Renouer le fil du dialogue entre sciences sociales et psychanalyse. Entretien avec François Bafoil et Paul Zawadzki
Fruit de trois années de séminaires réguliers, l’ouvrage Politiques de la destructivité, dirigé par François Bafoil et Paul Zawadzki paraît aux éditions Hermann en juin 2024. Quels dialogues sont possibles entre sciences humaines et sociales et psychanalyse, et sur quels sujets ? Quels savoirs cela peut-il produire ? Les directeurs de l’ouvrage répondent à nos questions sur l’ambition du séminaire et de l’ouvrage récemment paru.
L’ouvrage Politiques de la destructivité s’appuie sur un séminaire créé au CERI en 2021, visant à retisser le lien entre sciences humaines et sociales et psychanalyse. Pouvez-vous nous rappeler de quel constat est né ce séminaire ?
François Bafoil et Paul Zawadzki : En dépit de la forte présence dans le débat public des thèmes de la mémoire, du déni ou du refoulement par exemple, mais aussi d’un regain d’intérêt pour un auteur comme Norbert Elias qui n’a cessé de labourer le corpus freudien, nous sommes partis du constat que les pensées du psychique et de l’historique ne communiquaient plus ou trop peu, ce qui est étonnant en un sens lorsqu’on songe à l’exacte contemporanéité de Sigmund Freud, d’Émile Durkheim et de Max Weber (nés respectivement en 1856, 1858, et 1864). À vrai dire, la discussion entre ces champs de connaissance n’a jamais été très harmonieuse, surtout en France où, comme nous le rappelons dans l’ouvrage Politiques de la destructivité, la sociologie durkheimienne s’est instituée en mettant à l’écart l’étude de la subjectivité. La sociologie allemande, elle, s’est constituée sur des prémisses épistémologiques différentes, mais, en dépit du fait que certains textes de Max Weber soient plus nuancés qu’on ne le dit généralement sur ces questions, la sociologie compréhensive s’arrête aux portes de l’inconscient freudien.
En France, le dialogue s’est toutefois maintenu jusqu’aux années 1980, en fertilisant aussi bien le travail des historiens (Michel de Certeau, Léon Poliakov, Alphonse Dupront, Saul Friedlander…), des sociologues et des anthropologues comme Roger Bastide ou Georges Devereux…, que celui de certains philosophes du politique comme Cornelius Castoriadis. Ce n’est que plus tard que l’assèchement du dialogue est venu.
C’est cet assèchement du dialogue qui vous a convaincus…
François Bafoil et Paul Zawadzki : En effet, nous nous sommes proposés de reprendre le « dossier » science sociales/psychanalyse sans occulter les difficultés épistémologiques déjà mises en évidence dans le passé par de nombreux auteurs. Conjuguer le postulat de l’universalité du psychisme humain et la singularité historique est loin d’aller de soi. Du côté des psychanalystes, la tentation est grande parfois de plaquer la théorie freudienne sur le champ d’expérience socio-politique comme si les termes d’inconscient individuel et d’« inconscient collectif » étaient interchangeables et s’ajustaient « naturellement » ; ou encore en postulant, sans le démontrer, l’existence d’une « pulsion de mort » efficiente dans le champ social. À l’inverse, du côté de la science politique ou de la sociologie, laisser de côté l’épaisseur anthropologique, ne pas se donner les moyens d’appréhender la dimension passionnelle ou pulsionnelle, délirante ou fantasmatique pour penser une histoire aussi violente que celle du siècle écoulé, c’est passer à côté d’une dimension qui nous semble fondamentale.
Entrons ici dans le vif du sujet : la barbarie surgie de l’intérieur des sociétés européennes, qui reste une des questions les plus lancinantes bien après le moment totalitaire. Dans son ouvrage La revanche des passions, Pierre Hassner se plaît à rappeler le fameux mot de Raymond Aron selon qui « Ceux qui croient que les peuples suivront leurs intérêts plutôt que leurs passions n’ont rien compris au XXe siècle ». C’est le problème que nous laissent en héritage, par-delà tout ce qui les séparait, les grands témoins du XXe siècle : Freud et d’autres psychanalystes, la constellation de l’École de Francfort ou encore les auteurs exilés comme Eric Voegelin, Ernst Cassirer ou Hannah Arendt. Mais après tout, même du côté durkheimien, on pourrait rappeler la fameuse lettre de Marcel Mauss en date du 6 novembre 1936 : « Que de grandes sociétés modernes, plus ou moins sorties du Moyen Âge d’ailleurs, puissent être suggestionnées comme des Australiens le sont par leurs danses, et mises en branle comme une ronde d’enfants, c’est une chose qu’au fond nous n’avions pas prévu. Ce retour au primitif n’avait pas été l’objet de nos réflexions ».[1]
Pas plus qu’il n’est certain que nous ayons pris la mesure de l’explosion de violences pulsionnelles et sacrificielles qui ont accompagné le XXe siècle, il n’est assuré que nous prenons suffisamment conscience de la dimension haineuse qui semble faire retour dans les sociétés contemporaines. On ne saurait les penser seulement à l’aune des catégories de rationalisation ou de désenchantement du monde. Qu’il suffise de penser aux déchirures de la société américaine contemporaine, aux logiques de guerre civile larvée qui traversent certaines sociétés est-européennes, ou encore aux résurgences de haines antisémites en France ou en Angleterre. Les violences qui s’y dessinent ne se laissent nullement réduire à leur dimension stratégiques ou instrumentales. Qu’on sollicite les notions de pulsion de mort, de barbarie ou de destructivité, il faut se donner les moyens intellectuels de les appréhender. À partir de là, s’ouvre la question la plus difficile et la plus intéressante pour la recherche, à savoir : de quelle manière est-il possible de travailler l’articulation de l’historique et du psychique, en prenant les deux dimensions au sérieux ?
