Qu’est-ce que le salafisme ? Entretien avec Mohamed-Ali Adraoui
Dans son ouvrage intitulé Understanding Salafism, paru dans la collection du CERI Sciences Po chez Palgrave Macmillan, Mohamed-Ali Adraoui s’intéresse à l’un des courants les plus visibles et les plus débattus de l’islam contemporain. Spécialiste de l’islam radical, il nous propose une étude du salafisme à la fois courte, précise et bien illustrée.
Comme vous l’écrivez dans votre ouvrage, le salafisme est un phénomène multidimensionnel. Comment avez-vous procédé pour le rendre intelligible dans un ouvrage si concis ?
Mohamed-Ali Adraoui : Le salafisme est unique dans son principe et indéniablement pluriel dans ses manifestations et ses interprétations. En arabe, chaque terme repose sur une racine – constituée en général de trois lettres qui donnent son sens au terme – et ce qu’on appelle un schème qui lui donne sa fonction grammaticale. Intéressons-nous à la racine. Dans le cas du terme arabe salafiyya – qui donne donc salafisme en français – la racine est formée des trois lettres s-l-f, qui font référence à la préséance, à l’antériorité. Sur le plan religieux, ce terme désigne les Prédécesseurs ou les Devanciers. Il s’agit plus particulièrement des musulmans de l’époque des trois premières générations de fidèles. Ces Prédécesseurs ou Salaf sont les premiers musulmans de l’Histoire, ceux qui ont vécu à l’époque des origines et ont contribué à l’avènement de l’islam, apprenant pour certains d’entre eux leur religion de la bouche même du Prophète Mohammed.
Par conséquent, un « salafi » désigne toute personne ou groupe désireux d'œuvrer à la restauration et au rétablissement des croyances, des pratiques et même des modèles de société qui prévalaient théoriquement aux premiers temps de l'Islam. C'est pourquoi le salafisme peut être qualifié de fondamentalisme, de puritanisme et vu comme une tentative de construire une orthodoxie et une orthopraxie au sein de l'islam.
Ce que je viens de dire est toutefois ici essentiellement théorique, car historiquement, de nombreux clercs, communautés, groupes, partis politiques, et même des États souverains ont tenté de mettre en œuvre un discours et une action censés servir une vision salafiste de l'islam, mais selon des modalités et des principes qui pouvaient différer, voire s’opposer.
On songe par exemple aux partis salafistes de certains pays arabes, aujourd’hui largement nationalisés, pour qui la prédication est mieux servie par l'action politique partisane dans le cadre d'un jeu politique institutionnalisé ou encore à des groupes violents qui ne reconnaissent pas l'État-nation moderne et entendent mener une insurrection violente globalisée pour se débarrasser des États et des dirigeants politiques du monde musulman qu’ils considèrent comme des « usurpateurs », ou pour défaire et punir les États non musulmans qu'ils accusent de s’opposer à l'islam, qu’ils ne voient pas seulement comme une religion mais surtout – pour ces tenants d'une conception violente et armée du jihad, d'où leur nom de « jihadistes » – comme une nation ou communauté politico-religieuse dont ils doivent assurer la défense.
D'autres façons de concevoir le salafisme ont existé dans le passé et se manifestent encore aujourd'hui, notamment de la part de ceux qui développent une forme de méfiance à l'égard de la politique traditionnelle, c’est pourquoi ils préfèrent laisser aux dirigeants des pays musulmans, ou même parfois d’États non musulmans qui possèdent une minoirité musulmane, le soin de promulguer des lois, de prendre des décisions publiques ou de mener des politiques étrangères sans que ces salafistes essaient d’influer sur celles-ci. Cette version du salafisme prône une forme de retrait des affaires du monde, parfois au profit d'un effort de prédication reposant essentiellement sur l'éducation, la resensibilisation des individus ou des petits groupes aux questions de dogme, de pratiques cultuelles ou de purification des mœurs personnelles et familiales. Ces communautés puritaines et leur rôle dans la diffusion de théories de rupture au sein de certaines sociétés font l'objet de nombreux débats, même si elles sont aussi considérées par certains chercheurs comme des communautés fondamentalistes, puritaines, orthodoxes et rigoristes pour lesquelles le respect des injonctions religieuses au quotidien sans grande finalité politique se suffit à lui-même.
Vous faites référence à une métaphore topographique que vous trouvez utile pour appréhender le contenu du salafisme. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?
Mohamed-Ali Adraoui : Oui, en effet. Ce que j'appelle l'épistémè salafiste repose sur une vision de la religion et de la vie que l’on peut comparer à un chemin. Un chemin moral, identitaire et social. Depuis les débuts de l’islam, certains courants seraient restés fidèles à l’authenticité attribuée à la période de référence des Salaf à l'aune de laquelle toutes les périodes suivantes doivent être mesurées. D’autres s’en seraient éloignés, produisant une forme d’anarchie au sein de l’islam, ou du moins une fragmentation. Aujourd’hui, toujours selon cette métaphore, les musulmans doivent prendre le chemin du retour à la source, c’est-à-dire à l’époque des Salaf, les Prédécesseurs, modèles de foi et de comportement. En ce sens, le salafisme est fondé sur un chemin, un viatique, mais il est aussi une méthodologie, puisque pour emprunter ce chemin rétrospectif, il faut reproduire les valeurs, pratiques et normes qui étaient supposées celles des premiers musulmans. À cet égard, on peut considérer que le salafisme est à la fois le but, la justification et le moyen.
