Repenser la modernité au pluriel avec Romain Bertrand

10/07/2024

Romain Bertrand est historien et travaille sur l’Asie du Sud-Est. Auteur prolifique, il nous parle aujourd'hui de son tout nouvel ouvrage Les Grandes Déconvenues, la Renaissance, Sumatra et les Frères Parmentier, publié en mars 2024 aux éditions du Seuil. 

Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur l’expédition des frères Parmentier ?

Romain Bertrand : La genèse de l'enquête au principe de ce livre possède des raisons profondes et d’autres purement circonstancielles. La raison profonde, c'est que je poursuis un programme de recherche commencé il y a plus d'une vingtaine d'années, qui reprend l'étude de ces situations de contact ou de premières rencontres entre les sociétés européennes et les sociétés de l’Asie du Sud-Est. Cette épopée française n'est donc qu'un épisode parmi d'autres de ces rencontres dont j'essaye de proposer un récit un peu différent.

Pour la première fois dans mon parcours de recherche, je traite d'un dossier français. Jusqu'à présent, je m'étais abstenu de travailler sur la France, parce que j'estimais qu’il était beaucoup plus facile, lorsque l'on touchait à des questions d'histoire coloniale, de ne pas travailler sur le pays dont l'on est issu. J'ai choisi de travailler sur l'Indonésie à partir de sources néerlandaises et en intégrant des sources ibériques. Je ne voulais pas travailler sur la France parce qu'au début des années 2000, le champ de l'histoire coloniale en France était devenu complexe et surinvesti politiquement

Mon livre s'inscrit dans la continuité de mon travail précédent, mais il est aussi un peu particulier. Les périodes de confinement durant la pandémie de Covid-19 et l'impossibilité pratique de me rendre en Asie du Sud-Est, à Singapour et à Bornéo, aussi bien qu'à Londres ont fait que j’ai été privé de l’accès aux archives pour l’ouvrage sur lequel je travaillais à l'époque. Un éditeur m'avait proposé à la même époque d'éditer le récit de voyage des frères Jean et Raoul Parmentier à Sumatra, un manuscrit du XVIe siècle rédigé par Pierre Crignon (1464-1540), un praticien d’astronomie nautique, qui n'a pas fait l'objet d'une nouvelle édition critique depuis le XIXe siècle. Je me suis dit que c'était l'occasion de répondre à cette proposition.

Pour préparer l'édition critique de ce récit de voyage, il me fallait comprendre le monde dont étaient issus ces deux capitaines français qui vont donc naviguer jusqu'à Sumatra en 1529. Quelle était la vie des gens de mer, des marins, des navigateurs, dans une ville comme Dieppe, une ville de taille moyenne, à l'orée du XVIe siècle ? Mes séjours aux archives de Rouen, de Dieppe et du Havre se sont multipliés et j'ai trouvé qu'il y avait véritablement matière à reprendre, à rouvrir ce dossier.

La première partie de votre livre est une histoire de la Normandie, de Dieppe et de la figure de Jean Ango. Qui est ce personnage et quel rôle joue-t-il dans l'expédition des frères Parmentier ?

Romain Bertrand : L’expédition des frères Parmentier est un peu oubliée aujourd'hui, sauf localement, en Normandie, où les frères Parmentier et Jean Ango font partie de la légende locale. Or ce périple des frères Parmentier jusqu'à Sumatra en 1529 a joué un rôle extrêmement important au XIXe siècle.

Pour quelles raisons ?

Romain Bertrand : Parce qu'à l'époque, il existe une sorte de compétition entre les pays européens sur la question de l'origine des Grandes découvertes : toute la question est de savoir qui y a pris la plus grande part. La France n'a pas investi autant que le Portugal et l'Espagne dans les expéditions maritimes vers les lointains au XVIe siècle. Donc, au XIXe siècle, lorsque la France redéveloppe des ambitions impériales dans l'océan Indien et en Asie du Sud-Est, l‘histoire des frères Parmentier est mise en avant pour montrer que la France était bel et bien là au commencement des présences européennes en Asie, et par contrecoup pour expliquer qu’elle a, de droit, un rôle à jouer dans cette partie du monde. C'est une histoire un peu oubliée, mais une légende extrêmement puissante. 

