’elle se reconnaît à des pratiques vérifiables :
D'abord, le refus strict du conflit d’intérêts qui se traduit par un financement exclusif de la recherche sur la base de l’évaluation par les pairs. Précisons aussitôt que les financements qui soutiennent le programme, qu’ils soient français, européens, américains, publics ou privés sont pour la plupart non fléchés. C’est notamment le cas du financements ERC, qui représente la moitié des fonds levés jusqu’à présent ;
Ensuite, la non-réappropriation des catégories du langage officiel comme catégories analytiques. Ainsi l’arsenal nucléaire national n’est pas « la dissuasion », sinon, cela revient à supposer qu’il dissuade et qu’il ne fait que cela, sans avoir pris la peine d’apporter des preuves.
Cette recherche fondamentale et indépendante est essentielle pour quatre raisons, au-delà de l’observation évidente selon laquelle ce principe ne fait qu’appliquer au domaine nucléaire un résultat établi partout où on a pris la peine de se poser la question. Les recherches financées par des entités porteuses de conflit d’intérêt sur des questions politiquement pertinentes produisent des biais dans l’analyse à la faveur des intérêts effectifs ou supposés du financeur. Pensez aux industries du tabac qui ont financé la recherche sur le cancer, aux industries fossiles finançant les recherches sur l’énergie. Dans le domaine nucléaire, on ne s’était pas posé la question mais on suppose qu’on a déjà la réponse. Une fois la recherche faite, on découvre que cette supposition était incorrecte.
Au-delà du simple fait que la guerre en Ukraine a été rendue possible par la conviction des dirigeants russes que la menace nucléaire les mettait à l’abri d’une intervention directe des puissances occidentales, et que les dépenses liées à ses armements sont aujourd’hui à des niveaux records depuis la guerre froide, comme je l’indiquais je vois au moins quatre raisons pour lesquelles la recherche indépendante sur le nucléaire est essentielle aujourd’hui :
- Permettre un choix informé, alors que les justifications publiques des arsenaux nucléaires ne correspondent pas aux réalités des armements déployés. Citons deux exemples : les politiques nucléaires sont souvent présentées comme des politiques de « protection » dans les États dotés, ce qui s’entend dans la métaphore commune du « parapluie » nucléaire – le parapluie n’a pas pour but d’empêcher la pluie mais de nous mettre à l’abri quand elle tombe. De fait, les armes nucléaires sont incapables de faire cela. Au contraire, elles prennent acte de notre vulnérabilité et de l’absence de protection possible face à une frappe nucléaire délibérée, accidentelle ou opérée « par inadvertance » et font le pari qu’un certain type de menace permettra de convaincre l’adversaire le plus hostile de frapper, et qu’aucun accident catastrophique ayant des effets sur le pays ne surviendra. Second exemple de justification inadaptée, la « dissuasion ». C’est ainsi que les stratèges français et britanniques se réfèrent aux arsenaux nationaux. Pourtant, la recherche a montré que dans les cas américain et soviétique, les arsenaux sont très largement en excès par rapport aux exigences de la dissuasion nucléaire telle que définie par leurs états-majors respectifs. Des missions secondaires telles que la « limitation des dommages » si la dissuasion devait échouer expliquent le dimensionnement de ces arsenaux et font des armes situées sur notre sol des cibles prioritaires. En France et au Royaume-Uni, la recherche a aussi pu montrer que les arsenaux déployés historiquement ne sont pas déterminés par une quête de « la dissuasion » mais par de nombreux autres facteurs. La recherche indépendante permet ainsi d’offrir aux citoyens un choix sur leurs futurs en connaissance de cause, avec des justifications cohérentes, en évitant l’illusion d’absence d’alternative et en clarifiant les mémoires du passé, imaginaires de l’avenir et choix de valeurs qui président à chaque politique. C’est en cela que cette recherche se distingue du militantisme anti-nucléaire ou pro-désarmement qui se reconnaît comme tel et du militantisme pro-nucléaire qui se présente le plus souvent comme expertise neutre mais reprend les éléments de langage du discours officiel et valide trop souvent des affirmations sans preuves.
