Racialisation, peurs et démocratie aux États-Unis. Entretien avec Denis Lacorne

Le concept de race a-t-il été inventé avec la nation américaine ? Comment s’est-elle ancrée, et pourquoi cette notion perdure-t-elle ? À l’occasion de la parution de son ouvrage De la race en Amérique (Gallimard, 2025), Denis Lacorne, directeur de recherche émérite au CERI et spécialiste de l’histoire et de la société américaines, nous éclaire sur les fondements étasuniens de ce concept dont l’emploi est complexe et dépend certainement de celui qui l’énonce. Entretien.
Vous écrivez, dans l’introduction, « récuser l’existence biologique des races ne fait pas disparaître une autre réalité, tout aussi prégnante : les races existent comme des réalités étatiques, psychologiques et sociales, des ‘constructions sociales’ historiquement situées, dont les effets sont précisément repérables et mesurables ». Peut-on ainsi dire que le concept de race a contribué, dès les premières heures, à la fabrique de la nation américaine ?
Je crois qu’il faut utiliser le mot race avec prudence. La race pour le sociologue ou le politiste n’a pas le même sens que pour un raciste, mais l’emploi du mot par le sociologue peut, sans que cela soit nécessairement voulu, nourrir le racisme en essentialisant les rapports humains, en réduisant l’individu à son groupe d’appartenance.1
Dans mon livre, j’écris le mot race sans guillemets, car c’est ainsi qu’il est utilisé aux États-Unis par tous, qu’ils soient sociologues, journalistes, écrivains ou juristes. Le terme est omniprésent : dans les formulaires du recensement, dans les demandes d’emploi, dans les feuilles de soin des hôpitaux, les demandes d’entrée dans les écoles ou les universités, etc. Pourtant, ces catégories ne cessent d’évoluer à travers le temps et, depuis mars 2024, l’ Office of Management and Budget défend cette idée neuve : la race n’est pas différente de l’ethnicité ; à chacun de choisir sa « race et/ou son ethnicité » dans les questionnaires des recensements, étant bien entendu que les catégories raciales sont des « construits socio-politiques » dénués de toute signification « biologique ou génétique ».2
La racialisation est le péché originel de la nation américaine, puisque celle-ci importe des esclaves africains comme toutes les colonies britanniques, françaises, hollandaises de cet hémisphère (les îles des Caraïbes, la Jamaïque, la Barbade, St Domingue, etc.). Le commerce triangulaire, le travail forcé dans de grandes plantations sont des réalités quotidiennes, surtout développées dans les États du sud des colonies d’Amérique du Nord. En même temps, cette société se prétend « libératrice » : elle prône son indépendance politique de la monarchie anglaise, elle défend de nouveaux principes républicains, à commencer par l’égalité de tous devant la loi et d’autres grandes valeurs inspirées de la philosophie des Lumières, comme la tolérance religieuse, l’habeas corpus, la séparation des églises et de l’État… D’où cet incroyable paradoxe d’une société qui défend tout en même temps l’égalité des citoyens et l’inégalité des races. Ce paradoxe est connu, bien documenté et d’emblée déploré : le fait que des Fondateurs, comme le général Washington et Thomas Jefferson étaient eux-mêmes des propriétaires d’esclaves et que ce dernier a eu des enfants avec Sally Hemings, son esclave. Mais, on l’a oublié, la première version de la Déclaration d’indépendance rédigée par Jefferson en 1776 dénonçait cette « guerre cruelle contre la nature humaine », menée par la monarchie britannique, qui « violait les droits les plus sacrés de vie et de liberté », en facilitant l’arrivée d’esclaves sur le sol américain. La version finale de la Déclaration, approuvée à l’unanimité par le second Congrès continental, sera plus discrète, tout en proclamant néanmoins « cette vérité évidente » que tous les « hommes sont créés égaux ». On pouvait donc, à l’image de Jefferson, à la fois défendre des idéaux émancipateurs et vivre une tout autre réalité.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la Présidence, lors des trente-quatre premières années de la République américaine, fut occupée par des sudistes, tous originaires de Virginie, et tous propriétaires d’esclaves ?