Jean Ango est l'un des points d'étai de cette légende. Il est l'armateur de l'expédition, celui qui affrète les deux navires, le Sacre et la Pensée, dont Jean et Raoul Parmentier vont prendre le commandement. Jean Ango est considéré dans l'historiographie du XIXe siècle, et jusqu'à nos jours par beaucoup de romanciers, comme une sorte d'humaniste au petit pied. De nombreuses légendes existent autour de lui. Il serait issu du petit peuple et se serait forgé une destinée à la seule force de sa volonté. Il aurait été l'ami intime du roi François Ier. Il aurait été un passeur de savoirs, quelqu'un qui conversait avec les grands esprits de la Renaissance. La réalité brute, celle des archives, nous montre un personnage très différent, qui vient d'une famille de grands notables rouennais, qui n’est pas l’ami du roi mais l’un de ses nombreux obligés, qui n’a de rapports que très superficiels avec la haute culture humaniste et qui ne s'enrichit pas seulement grâce au commerce légal ou à ses activités de percepteur de droits seigneuriaux mais aussi grâce à la « guerre de course », une forme de brigandage maritime qui, bien qu’elle s’exerce à l’encontre des ennemis du royaume, se distingue assez mal, à l’époque, de la piraterie . L'image de l'érudit raffiné ou de l'esprit humaniste est en outre un peu éraflée lorsque l’on considère la part de violence qui est entrée dans la fabrique de cette expédition des frères Parmentier. 

Jean Ango est présenté comme un être exceptionnel parce que toute légende commence par singulariser un personnage pour en faire un héros. Mais ce qui nous intéresse, en histoire comme dans d’autres sciences sociales, c'est de comprendre comment un moment, un monde, des institutions rendent possible un personnage comme Ango. Chemin faisant, on s'aperçoit qu'il existe, à l'époque, de nombreux Jean Ango dans d'autres villes de la façade atlantique. J’en évoque un dans mon livre, Michel Férey, qui est lui aussi un notable tout à fait légitime à certaines heures et un entrepreneur en piraterie à d'autres.

Il s'agit moins d’écorner la légende par esprit de chicanerie que de rappeler la réalité lorsque cela s'impose. Il s'agit surtout en réalité, à travers l'enquête sur Jean Ango, d'engager une enquête sur le monde social et politique très particulier qui a rendu possible ce type de personnage et sa trajectoire.


Qui étaient Jean et Raoul Parmentier et quelles étaient les motivations derrière leur voyage vers Sumatra en 1529 ?

Romain Bertrand : Je voudrais d'abord préciser que le voyage des frères Parmentier à Sumatra en 1529, érigé au XIXe siècle en titre de gloire pour la France, a été un échec à tout point de vue, humain, commercial et diplomatique. Un tiers des équipages a perdu la vie dans l’expédition, laquelle n’a pas rapporté suffisamment d'or et d'épices pour couvrir ne serait-ce que les frais d'avitaillement des deux navires.

Les frères Parmentier étaient les deux capitaines aux commandes de ces navires. Nous ne savons presque rien de Raoul, le cadet. En revanche, Jean Parmentier est un personnage connu, mais sous deux visages très différents. Il est d’une part l’homme qui mène l’expédition vers Sumatra et dont on présuppose qu'il a mené d'autres expéditions au Brésil, peut-être sur les côtes de Guinée. C'est un capitaine, un marin professionnel, féru par ailleurs d'astronomie nautique. D’autre part, il est connu en histoire littéraire parce qu'il a écrit de nombreux poèmes d'un genre très particulier, des poèmes de dévotion mariale, consacrés à exalter les vertus et la gloire de la Vierge Marie et qui étaient déclamés lors de concours organisés par des confréries de laïcs à vocation religieuse, des concours qu’on appelait les Puys.

