Russie unie et Front populaire panrusse : alliés ou concurrents ?
Après les quatre années de la présidence de Dmitri Medvedev, le cycle d’élections (législatives puis présidentielle) de l’hiver 2011-2012 a vu le retour de Vladimir Poutine pour un troisième mandat à la tête du pouvoir exécutif russe. Le 24 septembre 2011, lors du XIIe congrès de Russie unie, le Président en exercice, Dmitri Medvedev, propose au parti de soutenir la candidature de son Premier ministre Vladimir Poutine pour la prochaine présidentielle. L’idée d’un possible retour de Vladimir Poutine à la tête de l’Etat faisait l’objet de rumeurs insistantes, notamment depuis la fondation du Front populaire panrusse quelques mois auparavant. Le 6 mai 2011, le Premier ministre en déplacement à Volgograd avait proposé, dans la perspective des élections législatives de décembre, de créer un Front qui réunirait différentes forces politiques et représentants de la société civile désireux d’« avoir une influence directe sur la politique menée par notre Etat », dont les membres pourraient être candidats sur la liste électorale de Russie unie. Participant indirect aux élections législatives avant d’être mis en avant durant la campagne présidentielle, le Front s’est transformé en une structure permanente qui entretient des relations complexes avec Russie unie.
Fondé en 2001 pour soutenir Vladimir Poutine, le parti dispose de la majorité absolue des sièges à la chambre basse du parlement russe (la Douma) depuis 2003 et domine également très largement la vie politique dans les régions. Depuis le début 2011, l’image de Russie unie s’est néanmoins nettement dégradée auprès d’une partie de la population. En témoigne le succès de la formule utilisée par l’opposant Alexeï Navalny pour le désigner – « le parti des escrocs et des voleurs » – qui a été largement reprise durant le mouvement de protestation de l’hiver 2012. Pourtant, malgré les nombreuses déclarations des dirigeants russes sur la nécessité de réformer en profondeur, voire de dissoudre, Russie unie, le parti a connu peu de changements à l’issue de la réélection de Vladimir Poutine et le Front populaire panrusse a fait l’objet d’une réorganisation au printemps 2013. Quels liens – coopération ? concurrence ? – existe-t-il entre ces deux structures ? Que nous apprend le Front populaire panrusse du fonctionnement du système politique russe depuis le retour de Vladimir Poutine à la présidence ?
Une parade à l’impopularité croissante de Russie unie
Dès sa création, le 6 mai 2011, le Front s’est fixé pour objectif de participer à la constitution de la liste électorale de Russie unie dans la perspective des élections législatives du 4 décembre 2011, qui se déroulent au scrutin proportionnel de liste. Vladimir Poutine souhaite que Russie unie ouvre ses listes aux représentants de la société civile : associations de jeunesse et de vétérans, syndicats et entreprises. Après avoir adhéré au Front, les organisations peuvent donc présenter leurs candidats aux élections primaires organisées par le parti dans la perspective des législatives. Plus de deux mille organisations membres du Front populaire panrusse et, au total, près de 4 700 candidats (représentants de Russie unie compris) participeront à ce scrutin durant l’été 2011. Russie unie organise des élections primaires depuis 2007. Il s’agit d’un vote interne de pré-sélection régionale des candidats à la députation non seulement à la Douma mais aussi dans les parlements régionaux et locaux. Les listes établies à l’issue du processus n’ont cependant qu’un caractère de recommandation pour les instances dirigeantes du parti qui peuvent suivre les résultats du vote ou choisir leurs propres candidats.
Le rôle du Front populaire panrusse dans le recrutement des députés de Russie unie élus à la Douma le 4 décembre 2011 a été cependant relativement marginal par rapport aux objectifs fixés. Alors qu’au départ les candidats des organisations membres du Front populaire panrusse devaient représenter au moins la moitié de la liste, seuls 185 ont figuré sur la liste des 600 candidats présentés par Russie unie et 74 ont été élus sur un total de 238 sièges de députés remportés par Russie unie. En outre, alors que les dirigeants du parti avaient présenté le Front comme un instrument de renouvellement des élus, la possibilité offerte aux membres de Russie unie d’être également membres du Front a permis à une vingtaine de députés sortants vainqueurs des primaires sous les couleurs du Front de conserver leurs sièges à la Douma.
Ainsi, Vladimir Plinguine, président du comité parlementaire sur la législation constitutionnelle et la construction de l’Etat et député membre de Russie unie depuis 2003, s’était présenté aux primaires sous l’étiquette du Conseil panrusse de l’auto-administration locale, organisation membre du Front populaire panrusse.
Plus que sur le renouvellement du personnel politique, c’est sur le plan des symboles et de la communication que le Front populaire joue un rôle important, notamment pour réduire la visibilité de Russie unie durant les élections législatives et pour la présidentielle du 4 mars 2012.