À ce titre, de quelle pertinence se trouve doté le concept d’habitus, travaillé autant par Max Weber que par Norbert Elias ou encore Pierre Bourdieu mais sans que la dimension pulsionnelle n’y soit franchement reconnue ? Quel appui nous fournit l’hypothèse freudienne de la permanence du meurtre dans l’histoire, et en ce sens, quelle valeur attacher au mythe des origines : celui de la horde et du meurtre du père chez le psychanalyste ? Celui de la guerre de tous contre tous et du conflit toujours déjà là chez Thomas Hobbes ? Comment s’ordonne, dans différentes configurations politiques et sociales, la relation du moi aux institutions ? Ne disposerait-on pas d’un appui solide pour penser l’aliénation ou la servitude volontaire, les illusions consenties et avec elles, celles des individus comme celle de la masse et de ses errements collectifs dont les historiens s’attachent à suivre les traductions à chaque fois particulières, en prenant pour objet l’infinie diversité des construits humains ? Dernière question : comment penser que les institutions ne puissent jamais éradiquer la violence pulsionnelle qui, souvent, leur a donné naissance ?
Parmi les thématiques abordées au cours du séminaire, lesquelles sont plus précisément reprises dans l’ouvrage ?
François Bafoil et Paul Zawadzki : L’ouvrage regroupe deux parties complémentaires mais de facture différente.
La première rassemble les textes de Paul-Laurent Assoun, François Bafoil, Abram de Swaan, Paul Luciani, Paul Zawadzki et Claudine Haroche. Elle est centrée sur certaines catégories freudiennes, (la masse, la répétition, le déni …) et leur reprise critique, que ce soit par d’autres disciplines telle l’anthropologie (avec la question posée sur la valeur du complexe d’Œdipe quand il est confronté à d’autres cultures que celle de la famille patrilinéaire et aryenne qui l’a produite comme le souligne justement l’anthropologue Bronisław Malinowski ou d’autres courants surgis de l’intérieur même de la tradition psychanalytique mais prenant beaucoup de distance à l’égard de certains aspects de l’anthropologie freudienne ; on pense ici aux travaux d’Erich Fromm.
La seconde partie se donne pour tâche de confronter les différents héritages de la tradition psychanalytique avec l’expérience socio-historique, celle des violences traumatiques de guerre, celle des viols de guerre, ou encore celle des délires nationalistes (voir les chapitres de François Bafoil, Julia Laureau, et Paul Zawadzki). Il s’agit cette fois de poser la question des modalités et des seuils qui rendent le recours aux outils psychanalytiques opératoire dans le champ de l’étude politique.
À l’interface de la première et de la seconde partie de l’ouvrage, on trouvera un bel exemple d’un dialogue fructueux entre une historienne des violences de guerre (Annette Becker) et une psychanalyste (Françoise Davoine) qui a longtemps animé un séminaire avec Jean-Max Gaudillières sur « Folie et lien social » à l’EHESS, soucieuse d’élaborer concrètement, dans sa clinique, le lien entre « l’histoire et sa grande hache » et les modalités du travail clinique les plus appropriées à ce type de souffrances psychiques,
Quelle suite comptez-vous donner à l’ouvrage et au séminaire ?
François Bafoil et Paul Zawadzki : Nous n’avons pas repris dans cet ouvrage certaines thématiques qui sont néanmoins importantes. Nous pensons à celle du religieux notamment. Nous avons l’intention d’y revenir au cours de l’année universitaire 2024-2025 : plusieurs séances sont déjà prévues portant sur les guerres civiles religieuses. Plus largement, l’année prochaine, avec la question des féminicides ou celle des lynchages, nous explorerons les figures de barbarie qui déchirent le tissu politique et social donnant à voir des explosions soudaines d’une violence et d’une cruauté pour lesquelles les sciences sociales manquent souvent de catégories pertinentes.
En décidant d’adopter le phénomène de la guerre pour thème du séminaire de cette année, nous poursuivons l’effort des années précédentes, qui vise à identifier les voies permettant de conjuguer les apports réciproques et croisés des approches politistes, socio-historiques et psychanalytiques. Ce faisant, il ne s’agit ni d’analyser directement les configurations historiques guerrières, ni d’étudier les violences comme de simples effets de la pulsion de destruction considérée comme un invariant anthropologique, mais bien davantage d’explorer ce que la prise en considération du champ des affects et des pulsions apporte à l’analyse des phénomènes de violence guerrière.
L’interrogation porte ainsi sur les catégories en usage dans ces différentes disciplines : la répétition et la re-présentation, l’oubli et le refoulement, la négation ou le déni, la haine, l’amour et la barbarie, la jouissance et l’indifférence, l’imaginaire, le fantasme et la surréalité, la latence et la mémoire ; et de manière ultime, sur la pertinence de la catégorie de pulsion de mort, en prenant toujours soin de la considérer comme une hypothèse et non comme un postulat.
C’est dire combien il nous semble urgent de renouer le fil du dialogue avec ceux qui dans le champ de la psychanalyse – et ils sont nombreux – élaborent une abondante pensée de la haine et des effondrements psychiques en miroir des effondrements sociétaux et environnementaux.
Propos recueillis par Miriam Périer.
Retrouvez la présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur
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Photo de couverture : Un berger marchant devant son troupeau, circa 1918. Everett collection pour Shutterstock.