Chaque année à Dieppe, à Rouen, ailleurs dans le nord de la France, des concours de poésie étaient organisés où l’on pouvait entendre des poètes, souvent amateurs mais aussi quelques professionnels, qui composaient des odes à la Vierge Marie dans des formes poétiques extrêmement complexes, des « chants royaux » en décasyllabes et avec des rimes comportant des phonèmes communs, des ballades ponctuées par des « envois ». Jean Parmentier est connu pour ses poèmes écrits sur des questions religieuses et mystiques au moyen de la langue et de l'imaginaire de son métier de marin, de navigateur. Ainsi, le pilote guidant son navire sur une mer tempétueuse devient l'incarnation du bon croyant guidé par sa foi en Dieu et en la mansuétude de la Vierge Marie vers le Havre du Salut.

Ce mélange entre le lexique du « métier de la mer » et l'obéissance à une forme de poésie religieuse rhétoriquement complexe est ce qui a précocement retenu l’attention dans la poésie de Jean Parmentier, lequel est, pour toutes ces raisons et d’autres encore, un personnage extraordinairement intéressant et par ailleurs d'ailleurs extrêmement attachant.

Comment avez-vous abordé l’histoire de cette expédition ? Comment construit-on un récit historique, une chronologie ?

Romain Bertrand : Le récit de l’expédition n’est pas une découverte, il a fait l'objet de plusieurs éditions au XIXe siècle, en 1832 et en 1883. Le statut même du texte est un peu compliqué puisqu’il en existe deux versions dissemblables. Au XIXe, l’une de ces versions a été jugée « majeure » et éditée sans forcément tenir bien compte des variations et des interpolations avec l’autre. Par conséquent, la première étape du travail consistait dans la transformation en source d’un ensemble de documents. Et il s’agissait ensuite, bien sûr, de lire cette source à contrefil, en questionnant chacune de ses ambigüités ou de ses non-dits.

Pour ce faire, je me pose souvent des questions toutes simples, qui sont des questions de scénariste : comment ferais-je si je devais transformer en film le récit de voyage de Pierre Crignon ? Comme beaucoup de récits de voyage européens de cette époque, celui de Crignon nous offre exclusivement la vision des Européens. Il nous parle de l'océan Indien et du monde malais vus depuis le pont du bateau, de l'île de Sumatra vue depuis le quartier du port situé dans l'enceinte des villes côtières. Cette vision est très partielle, alors que dans un film, j’aurais besoin de dresser des paysages autour de mes acteurs, de voir plus loin que le bastingage de la nef ou les palissades de la cité portuaire

On a ainsi beaucoup écrit sur le voyage des frères Parmentier, mais personne ne s’est vraiment demandé ce qu’était Sumatra à l'époque. Or, dès qu'on commence à se poser ce genre de questions, on se rend compte que l’île ne se réduit pas à ce que les Normands en ont vu et pensé à l'époque. C’est une société à la fois très protocolaire et ritualiste, puisqu’elle est composée de cités-États épousant le modèle des sultanats malais, mais aussi très fluide et cosmopolite, puisqu’elle est le produit d’influences extérieures anciennes, qu’elle est en voie d’islamisation et qu’elle accueille de longue date des marchands chinois, indiens et arabes. En réalité, il existe des cultures politiques, littéraires, religieuses extrêmement sophistiquées à Sumatra à cette époque. Les récits de voyage en disent évidemment beaucoup plus sur ce que c'était que d’être Normand, « Français », ou chrétien à l'époque que sur ce qu’étaient les sociétés asiatiques. 

La chronologie est en outre toujours taillée un peu en amont pour mieux comprendre qui sont les personnages, ce dont ils sont le produit. Jean Parmentier part à l'assaut de l'océan Indien en 1529. Il a pris du service auprès de Jean Ango en 1522, donc il a été formé dans les années 1510. Il faut s’interroger sur ce qu’est le fait d’être, de devenir marin, navigateur, pilote à Dieppe dans ces années-là. De la sorte, on commence à remonter dans le temps pour comprendre comment se façonnent des compétences, des rapports au monde.