Existe-t-il un ou plusieurs épistèmè(s) salafiste(s) ? Pouvez-vous l'expliquer ?
Mohamed-Ali Adraoui : M’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, j'essaie modestement de décrire le salafisme comme à la fois un contenant et un contenu. C'est d’abord un mode de compréhension archéologique de l’histoire de l’humanité et de l’islam en particulier, qui induit des modes spécifiques de constitution et de production du savoir religieux (en privilégiant, par exemple, l’époque des Salaf sur toute autre période de l’histoire de l’islam et des sociétés musulmanes). Il s’agit alors d’un contenu donné par les acteurs salafistes à leur religion dans les différentes sphères de l’action humaine : cultuelle, doctrinale, culturelle, familiale, politique, etc. Ici on peut citer du rôle de la politique, un contenu très discuté dans la réforme puritaine que les salafistes appellent de leurs vœux mais on peut aussi évoquer la violence, pour certains le mal absolu, pour d’autres à l’inverse la solution par excellence aux problèmes des musulmans. Il en va de même pour la relation avec les non-musulmans, certains encourageant des formes de rupture personnelle ou collective, les autres appelant aujourd'hui, comme on le voit au sommet des instances religieuses officielles saoudiennes, à une union des « gens de bonne volonté » pour résoudre les problèmes du monde. Plus que jamais, on ne peut comprendre le salafisme contemporain sans tenir compte de ces différences essentielles de contenu, qui contribuent à la fois à la diffusion du salafisme à l'échelle mondiale mais également à sa fragmentation.
Qu'est-ce qui a (r)amené cette forme d'islam sur le devant de la scène internationale ? L'Arabie Saoudite y a-t-elle joué un rôle central ?
Mohamed-Ali Adraoui : De nombreux facteurs peuvent expliquer la diffusion et le succès symbolique, social ou politique du salafisme - ou plutôt de ses manifestations - aujourd’hui. Nous pouvons en mentionner quelques-uns ici. D’abord, sur le plan international, le rôle de l’Arabie Saoudite ne doit être ni minimisé ni surestimé. Il est vrai que la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, plus particulièrement celle à partir des années 1960-1970, a vu une redistribution des cartes politiques et religieuses au Moyen-Orient, dans le monde arabe et dans les sociétés musulmanes du monde entier.
On a vu émerger des réseaux religieux liés au royaume, dont le contrat social est clairement orienté vers la défense des thèses salafistes rigoristes, notamment dans leur version wahhabiste. Il faut citer ici les réseaux liés à certaines universités islamiques, de La Mecque, de Médine ou de Riyad par exemple. D’autres espaces sont liés à des institutions internationales dont la création et le financement sont explicitement assurés par les élites saoudiennes qui, pour des raisons tant dogmatiques que stratégiques, veulent empêcher toute remise en cause du système transnational qu'elles tentent de construire depuis la Seconde Guerre mondiale. D’autres encore sont liés à des réseaux plus formels, centrés sur l’Arabie Saoudite et impliquant des clercs qui interagissent avec les autorités religieuses officielles du royaume, notamment le grand Mufti, le Conseil des grands savants ou la Délégation permanente pour la recherche et le Conseil islamique.
Mais ce facteur saoudien explique aussi les turbulences et les tensions qui caractérisent le champ salafiste mondial depuis plusieurs décennies. Certains mouvements ont ainsi été cautionnés, comme de nombreux groupes sunnites, au premier rang desquels les Frères musulmans, avant de devenir des adversaires aujourd’hui clairement ciblés par ces mêmes autorités religieuses.
Au-delà du facteur saoudien, il convient également de mentionner les recompositions non moins intéressantes de l’islam qui ont lieu dans d’autres contextes nationaux et sur le long terme. Outre les dynamiques d’individualisation des parcours et des imaginaires religieux dans tous les pays du monde et dans tous les univers religieux de la planète, il faut également mentionner la crise des autorités traditionnelles, dont l’université al-Azhar est un exemple frappant en Égypte. La dialectique entre culture religieuse et islam « pur » doit également être analysée. Ici, mentionnons la Turquie, où le discours salafiste est nettement moins influent que dans d’autres pays comme l’Algérie, l’Égypte ou la Bosnie. Cela peut notamment s’expliquer par la forte nationalisation de l’islam en Turquie et par l’absence de place pour des récits concurrents. La nationalisation de l’islam est d’ailleurs la stratégie privilégiée de nombreux acteurs anti-salafistes qui visent à mettre en place une culture religieuse supposée imperméable aux normes et aux pratiques trop rigoureuses, voire radicales, attribuées au salafisme. On peut observer cette tentative de nationaliser l’islam en France depuis plusieurs années sans que cette stratégie n’épuise le sujet du salafisme dans notre pays. Au niveau mondial, ces éléments et bien d’autres interagissent pour expliquer les succès mais aussi les recompositions et les crises des récits salafistes aujourd’hui et pour les décennies à venir.