Pourtant investi par Russie unie pour ce scrutin, Vladimir Poutine a pris ses distances avec le parti et préféré mettre en avant le Front populaire panrusse, qui est devenu l’organisation qui rassemble les partisans du Premier ministre sortant. Sur la page d’accueil du site Internet du candidat Poutine apparaît le logo du Front mais pas celui de Russie unie. De même, Stanislav Govoroukhine, le réalisateur qui dirige la campagne de Vladimir Poutine, déclare en janvier 2012 qu’il ne compte pas s’appuyer sur Russie unie « à cause des nombreuses erreurs commises par le parti » et « parce que Russie unie ne représente qu’une partie de la société ». Alors que la dénonciation des fraudes commises par la formation lors des élections législatives du 4 décembre a donné lieu au plus grand mouvement de protestation qu’a connu la Russie postsoviétique, Vladimir Poutine utilise le Front populaire pour dissocier son image de celle de Russie unie et montrer qu’il bénéficie d’un soutien populaire qui va bien au-delà du parti.
Ce positionnement au-dessus des partis adopté par le Premier ministre candidat à la présidentielle n’est cependant pas nouveau. Ainsi, il a toujours refusé de devenir membre de Russie unie et déclarait en octobre 2007 : « Même si je suis un des instigateurs de la création de Russie unie, je suis, comme l’écrasante majorité des citoyens russes, profondément a-partisan (bespartiïnyï), et ce n’est pas une chose que je souhaite changer ».
La campagne présidentielle de l’hiver 2011-2012 marque toutefois un tournant : Russie unie fait l’objet de nombreuses critiques, y compris de la part de dirigeants de l’exécutif central ou de politistes proches du pouvoir, qui à plusieurs reprises, évoquent la nécessité de réformer le parti en profondeur, de le scinder en plusieurs partis, voire de le dissoudre. Dès la fin du mois de décembre 2011, le Président Dmitri Medvedev présente une série de mesures qui reviennent sur les principales réformes de la législation électorale adoptées depuis le début des années 2000. Il propose notamment de faciliter l’accès des organisations partisanes aux processus électoraux en assouplissant considérablement les conditions d’enregistrement des partis politiques.
La remise en question de la structure du système politique russe et ses limites
La remise en cause des principales réformes de la législation électorale témoigne de la perte d’influence de Vladislav Sourkov. Adjoint du chef de l’administration présidentielle d’août 1999 à décembre 2011, Vladislav Sourkov a été – pour reprendre les termes des journalistes Elena Trégoubova et Olga Petrova – « le principal spécialiste de la résolution secrète de toutes les questions politiques du pays ». Contrôlant la création et le développement de Russie unie, il est également le principal architecte du système politique russe entre 2000 et 2011 : réduction progressive du nombre d’acteurs à sept partis nationaux, création de formations d’opposition loyales au Kremlin jusqu’à la fabrication des résultats des élections à la virgule près.
A l’inverse, la nomination de Viatcheslav Volodine à la direction de l’état major du Front populaire panrusse marque l’influence croissante de celui-ci auprès des dirigeants de l’exécutif central.
Né en 1964, Viatcheslav Volodine, ingénieur en mécanique de formation, a débuté sa carrière politique en 1990 en devenant député du parlement régional de Saratov, région où il est né. Il a ensuite été successivement nommé adjoint du gouverneur de l’oblast de Saratov en 1992 puis vice-gouverneur et adjoint du chef du gouvernement régional en 1996. Proche de l’ancien maire de Moscou, Iouri Loujkov, il est élu député à la Douma en 1999. Réélu en tant que candidat de Russie unie en 2003, il devient l’adjoint du président du parlement, Boris Gryzlov, avant d’être nommé deux ans plus tard secrétaire du présidium du Conseil général du parti, soit numéro 2 de Russie unie. Sa désignation au poste d’adjoint du Premier ministre le 21 octobre 2010 marque son entrée au sein du pouvoir exécutif.
Lors de la création du Front populaire panrusse, dont il a été l’instigateur, les médias se font l’écho de la concurrence croissante entre Viatcheslav Volodine et Vladislav Sourkov. Le 27 décembre 2011, le premier remplace le second au poste de Premier adjoint du chef de l’administration présidentielle, en charge des questions de politique intérieure. Viatcheslav Volodine prend également la direction de l’état major de la campagne du candidat Poutine pour la présidentielle du 4 mars 2012.
Malgré le relatif recul de Russie unie lors des élections législatives de décembre 2011 – le parti perd la majorité constitutionnelle mais conservé plus de la moitié des sièges à la Douma –, en dépit des remises en cause importantes dont le parti a fait l’objet au cours de l’hiver 2011-2012 et malgré les réformes apportées à la législation électorale, la structure du système politique russe a peu changé.