Il faut donc lire le récit de voyage de Crignon comme un scénariste, un peu à la manière d’Emmanuel Carrère traquant les incohérences scénaristiques dans l’évangile selon Luc, dans Le Royaume. Comment les Normands ont-ils fait pour nouer un échange avec les insulaires de Sumatra ? Quel jour sont-ils arrivés ? Ont-ils jeté l'ancre dans la rade du sultanat de Tiku ou ont-ils mouillé à quelques encablures et utilisé leurs chaloupes pour accoster ? Comment les choses se sont-elles déroulées ensuite ? Qui est leur interprète et quelles langues parle-t-il ? Comment se procurent-ils à manger ? Comment pèsent-ils les produits qu’ils achètent ? Les Européens ont toujours l’impression d’être roulés dans la farine lorsqu'ils font des échanges, des achats ou du troc, mais ce n’est pas la réalité, c’est seulement qu'ils ne maîtrisent pas les termes de l’échange, ils ne connaissent pas les monnaies locales et les taux de conversion en vigueur à l'époque sur la côte ouest de Sumatra. A leur arrivée, l’univers commercial de l’océan Indien, avec son lot de normes et de rituels, leur est parfaitement inconnu. C’est en se posant de toutes petites questions, en regardant comment marchent les choses ou comment elles ne marchent pas, que l’on commence à tisser un récit. 

En quoi votre ouvrage s'inscrit-il dans la construction d'un autre récit, celui de la modernité et des Grandes découvertes qui peuvent être également de « grandes déconvenues » ? 

Romain Bertrand : Si les Grandes découvertes traitent de faits survenus aux XVe et XVIe siècles, elles sont la grande affaire du XIXe siècle. La notion même de Grandes découvertes n'apparaît pas avant les années 1810, on la voit surgir dans l'œuvre du naturaliste Alexandre de Humboldt (1769-1859). Il s’agit donc d’une invention, de quelque chose de fabriqué, comme la plupart des chrononymes dont nous usons aujourd’hui et qui datent pour la plupart aussi du XIXe siècle (Renaissance, Temps modernes, etc.)

Au XIXe siècle, on a concocté un grand récit, une litanie de dates et de noms majuscules, en sélectionnant les explorations ou les conquêtes – aux Amériques, en Afrique, en Asie – qui ont été des réussites. Cependant, lorsqu'on se plonge dans les sources, on constate que pour une expédition réussie, il en existe des dizaines, des centaines  qui ont échoué. Pour un bateau qui arrive à Sumatra, dix font naufrage ou se perdent en chemin.

Les Grandes découvertes constituent donc une success story, mais la réalité, ne serait-ce que statistique, ce sont les « grandes déconvenues », c'est-à-dire ces centaines, peut-être ces milliers d'échecs, d’expéditions qui ont été des désastres commerciaux, des mésaventures humaines. Il est important de les prendre en compte parce que cela permet de comprendre qu'une expédition n'est pas une entreprise individuelle, géniale et visionnaire, mais qu’elle mobilise des moyens conséquents, de grandes quantités d’hommes, de savoirs et de savoir-faire, de ressources matérielles. Il faut savoir fabriquer un certain type de bateau, il faut pouvoir recruter des marins et des artisans très spécialisés, trouver des liquidités et donc dégager un surplus de capital ou contracter un prêt « à la grosse aventure » pour gréer et avitailler les nefs, rémunérer les équipages, acheter un stock de marchandises de troc, etc. Or il faut beaucoup de temps, des années et en vérité des décennies, pour accumuler autant de compétences, de capital, d’expérience, c’est-à-dire pour rendre possibles ces expéditions qui s’avèreront être de grandes déconvenues.

Le XIXe siècle nous a légué plusieurs catégories pour penser notre passé : Grandes découvertes, Renaissance, Modernité, lesquelles guident aujourd'hui encore notre interprétation intuitive de l'histoire européenne. Cette façon même de penser l'histoire européenne comme orientée par une flèche du temps est aussi une invention du XIXe siècle, or les voyages d'exploration et de conquête de la fin du XVe et du début du XVIe siècle sont la seule manière de faire fonctionner cette flèche du temps, d'articuler, à travers la notion de Grandes découvertes, la Renaissance et l’entrée en « modernité ».