Votre ouvrage fait référence à l’émergence d’un salafisme soft. Que pouvez-vous nous dire de cette notion ?
Mohamed-Ali Adraoui : Il s’agit ici d’évoquer l’une des principales conséquences des tensions qui affectent et qui pèsent sur les élites politiques et religieuses saoudiennes depuis plusieurs décennies. Plus précisément, il s’agit des interprétations du salafisme en vogue depuis plusieurs années au sommet de l’establishment religieux du Royaume d’Arabie Saoudite, pour lequel un certain nombre de priorités politiques et doctrinales s’imposent désormais, dont les plus prégnantes sont sans doute le désarmement idéologique des groupes auxquels la monarchie saoudienne est opposée, les Frères musulmans et les courants jihadistes en particulier.
Les raisons d’être de ce salafisme soft sont évidemment politiques et intéressées par l’amélioration de l’image et de la place du royaume saoudien. Elles sont aussi plus profondes puisqu’elles impliquent certaines des figures clés du salafisme contemporain, comme le grand Mufti du royaume ou le président de la Ligue islamique mondiale, institution fondée dans les années 1960 pour diffuser l’imaginaire salafiste de l’époque face aux pays arabes socialistes, dans le contexte de la guerre froide arabe notamment.
Si l’on suit certains grands dignitaires religieux, il s’agit désormais d’encourager la coopération entre les grandes religions, de favoriser la paix, de combattre les « égarés » (une manière de nommer les jihadistes et les personnes affiliées à d’autres courants, comme les Frères musulmans) et, en ce qui concerne les débats liés à l’islam en Occident, de faciliter l’intégration des communautés musulmanes établies en Europe, en Amérique du Nord ou en Océanie.
S’il est trop tôt pour juger de la durabilité de ce salafisme soft, ces changements diffèrent suffisamment des positions prises par ces mêmes leaders religieux il y a quelques années pour mériter notre attention et être débattus.
Le salafisme peut-il être moderne ? Quelle est la particularité du salafisme actuel ?
Mohamed-Ali Adraoui : Cela peut surprendre de prime abord mais toute ambition fondamentaliste est moderne au sens premier du terme, car elle est un regard porté sur un passé mythifié, voire idéalisé, par des personnes appartenant à l’époque contemporaine. Sur ce point, la modernité chronologique est même consubstantielle à la construction d’un récit fondamentaliste.
Par ailleurs, si un récit fondamentaliste, en l’occurrence salafiste pour ce qui m’intéresse, est le fruit d’une époque contemporaine méprisée au profit d’un passé mythifié et érigé comme la source de l’authenticité, cela ne signifie pas que tout ce qui est moderne doit pour autant être abandonné.
Cela est vrai non seulement pour de nombreuses avancées scientifiques et technologiques qui facilitent des pans entiers de l’existence humaine, mais aussi la vie des communautés religieuses, à commencer par les plus puritaines d’entre elles. Ici on pense notamment à l'impact de la sphère virtuelle générée par l'internet dans la constitution puis la diffusion des différents imaginaires salafistes. De fait, ces formes d’islam déterritorialisé n’ont, dans une large mesure, aucun égard pour les frontières nationales ou les cultures locales, et elles peuvent même être parfaitement compatibles avec toutes les identités. Les récits salafistes se présentent en effet comme une religion « pure », fondée sur des discours, normes et pratiques supposés invariants d’un pays à l’autre. Il s’agit même d’un argument de supériorité pour les tenants de cette religiosité, puisqu’ils peuvent affirmer que leur vision reste identique au fil des siècles et nonobstant les contextes sociaux et géographiques.
Enfin, du point de vue des modes de socialisation privilégiés par de nombreuses communautés salafistes à travers le monde, que ce soit dans un contexte musulman minoritaire ou majoritaire, on observe une réelle appropriation des codes de la modernité politique ou culturelle. Je citerai deux exemples. D’abord, le salafisme est désormais plus engagé politiquement et il concourt pour le pouvoir dans de nombreux pays arabes comme le Koweït ou l’Égypte lorsque certaines communautés salafistes adoptent le parti politique afin d’intégrer le jeu partisan national au début des années 2000 ou 2010, ce qui était inconcevable pour de nombreux religieux salafistes jusque-là. Ensuite, le salafisme du repli et du retrait, quiétiste et piétiste, pour lequel la migration salutaire, mondialisée lorsqu’il s’agit de salafistes occidentaux vivant dans des pays non-musulmans s’installant en terre d’islam, est légitime. Migrer au nom de Dieu dans ce cas peut être vu comme une pratique de rupture certes, mais aussi comme la renaissance d’un imaginaire panislamique qui ferait de l’Orient musulman la terre de l’authenticité religieuse en réponse aux « vices » humains que le contexte occidental est censé amplifier.
Propos recueillis par Miriam Périer