Le XIIIe congrès de Russie unie a lieu le 26 mai 2012 ; le Premier ministre Dmitri Medvdev remplace Vladimir Poutine à la tête du parti. Contrairement à son prédécesseur, il accepte à cette occasion de devenir membre de la formation. Mais à l’inverse de ce qui avait été évoqué quelques mois auparavant, le fonctionnement interne du parti du pouvoir n’est finalement pas modifié. De même, les résultats des deux séries d’élections régionales qui se tiennent respectivement les 14 octobre 2012 et 8 septembre 2013 montrent que Russie unie continue à dominer très largement dans le pays. Lors du dernier scrutin, organisé dans seize régions, Russie unie remporte 77,85% des sièges au sein des parlements régionaux. Ainsi, si l’assouplissement des conditions d’enregistrement des formations politiques a provoqué une hausse rapide et importante du nombre de partis (sept en mai 2012, soixante treize à l’automne 2013), celle-ci ne nuit pas au parti du pouvoir. Elle le sert, au contraire, en fragmentant les votes en faveur de l’opposition.
Comme cela avait été annoncé dès l’été 2011, le Front n’a pas disparu à l’issue du cycle électoral de l’hiver 2011-2012. Il reste cependant inactif durant plusieurs mois après le retour de Vladimir Poutine à la présidence tandis que l’on s’interroge sur ce que pourrait être son statut dans le système politique russe : faut-il en faire une organisation partisane qui constituerait une opposition de gauche à Russie unie ou bien le Front doit-il demeurer une organisation positionnée au-dessus des partis ?
Les activités du Front reprennent avec l’organisation d’un congrès fondateur organisé à Moscou les 11 et 12 juin 2013 qui constitue une sorte de nouveau départ pour l’organisation. Rebaptisé Front populaire pour la Russie, elle est enregistrée en tant que mouvement, ce qui l’empêche de participer aux élections. Son dirigeant est Vladimir Poutine. Le mouvement se présente donc comme « au-dessus des partis », œuvrant à « l’union de diverses forces politiques et sociales autour des priorités pour le développement de la Russie sur le long terme ». Le lien personnel avec Vladimir Poutine est fortement souligné puisque le Front vise à « assurer une coopération efficace entre le pouvoir et la société, un dialogue honnête et une interaction directe entre les citoyens et le Président du pays ». La personne de Vladimir Poutine est en effet mise en avant dès la page d’accueil du site Internet du mouvement où figurent une photographie et une citation du président – cette dernière change à chaque nouvelle connexion sur le site. On retrouve un peu plus bas sur cette même page d’accueil un lien vers la page web du Président sur le site du Kremlin, un lien sur « les décrets du mois de mai du Président » correspondant aux premières mesures adoptées par Vladimir Poutine dès son accès à la présidence en mai 2012 dans plusieurs domaines (économie, social, éducation, etc.), sous-titré « ce que veut Vladimir Poutine » et enfin un lien vers une infographie titrée « comment le pays a changé sous la direction de Vladimir Poutine », qui présente l’évolution de différents indicateurs sociaux entre 2000 et 2012 – taux de natalité, nombre de mariages etc. – sans aucunement évoquer la contribution qu’a pu y apporter Dmitri Medvedev durant sa présidence. Enfin, les affiches invitant les citoyens à adhérer au Front populaire pour la Russie mettent elles aussi Vladimir Poutine en avant : « Si tu es pour Poutine, alors tu es pour le Front » peut-on lire à côté du portrait du président.
L’histoire se répète-t-elle en Russie ? L’automne 2006 avait vu la création du parti Russie juste, présenté comme une formation d’opposition loyale au Kremlin située à la gauche de Russie unie, et dont le dirigeant, Sergueï Mironov, à l’époque président du Conseil de la Fédération (le Sénat russe), avait proposé de présenter la candidature de Vladimir Poutine à un troisième mandat présidentiel.
Le Front populaire pour la Russie ne se place pas en concurrence directe avec Russie unie. En tant que mouvement, il ne peut pas, en effet, présenter directement ses propres candidats aux élections. De même, son congrès de juin 2013 a été suivi d’une série de conférences fondatrices dans les régions russes, à l’exception de celles qui organisaient leurs élections le 8 septembre 2013 afin de ne pas perturber la campagne de Russie unie. La création du Front populaire pour la Russie s’inscrit dans la stratégie de Vladimir Poutine qui souhaite montrer qu’il jouit d’un large soutien au sein de la population et de l’appui de nombreuses organisations de la société russe qui vont bien au-delà de la base électorale du parti du pouvoir. Le Front pourrait s’avérer très utile dans le cas où la popularité de Russie unie viendrait de nouveau à reculer.