La modernité, au sens d’un effet d’hystérésis de la Renaissance, c’est-à-dire de l’insistance sur le rôle-clef joué par le savoir humaniste dans la genèse du « rationalisme scientifique » du XVIIe siècle, cette idée-là de la modernité ne colle pas très bien avec le cadrage très étroit qu'on fait aujourd'hui souvent de cette époque. La Renaissance ne commence pas à un instant T à la fin du XVe ou au début du XVIe siècle, elle ne date pas seulement des guerres d’Italie comme le voulait Michelet : on peut la faire remonter bien avant mais c’est pour l'arrimer au XVIe siècle qu’on a fait des voyages de « découverte » le symptôme d’un moment-charnière où l'Europe manifeste un besoin de curiosité, de connaissance des mondes lointains.

Tout cela ne tient que par le rôle extraordinaire qui est accordé à ces voyages, dont l'objet n'est évidemment pas en premier lieu la découverte des humanités du bout du monde, mais la satisfaction d’intérêts commerciaux. Jean Ango est un armateur, un homme d’affaires avisé, et s'il envoie deux nefs et plus d'une centaine d'hommes à Sumatra en 1529, c'est uniquement pour des raisons commerciales, pour aller chercher du poivre noir, de la noix muscade et surtout de l'or, puisqu'à l'époque il existe un déficit de métaux précieux sur le marché européen et que l’on pense qu'à Sumatra se trouvent des mines qui produisent un or d'une très grande pureté. 

Il s’agit donc d’une affaire de gros sous. De la même manière que l'expédition de Magellan, entre 1519 et 1522, n'a pas été une entreprise dédiée à la découverte de mondes lointains ni dictée par l’intérêt pour les modes de vie d’autres sociétés, l’expédition des frères Parmentier a été montée par des représentants d’une bourgeoisie provinciale en pleine ascension, sociale aussi bien qu’économique..

Au XIXe siècle, la légende a transformé ces opérations commerciales en témoignages d'une espèce de prédisposition exclusivement européenne à un intérêt humaniste pour les mondes lointains, en passant par pertes et profits d’autres exemples – japonais, chinois ou ottoman – d’une semblable curiosité.

Comment cela remet-il en cause la notion de modernité ?

Romain Bertrand :  Parce que l’on se rend compte que ce qui fait que de simples marins européens sont capables, avec le moins de préjugés possible, de comprendre des habitants de ces îles lointaines, c'est un rapport sensible au monde qu’ils partagent avec les habitants de ces îles. Or ceci déjoue très largement la notion officielle de modernité inventée par le XIXe siècle. On pense toujours la modernité à l’aune des écrits des savants, des lettrés, on la voit comme l'émergence d'une pensée rationaliste qui s'arrache à des modes d'entendement plus primitifs ou plus intuitifs. Il y aurait donc un moment de césure entre un avant, fait de mythes et de magies, et un après placé sous le signe de la Raison, et cette bascule est toujours plus ou moins assignée ou imputée au XVIe siècle.


Or, lorsqu’on va y voir de près, on se rend compte que même dans ces voyages qu'on nous présente comme des manifestations de la curiosité humaniste et pré-scientifique dans sa plus pure expression, la façon de penser, d'agir, de se relier au monde des marins et des capitaines embarqués sur ces navires n'a rien à voir avec l'esprit rationaliste du XVIIe siècle tel qu'on le définit souvent. On peut s’interroger pour savoir si on doit maintenir inchangée cette notion de modernité, si cette « première modernité » du XVIe siècle est une dimension oubliée ou une potentialité non réalisée de la « modernité tardive », si elle ne serait pas plutôt tout à fait autre chose que ce que l'on a appris à appeler modernité, etc. Reste qu’on ne peut éviter de se poser la question de savoir pourquoi, quand on lit la poésie de Jean Parmentier ou qu’on entrevoit les savoirs sensibles des gens de mer, quand on prend en compte la manière dont ils pensent tout à la fois par causalités et par analogies, on ne s’y reconnaît pas complètement.