C’est le résultat de cette chose très curieuse, très américaine que j’appelle l’arithmétique raciale. La République américaine n’est pas une démocratie, au sens de démocratie directe, mais un régime représentatif. Les représentants sont choisis, selon l’article I er de la Constitution, dans chacun des États, « proportionnellement au nombre de leurs habitants », à raison de 1 pour 30 000 habitants. Pour calculer le nombre des représentants, il est précisé que ceux-ci comprennent « le nombre total des personnes libres » auquel est ajouté « trois cinquièmes de toutes les autres personnes ». Le « S-Word » - le mot S pour slave (esclave) - n’est jamais prononcé et le premier traducteur français de la Constitution précise dans une note insérée après « autres personnes » : « On entend ici les esclaves ; l’horreur que les rédacteurs de ce projet [de constitution] ont pour un état si contraire au droit naturel, les ont empêché (sic) de faire usage même du mot ». Contrairement à ce que l’on croit souvent, les 3/5 e ne font pas référence à la moindre valeur des esclaves, mais à un étonnant compromis entre les États Nord, abolitionnistes, et les États du Sud, esclavagistes. Si le nombre des représentants par État était calculé en fonction des seuls électeurs inscrits, ou des seules « personnes libres », les États du Nord disposeraient d’une imparable majorité au Congrès. Une telle majorité était inacceptable pour les partisans des États du Sud, car elle signifiait que tôt ou tard, l’esclavage serait aboli. Mais pour ne pas donner trop de voix, et donc trop de représentants, aux États du Sud, il fut décidé que leurs habitants « non-libres » compteraient pour moins de 5/5e, soit en l’occurrence, 3/5e. Une sorte d’équilibre était donc atteint entre nordistes et sudistes, ce qui n’empêcherait pas les sudistes d’importer de plus en plus d’esclaves pour accroître leur représentation au Congrès et leur chance de contrôler la présidence, puisque le nombre de « grands électeurs » qui désignent le président au niveau des États est égal au nombre total des sénateurs et des représentants.
Les « pratiques infâmes » de cette curieuse arithmétique furent dénoncées avec vigueur par l’un des membres de la Convention de Philadelphie, Gouverneur Morris, d’origine française par sa mère (Sarah Gouverneur), futur ambassadeur des États-Unis en France (1789-1794), en ces termes : Les esclaves « sont-ils des hommes ? Qu’on en fasse des citoyens et qu’on leur donne le droit de vote. Sont-ils des objets de propriété ? Qu’on ajoute alors toutes les maisons de la ville de Philadelphie qui ont bien plus de valeur que les misérables esclaves de Caroline du Nord ».
L’esclavage sera aboli en 1865 avec la ratification du 13e amendement. Le 14e amendement, ratifié trois ans plus tard, est le premier ajout à la Constitution qui instaure le droit du sol intégral et introduit, enfin, le mot « égalité » dans la formule : « aucun État... ne refusera à quiconque relève de sa juridiction l’égale protection des lois. »
La Constitution des États-Unis est la même depuis 1787 : les clauses scélérates du texte fondateur restent toujours reproduites dans les publications officielles et les manuels scolaires, même si elles apparaissent soulignées ou en italiques pour rappeler leur caractère caduc. Comment expliquez-vous le maintien de ces clauses ?
Le respect est tel, pour la Constitution des États-Unis, que son texte original, qui ignore tout de Dieu et du christianisme, est préservé, comme une relique religieuse (ou le corps de Lénine au Kremlin), dans un immense coffre-fort, dans la rotonde située au siège des Archives Nationales, rue de la Constitution à Washington D.C. Le coffre est si épais qu’il est supposé survivre à une explosion nucléaire. Ce respect explique sans doute pourquoi les manuels de droit, d’histoire et de science politique maintiennent dans le texte les clauses abolies par les amendements ratifiés ultérieurement. Ces clauses sont imprimées en italiques ou placées entre crochets pour signaler leur caractère caduc.