- Les effets de la nucléarisation du monde sont sous-estimés par manque de recherche. Ainsi, la recherche indépendante a pu documenter trois effets sous-estimés : les effets environnementaux et sanitaires des essais nucléaires ; le fait que nous avons évité des explosions nucléaires par chance et non seulement parce que nous avons parfaitement contrôlé les arsenaux, et le fait que les politiques de développement des arsenaux nucléaires dégradent la qualité de la démocratie en créant des poches de secret et d’absence de redevabilité . Ses effets, qui sont visibles dans un monde déréglé par le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité restent à étudier.
- Les élus et les citoyens ne connaissent pas ces résultats et de ce fait raisonnent et font leurs choix à partir d’informations incorrectes ou incomplètes quant aux effets de la nucléarisation du monde. Nous l’avons établi par des sondages menés à l’échelle européenne en 2018 et 2019, que nous répliquons en ce moment même, ainsi que des entretiens avec des élus.
- Après 7 ans d’existence du programme Nuclear Knowledges, la recherche indépendante a montré qu’elle était possible, féconde et seule capable de répondre adéquatement à ces questions – sinon, ces résultats auraient été établis il y a des décennies. Il y a là un encouragement pour nos collègues à intégrer les réalités nucléaires dans leurs réflexions plutôt que de supposer que les effets de la nucléarisation du monde sont insignifiants ou inconnaissables. Cet encouragement invite aussi à développer une interdisciplinarité qui permette de répondre aux questions que l’on se pose.
Quels sont les principaux résultats de la recherche menée par le groupe de recherche Nuclear Knowledges présentés dans l’ouvrage Nuclear France?
Comme je l’expose en détail dans la préface1, l’ouvrage entend faire deux interventions principales, dans un contexte où il n’existe pas encore d’histoire non-officielle des rapports entre la France et la technologie nucléaire en anglais, qui dépasse le clivage habituel entre civil et militaire. Dans ce contexte, l’ouvrage propose de nouvelles réponses à de nouvelles questions sur l’histoire globale de la France nucléaire à partir d’archives, d’entretiens et de sondages inédits dans plusieurs pays et, ensuite, il se veut une défense et une illustration de l’ethos, de la méthode et des résultats possibles de la recherche indépendante.
Il propose des réponses aux questions suivantes : quels sont les déterminants de la première génération de l’arsenal nucléaire français? Est-ce que les preuves disponibles dans les archives des pays alliés et ennemis corroborent le grand récit gaulliste? Quelles sont les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires en Polynésie? Comment peut-on évaluer l’exactitude des mesures officielles de ces essais? Comment la localisation de ces essais a-t-elle été décidée? Quelle a été la politique de prolifération et de non-prolifération de la France au-delà de la coopération déjà documentée avec Israël et l’Irak? Quels sont les déterminants de la politique française vis-à-vis du programme nucléaire iranien? Comment les modes de régulation des accidents nucléaires ont-ils évolué après la guerre froide? Est-il correct de parler d’un « consensus » français sur la politique de dissuasion nucléaire?2
Les réponses disponibles à ces questions s’appuient trop souvent sur des archives exclusivement françaises ou acceptent a priori les postulats de la rationalité stratégique ou de la théorie de la dissuasion nucléaire. Ces limites ont abouti à l’acceptation hâtive de l’idée selon laquelle l’arsenal nucléaire français serait devenu crédible dès les années 1960, à partir de sources françaises exprimant un désir de crédibilité et parce que les limites disciplinaires de l’histoire diplomatique ne permettent pas l’évaluation technique de la performance de l’arsenal. On a aussi trop souvent accepté l’idée d’une grande stratégie sans vérifier si les intentions proclamées avaient en effet conduit à construire les capacités correspondantes. Cet état de la recherche a aussi conduit à répéter l’affirmation selon laquelle un consensus existe en France sur la politique de dissuasion nucléaire à partir de sondages issus du département de la communication du MINARM, alors que les sondages issus de la recherche indépendante peignent un tout autre portrait. Le fait que l’étude de la contestation de la politique nucléaire française se concentre sur l’extérieur du pays renforce ce problème.3
Afin d’évaluer la validité des idées reçues sur les différents aspects de la politique nucléaire française, les contributeurs à ce volume ont mobilisé des sources primaires pertinentes et inhabituelles, en France et à l’étranger. Ils se sont ainsi appuyés sur différents types de sources françaises – archives privées ou locales – mais aussi des sources primaires britanniques, américaines, indiennes, sud-africaines ou iraniennes et issues d’institutions internationales. S’y ajoutent des entretiens et des sondages conduits auprès d’un échantillon représentatif de la population française conduits en 2018 et 2019. Une modélisation informatique de la trajectoire des nuages radioactifs produits par les essais nucléaires français offre aussi de nouvelles données utilisables pour la recherche future.