Cette simple expédition ouvre dès lors sur de vrais questionnements de fond. Ainsi, la poésie de Jean Parmentier est totalement déroutante et elle n’entre dans aucune des cases que nous avons à notre disposition pour la classifier : est-elle médiévale ? moderne ? contemporaine ? anachronique ? L'intérêt est de redonner sa place pleine et entière à cette poésie, sinon dans l'histoire du moins dans un livre, et ce faisant d’offrir aux lecteurs la possibilité de l'entendre, de la considérer et de se rendre compte qu’elle n'a rien à voir avec le XVIe siècle tel qu’on nous l’a enseigné à l'école. Il y a Ronsard et Du Bellay, certes, mais avant eux il y a tout ce qu’ils nous ont intimé d’oublier et que l’école ne nous a pas appris : les Grands rhétoriqueurs, les compositions foutraques de Jean Molinet, les formidables Épîtres de l’amant vert de Lemaire de Belges, les cabrioles langagières de Clément Marot, les sotties de Pierre Gringore – quelque chose comme l’OULIPO en 1500 !

En quoi notre représentation actuelle de la modernité et de ces grandes expéditions et premières rencontres entre des Européens et d’autres populations du globe a-t-elle une incidence sur notre rapport à l'histoire coloniale de la France et de l'Europe ?

Romain Bertrand :  Je dirais que de façon beaucoup plus générale que la seule question de l'histoire coloniale, la modernité est une vieille idée, et même une idée vieillotte. On ne peut pas abstraire d'une définition conventionnelle de la modernité des choses que l’on ne considère plus aujourd'hui comme relevant d’un progrès souhaitable pour l'humanité. La course à la maîtrise technique du monde, par exemple, en situation de cataclysme environnemental, ne peut plus être quelque chose de souhaitable. Par conséquent, il y a un aspect vieillot dans la notion de modernité telle que celle-ci a pu être penseé et représentée à la fin du XIXe siècle par des gens qui trouvaient absolument magnifiques la fumée des trains arrivant en gare, le métal qui envahissait les villes, etc. Aujourd'hui, nous connaissons le prix de ces choses, ou plus exactement nous en payons le prix fort, jusqu'à atteindre au point limite avant l'extinction de l'espèce.

On ne peut donc plus embrasser la notion de modernité aujourd'hui avec l’enthousiasme avec lequel nous l’embrassions ne serait-ce qu'encore simplement trente ans auparavant. C’est la même chose pour les Grandes découvertes. Les Grandes découvertes que le XIXe siècle nous a léguées sont des histoires dont les héros sont invariablement des hommes blancs et chrétiens, qui sont partis à la découverte d'un monde d'entrée de jeu jugé barbare, primitif, peuplé de non-chrétiens à la peau rarement blanche.

Qui peut encore croire à ce conte dans une société comme la nôtre, c'est-à-dire métissée, une société qui a besoin, pour inclure dans son récit national des jeunes issus d'horizons postcoloniaux très différents, d'avoir un récit qui laisse de la place à d'autres personnages ? On ne peut plus aujourd'hui, dans une classe de collège, raconter l'histoire du voyage de Magellan de la même manière qu'on le faisait il y a trente ans, parce que beaucoup des élèves ne se reconnaîtront pas dans ce héros. Mais lorsqu'on leur dit qu'il y avait aussi à bord des nefs de Magellan un esclave africain, Juan Negro, des morisques (musulmans espagnols convertis de force au catholicisme au XVIe siècle), cela oblige à penser des siècles d'histoire musulmane de l'Espagne et de l'Europe, toute l’histoire fascinante et tragique des premiers contacts avec l’Afrique atlantique, etc.

L'Afrique fait partie de l'histoire, l'islam fait partie de l'histoire. Lorsqu'on ouvre un peu plus largement les portes du récit, en ne s’intéressant pas seulement au personnage central mais aussi aux plus petits personnages qui évoluent à ses côtés, cela permet concrètement de proposer une narration beaucoup plus en phase ou en prise avec nos questionnements contemporains.