Les amendements à la Constitution introduisent des changements considérables : le 12e (1804) modifie le système d’élection du président, le 13e (1865) abolit l’esclavage, le 14e (1868) introduit le droit du sol intégral et la clause d’égalité, le 19e (1920) le vote des femmes. Dans un autre pays, moins respectueux des textes fondateurs, on en serait déjà à la troisième Constitution ou la troisième république américaine… Pour faire d’une pierre deux coups, dans un moment d’exaltation civico-religieuse rappelant le culte de l’Être suprême de Robespierre, Donald Trump a cru utile de placer sous la même couverture, en cuir de veau, la version anglaise de la Bible avec le texte de la Constitution américaine et ses dix premiers amendements. Cette « God Bless the USA Bible », imprimée en Chine et vendue 59,99 dollars aux États-Unis, mentionne dans sa deuxième édition publiée en 2024, « Donald Trump 45th president of the United States. The Day God intervened, 13 July 2024 » . Parce qu’il avait survécu à une tentative d’assassinat, le président se proclamait bien plus qu’un leader charismatique. Il était, ni plus ni moins, l’élu de Dieu, le futur leader de ce qui ressemblait à une monarchie républicaine, fondée sur les Saintes Écritures.
Vous évoquez la hantise du fameux « grand remplacement » présente depuis les origines de l’État nation américain, chez les élites politiques. Pouvez-vous nous rappeler ce que comporte cette idéologie et sur quoi elle s’appuie à l’époque?
Cette thèse est soutenue au début du XX e siècle, par des savants de l’époque, comme Edward Ross, sociologue, Lothrop Stoddard, historien et avocat formé à Harvard, et Madison Grant, un trustee de l’American Museum of Natural History, l’un des hauts lieux de l’idéologie raciste : il faut empêcher l’arrivée de peuples dégénérés d’Europe centrale et méditerranéenne qui menacent la suprématie des « Nordiques » ou des Anglo-Saxons qui peuplent les États-Unis jusque lors. Les nouveaux venus, des immigrés originaires d’Europe de plus en plus nombreux à la fin du XIX e siècle, sont décrits comme issus de « races inférieures », avec un taux de natalité très élevé. Le danger dénoncé par les nativistes de l’époque, c’est « le déluge de hordes étrangères en provenance de l’Europe de l’Est et du Sud ». Le danger ? Les nouveaux immigrés seraient inassimilables et porteraient en eux le germe du séparatisme culturel, parce qu’ils seraient « hostiles aux idéaux et aux institutions de l’Amérique », comme l’écrit Stoddard. Le thème de la submersion de l’Amérique par des hordes d’étrangers inassimilables est en vogue au début du XXe siècle, au point d’être repris dans des romans à succès comme le Great Gatsby de Scott Fitzgerald. Les sciences sociales multiplient aussi des ouvrages anxiogènes comme “La disparition de la Grande Race” de Madison Grant, « La marée montante des peuples de couleur » de Lothrop Stoddard. Ces ouvrages, en général eugénistes et mixophobes, dénoncent le danger de « l’abîme racial », ou du « suicide racial » des Nordiques. Hitler appréciait particulièrement l’ouvrage de Grant qu’il décrivait comme « sa bible ».
Ces thèmes rappellent ceux qui nous sont aujourd’hui familiers : la submersion des immigrés du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, fantasmée par la droite et l’extrême droite française, et la « théorie du grand remplacement » popularisée par l’auteur et militant Renaud Camus. Quand ce dernier dénonce la grande déculturation d’une population indigène de race blanche remplacée par d’autres peuples, d’autres religions et d’autres civilisations de qualité inférieure, il ne fait que remettre à la mode les thèses de Madison Grant. Ces thèses sont aujourd’hui reprises par Trump et ses conseillers, grands lecteurs de Jean Raspail et de Renaud Camus, comme Stephen Miller, le chef adjoint du cabinet du président, Tom Homan, le « Border czar » de la Maison blanche, Pete Hegseth, le ministre de la Défense, Tucker Carlson et Steve Bannon, deux journalistes et proches conseillers de Trump. D’où la hantise chez les trumpistes d’une nation bientôt composée d’une « majorité de minorités », originaires du Sud global, prête à « empoisonner le sang de l’Amérique », et disposée, grâce au droit du sol, à se reproduire en masse pour favoriser à terme le parti woke par excellence, le parti démocrate.