Cet effort interdisciplinaire a abouti aux résultats surprenants rassemblés dans cet ouvrage, qui reprend toutes les contributions de l’équipe sur la France et y ajoute une préface qui comprend des archives inédites pour une critique renouvelée de l’idée de consensus nucléaire en France. Ils montrent que :
- La première génération de l’arsenal nucléaire français n’était pas techniquement crédible, malgré une aide étrangère. De nombreux officiels français le savaient, ainsi que leurs alliés et leurs ennemis.
- La quête française d’uranium dans les années 1960 a eu lieu à une échelle géographique très large.
- Les collaborations stratégiques françaises avec des programmes nucléaires étrangers s’étendent au-delà des cas bien connus d’Israël et de l’Irak. Nous mobilisons des sources primaires françaises, indiennes et sud-africaines pour documenter les contributions françaises aux programmes nucléaires des deux pays.
- La saisie du dossier nucléaire iranien par les « stratégistes » au détriment des « régionalistes » au sein de la diplomatie française a conduit à une réécriture des relations franco-iraniennes qui peint un portrait incorrect du rôle de la France dans la genèse de l’accord nucléaire de 2015 (JCPOA – Joint Comprehensive Plan of Action).
- Le gouvernement français avait des plans visant à tester des armes nucléaires en Corse en 1960 qui se sont heurtés à une opposition qui a eu gain de cause. Ce chapitre précise aussi les limites des arguments mis en avant par ce collectif et note l’absence de solidarité avec les populations exposées aux essais en Algérie et en Polynésie.
- Suite à un essai nucléaire qui ne s’est pas déroulé comme prévu, en juillet 1974, environ 110 000 personnes, soit 90 % de la population de Polynésie française de l’époque, ont été exposés à des doses de radioactivité qui leur donnent droit à compensation dans le droit français.
- La règlementation de la sûreté du secteur électro-nucléaire a changé fondamentalement après la guerre froide et a normalisé l’idée qu’un accident nucléaire est gérable.
Merci de ces questions et merci aux contributeurs de l’ouvrage : Matthew Adamson, Valerie Arnhold, Austin Cooper, Anna Konieczna, Sébastien Philippe, Jayita Sarkar, et Clément Therme.
Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.
Accédez aux travaux du programme Nuclear Knowledges
Accédez à la présentation de l’ouvrage Nuclear France sur le site de l’éditeur (Routledge)
Recension
"During the Cold War, France's nuclear behavior persistently baffled and enervated other Western national security policymakers. Yet in the English-language scholarship on Cold War nuclear history, France has received less attention than any other traditional great power. This excellent collection of essays by up-and-coming scholars goes a long way toward piercing the fog of myth and misperception that continues to obscure the complex truth about France's nuclear actions and their consequences."
Jacques E. C. Hymans, University of Southern California, USA
Illustrations :
Photo 1 : Espace radioactif interdit, photo de Dan Meyers pour Unsplash
Photo 2 : Opération Crossroads Baker, United States Department of Defense (either the U.S. Army or the U.S. Navy) Derivative work: Victorrocha, Public domain, via Wikimedia Commons
- 1. La préface, comme d'autres extraits, est accessible sur le site de l'éditeur, en suivant ce lien : https://www.routledge.com/Nuclear-France-New-Questions-New-Sources-New-Findings/Pelopidas/p/book/9781032582023
- 2. Une réponse détaillée à cette question, sondages et archives à l’appui, se lit aux pages 225 à 243 de Repenser les choix nucléaires (Paris : Presses de Sciences Po, 2022).
- 3. Jean Allman, “Nuclear Imperialism and the Pan-African Struggle for Peace and Freedom: Ghana, 1959–1962,” Souls 10: 2 (2008) ; Mervyn O’Driscoll, “Explosive Challenge: Diplomatic Triangles, the United Nations, and the Problem of French Nuclear Testing, 1959–1960,” Journal of Cold War Studies 11:1, 2009 ; Vincent Intondi, African Americans against the Bomb: Nuclear Weapons, Colonialism, and the Black Freedom Movement (Stanford, CA: Stanford University Press, 2015), pp. 45–61.