Tout cela va bien au-delà de la question du rapport à l'histoire coloniale, il s’agit du rapport à notre propre histoire, à notre croyance, pendant très longtemps aveugle, dans le caractère infini des ressources naturelles et dans le progrès scientifique, dans la résolution purement technologique de tous les problèmes.Dans l'histoire des frères Parmentier, Jean Ango est un armateur qui gagne beaucoup d'argent avec la pêche au hareng, lequel, nous a-t-on dit pendant très longtemps, était la manne de l'Europe du Nord, la ressource qui avait permis que de puissantes, belles et complexes cités émergent de la mer Baltique jusqu'aux côtes atlantiques françaises. Tout ça a été jugé bel et bon, mais on sait aujourd'hui que cette pêche était une surpêche dès le XVIe siècle et que l'on était déjà engagé dans la course à l'extinction de la ressource, à la dépopulation des mers. Nous ne pouvons donc plus aujourd'hui considérer ce moment seulement comme un beau moment de notre histoire, l’âge d’or de l’exercice de notre puissance sur le monde, il nous faut aussi le regarder comme l'un des moments où le drame a débuté. 

Voyez-vous dans le XVIe siècle dans l’expansion du monde et la quête des ressources, de l'or, les premiers moments du capitalisme, les premiers moments d’expansion de ce système ravageur pour les ressources de la nature ?

Romain Bertrand : Il a fallu beaucoup de choses pour rendre possible le déchaînement prédateur de l'expansion européenne au XVIe siècle. Voyez la pensée dite « capitaliste », au sens très large du rapport instrumental de l'homme à un monde qui ne serait que ressources quantifiables, monnayables, extractibles : il a fallu des siècles de pensée et d’arrière-pensées pour la préparer. D'une certaine manière, les racines du problème ne sont pas dans le XVIe siècle.

Des historiens comme Sylvain Piron ont pu le montrer[1]. Dans la pensée religieuse, y compris monastique, coexistent dès les XIIe et XIIIe siècles des visions du monde très différentes, dont l’une, très instrumentale, du rapport possessif à la nature. Ce que l’on peut dire, c’est que tout ce qui se préparait à bas bruit depuis des siècles trouve à s'exprimer de façon extrêmement bruyante et dévastatrice au XVIe siècle, lequel est tout de même le siècle de la conquête des Amériques, de la naissance des circuits de la traite esclavagiste atlantique, du commencement des implantations sanguinaires des Européens sur les côtes africaines, brésiliennes, indiennes, etc.

Le XVIe siècle est bel et bien un siècle de sang où, de fait, des appétits déchaînés se donnent à voir ou à lire dans l'histoire européenne. Néanmoins, le XVIe siècle est coupable mais pas totalement responsable. Les siècles qui le précèdent ont leur part dans le drame. Jules Michelet disait « le XVIe siècle, ce héros ». Je crois que le XVIe siècle n'est pas un héros, loin s’en faut, mais je ne pense pas non plus qu'il faille lui attribuer la paternité exclusive de tous les problèmes. 

D'autant, je le dis pour finir, qu'il y a déjà, au XVIe siècle, des gens qui contestent cette dévastation. Tout le monde connaît Bartolomé de las Casas, l'homme qu'on dit le grand défenseur des Indiens. Il n'était pas seul, d’autres personnes à l’époque même de la conquête ont exprimé des critiques. L’Europe du XVIe siècle n'est probablement pas plus violente que les sociétés des siècles précédents, mais elle a davantage mauvaise conscience. Il n'est pas vrai que nous ne savions pas. Le fait que les Indiens n'aient pas d'âme n’était pas une opinion partagée par tous, une doxa unanime. Ce n'est pas vrai et c'est d'autant plus terrible. Beaucoup de religieux, comme Martin de Rada aux Philippines, se sont levés et ont littéralement hurlé à la face du roi d’Espagne et des conquistadors : « Ce que nous faisons n'est pas admissible ». La conquête a secrété, au moment même où elle s'exerçait sur le mode de l'extrême violence, sa propre critique. C’est du moins ce que j’avais essayé de montrer, à partir du cas philippin, dans Le Long remords de la Conquête (2015).