Le fameux « melting pot » des États-Unis existe-t-il vraiment, et quel est son avenir dans une société de plus en plus polarisée par une présidence d’extrême droite ?
J’analyse le melting pot et son contraire, le multiculturalisme (ou le « communautarisme » comme on aime le dire en France) dans un ouvrage précédent (La Crise de l’identité américaine, 2003, 2e édition). La métaphore a été popularisée par Israel Zangwill dans une pièce de théâtre dédiée au président Theodore Roosevelt et intitulée The Melting Pot, jouée à Washington D.C. en 1908. L’objectif de Zangwill était de nature politique. Il souhaitait faciliter l’accueil aux États-Unis de milliers de réfugiés juifs, fuyant les pogroms de la Russie tsariste et de Kishinev (aujourd’hui Chisinau, la capitale de la Moldavie) en particulier. Le mélange utopique de toutes les races et de toutes les ethnies était loin d’être réalisé au début du XX e siècle. Il a plus de sens aujourd’hui, même s’il reste encore une utopie, partiellement réalisée, comme le révèlent les chiffres des recensements et la fréquence des mariages mixtes. Ainsi, le nombre de personnes recensées qui déclarent « deux races ou plus » représentait 9 millions d’individus en 2010 et près de 34 millions en 2020, soit un accroissement de 276 % en l’espace de 10 ans. Les mariages mixtes, un indicateur très fiable de l’intégration des immigrés, peuvent atteindre jusqu’à 30 % des « jeunes mariés » (newly-wed couples) d’après le Pew Research Center. C’était le cas, en 2019, pour 30 % des jeunes mariés hispaniques (et 39 % des jeunes mariés dont un membre du couple était né aux États-Unis), pour 29 % des jeunes mariés Asiatiques ou encore 18 % des Africains Américains et 12 % des Blancs. Les zones géographiques où le métissage augmente le plus rapidement sont encore restreintes : l’Ouest, le Sud-Ouest, le Nord-Est, et surtout les grandes métropoles urbaines de l’Est, du Sud et de l’Ouest, à savoir New York, Miami, Houston, Dallas, Atlanta, Los Angeles, San Diego et Chicago au Midwest3.
À terme, l’idéal, c’est la déracialisation complète des États-Unis, et cela dépasse le simple métissage des populations. Ça n’est possible que si un citoyen Noir n’est plus essentialisé ou assigné à un groupe d’appartenance, le plus souvent infériorisé. L’idéal est qu’un Noir, de même qu’un immigré italien, polonais ou mexicain... soit traité comme n’importe quel autre citoyen, et reste le détenteur de plusieurs identités - culturelles, religieuses, linguistiques, politiques - et non pas l’élément fixe d’une vieille grille de lecture dichotomique et hiérarchisée, opposant dans une interminable longue durée les Noirs aux Blancs et les Européens aux peuples de couleur du Sud global.
Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.
Légende des illustrations
- Quatre officiers de l’Union avec deux hommes d’origine africaine lors de la campagne de Petersburg. De nombreux esclaves émancipés ont été mobilisés au service des officiers de l’Union. Août 1864. Collection Everett chez Shutterstock
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Constitution des Etats-Unis, Domaine public via Wikimedia Commons.
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Peinture murale Black Lives Matter à Greenpoint, Rhododendrites, Domaine public via Wikimedia Commons
- 1. Sur ces questions, voir le débat très stimulant organisé par Juliette Galonnier et Jules Naudet, « Race et intersectionnalité. Entretiens croisés, 1ère partie », La Vie des idées, 11 juin 2019.
- 2. Office of Management and Budget, “Revisions to OMB’s Statistical Directive n°15”, Federal Register, vol. 89, n° 62, 29 mars 2024.
- 3. Voir Mark Lopez, Jens Krogstad et Jeffrey Passel, « Who is Hispanic? », Pew Research Center, 15 septembre 2022, William H. Frey, « Six Maps That Reveal America’s Racial Diversity », Brookings, 5 septembre 2019 et Nicholas Jones et al., « 2020 Census Illuminates Racial and Ethnic Composition of the Country », U.S. Census Bureau, 12 août 2021.