Il y a un débat dans l'historiographie sur le fait qu’il ne faut pas juger les actions d’hier avec des valeurs contemporaines mais il ne faut pas voir les gens du passé comme des personnes crédules et ignorantes. Le travail de l'historien est de comprendre les événements qui nous parviennent et qui se trouvent souvent mêlés à des légendes et à des préjugés. Dans votre livre, vous prenez votre temps pour nous amener aux frères Parmentier. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas vraiment le sujet de votre livre même s’ils figurent dans le titre. Votre ouvrage traite en réalité de la façon dont les sociétés s'articulent et se comprennent elles-mêmes à l'époque.

Romain Bertrand : Le problème, c'est que l’on ne sait pas très bien quels sont les critères de jugement dominants d'aujourd'hui ni quels étaient ceux du passé. Il n'y a en vérité jamais de parfait consensus moral à un moment donné dans une société. C'est ce que je vous disais pour le XVIe siècle. Quels sont les critères moraux du XVIe siècle ? Certaines personnes jugeaient parfaitement légitime la violence infligée aux Indiens, d’autres à l’inverse la considéraient comme totalement illégitime. 

De nos jours aussi, les valeurs ne sont pas totalement partagées, comme le prouve la question de l’accueil des migrants. Je pense que la France ne peut pas se définir de façon unanime par un esprit de progressisme et d'ouverture. Les critères d'aujourd'hui et les critères d'hier ne signifient pas grand-chose. Une société ou une époque parlent toujours aussi contre elles-mêmes.

La question de l'anachronisme du jugement est par conséquent un peu absurde. La seule chose que nous pouvons faire, c'est prendre acte de la polyphonie morale d'un monde ou d'une époque. Enregistrer toutes les voix, ne pas s'arrêter à celles qui portent plus ou qui sont les plus intimidantes, mais écouter aussi les voix plus faibles, qui disent autre chose. Au XVIe siècle, certains hurlent en faveur de la conquête du monde, de la destruction des Indiens, de la réduction en servitude et en esclavage des Africains. Ce sont ces voix, celles des conquistadors, des princes, des grands financiers de l’expansion, que l’on entend le plus parce qu'elles portent loin et qu’elles dominent les documentations écrites, mais il existe également de petites voix qui s’opposent, qui disent : « Non, nous ne pouvons pas faire cela. Cela, ce n'est pas nous ». Le rôle de l'historien est d’être à l'écoute de toutes les voix. 

Pour conclure, quels sont les projets sur lesquels vous travaillez aujourd’hui ?

Romain Bertrand : Je reprends un projet sur une affaire qui se déroule sur la côte nord-est de Bornéo à la fin du XIXe siècle, que j’avais dû interrompre au moment de la pandémie. Ce sera aussi une toute petite histoire, celle d'un officier colonial britannique qui va devoir, seul, au beau milieu d'une jungle et d'un monde particulièrement complexes, bâtir à partir de rien quelque chose comme une souveraineté coloniale. Je pars dans quelques jours à Singapour pour compléter aux archives ma documentation pour ce futur ouvrage.

Propos recueillis par Josefina Gubbins

[1] Sylvain Piron, L’Occupation du monde, Bruxelles, Zones sensibles, 2018, et Généalogie de la morale économique. L’occupation du monde 2, Bruxelles, Zones sensibles, 2020.

Photos de couverture : Illustration générée par l'IA.
Photo 1 : Couverture de l'ouvrage Les Grandes Déconvenues, la Renaissance, Sumatra et les Frères Parmentier, publié en mars 2024 aux éditions du Seuil
Photo 2 :
 Jehan Ango, sa femme et sa fille en prière, miniature du Maître des Heures Ango tirée de son livre d'heures, vers 1514-1515, BNF, NAL392, f.6v.
Photo 3 : Illustration générée par l'IA.
Photo 4 : Le Bien public, Chant royal de Pierre Crignon. Paris, BnF, fr. 379, f° 20, reproduit dans Chants royaux du Puy des Palinods de Rouen, par Jean Lafond, Rouen, Société rouennaise des bibliophiles, 1933-1934, planche 38. 

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